5.1.2. Les gens, ici, ils nous connaissent tous

A Dakar, la principale ressource facilitatrice est le réseau social. A la différence de l’environnement social (qui préexiste à la personne), le réseau social est constitué des relations diverses développées par la personne. C’est la personne, comme actrice, qui crée son propre réseau.

Les ressources individuelles et sociales
Les ressources individuelles et sociales

Les principaux obstacles cités sont les ressources économiques inexistantes (aucune allocation) et l'inefficacité des services sociaux. Si le manque ou l’absence de ressources économiques sont décrites comme le principal obstacle à Dakar, à Lyon c’est le manque de réseau social qui caractérise le principal obstacle. Ceci est à mettre en corrélation avec la situation des personnes en situation de handicap vivant sans allocation au Sénégal d’une part, avec la prégnance du processus d’atomisation de l’individu en France d’autre part.

A Lyon, au niveau des ressources sociales, les principaux facilitateurs mentionnés sont les systèmes sociaux qui offrent, pour 94% des personnes, une aide en moyens matériels et/ou surtout une écoute, en particulier dans les périodes de transition.

Puis, pour 66% des personnes, ce sont les ressources économiques - constitué par les allocations RMI et AAH - qui leur permettent de survivre.

Le soutien offert par le réseau social n’est mis en avant que par une minorité de personnes (12% des personnes). En effet, la grande majorité a fait l'expérience d'une rupture des liens lors de leur processus d'exclusion et disent avoir des difficultés à en renouer d'autres dans leur situation d'errance. Une personne insiste sur les avantages de l'espace urbain en termes d'environnement.

« Dans la ville, au moins, tu trouves tout : tu peux dormir dans les centres d’hébergement, tu peux manger dans les restaurants sociaux, te reposer dans les accueils de jour. Tu peux faire la manche pour avoir un peu d’argent. T’as tout sur place : le boulanger, le tabac, les magasins… Tandis qu’à la campagne, t’as qu’à crever sur place !!! Moi, je te le dis ! »

Le réseau social est apprécié par ceux qui ont la capacité de développer un lien social et qui sont dans la norme acceptée : le mendiant présentant une déficience motrice notamment. Mais ceux qui développent des comportements asociaux (drogue, alcool, folie) se sentent plus facilement rejetés (17%). En France, les personnes alcolo-dépendantes en témoignent :

« L’alcool, ça n’arrange rien. Quand les gens te voient, ils ricanent de nous et ils disent : Ah ! Ah ! T’as vu celui-là ? Il est ivre ! Ils se moquent de toi ! Ils rigolent ! Ah ! Ah ! Ah ! C’est bien fait pour lui ! »

La tolérance face à la personne alcoolisée est variable. Un groupe d’hommes, mi assis, mi affalés devant le portail d’une église à Lyon, enveloppés dans des couvertures, des bouteilles de vin rouge posées au milieu d’eux, parle des comportements ambivalents des gens qui les côtoient :

« Les gens, ici, ils nous connaissent tous. Alors ils nous apportent à manger. Ils sont gentils avec nous. On les connaît bien. Certains nous disent : « reste pas comme ça. Va te soigner ! » Mais il y en a d’autres qui nous insultent. Y a des gamins de l’école qui nous jettent des pierres tous les jours. C’est dangereux en plus ! Si on en reçoit une dans la tête, ou pire dans l’œil, alors ! Et puis, quand c’est le moment du RMI, on se fait tabasser. Regarde : Ca fait un mois que Bernard est dans le coma à l’hôpital ! »

Cet aspect contrasté du réseau social, dont les comportements varient de l’assistance au passage à l’acte violent en passant par l’empathie, explique la perception contrastée que les personnes en errance en ont à Lyon (14% comme facilitateur / 40% comme obstacle).

Nous remarquons que l’aspect facilitateur du soutien social repose principalement sur le réseau social à Dakar. Celui-ci est constitué principalement par certains commerçants de proximité, en particulier les libano-syriens appelés « naarou Beyrouth 205  »). Installés depuis plusieurs générations en centre-ville, les libano-syriens en sont les principaux commerçants et ce, dans la plupart des domaines : l’immobilier, le gros œuvre et le second œuvre du bâtiment, la pharmacie, les librairies, l’electro-ménager, les quincailleries, la vente de tissus et de produits divers, etc. La quasi-totalité des boutiques leur appartient, hormis les échoppes du marché traditionnel. Ils détiennent le grand commerce et sont, pour la plupart, extrêmement riches. Ils sont également de nationalité sénégalaise. Une femme âgée, dormant dans la rue avec le groupe de femmes atteintes de la lèpre, affirmait en parlant d’eux :

« Les « sénégalais », ils donnent un peu, comme ça, de temps en temps. Les chrétiens sont plus généreux que les musulmans. Nous le savons parce que nous faisons les sorties de la messe. Ils ont d’ailleurs un autre regard sur nous. Quand ils font la charité, c’est de bon cœur ! Peut être que c’est pour ça aussi que les libano-syriens sont si généreux avec nous. Pendant l’hiver, ils passent et ils nous donnent, à chacun de nous, une couverture. Et pas n’importe laquelle, une belle et une bien chaude ! Et puis, ils nous donnent à manger.»

Cette femme met en avant un changement de regard sur les personnes en errance, entre les chrétiens et les musulmans. Parmi les libano-syriens, si certains sont chrétiens, l’extrême majorité est musulmane.

Il est à remarquer aussi que le terme « sénégalais » n’est pas lié ici à la nationalité. Utilisé de façon populaire, il recouvre l’ensemble des ethnies originaires du Sénégal (en tant que territoire défini par les colonisateurs) depuis des siècles. Chez nos interlocuteurs, il n’intègre pas les populations blanches (« toubabs »), arabes (« naar ») ou jaunes (appelées « sinois »). Ceux-ci sont installés sur le territoire depuis la colonisation pour certains, après les guerres (la deuxième guerre mondiale, la guerre du Vietnam, etc.) pour d’autres. De plus depuis l’an 2000, les chinois arrivent à Dakar et y développent principalement le petit commerce de produits importés de Chine. Les non « nit kou gnoul » (homme noir) restent perçus comme « étrangers » par les personnes de la rue, dont aucune parmi elles n’est effectivement de race blanche ou jaune.

A Dakar, le réseau social constitué des veilleurs et des gardiens des immeubles et des commerces joue un rôle important de protection des personnes en situation de handicap et d’errance. Une majorité de personnes en errance, en particulier celles qui ne vivent pas au sein du groupe des pairs, se sentent menacées par les jeunes poly toxicomanes qui vont jusqu’à utiliser la violence. Il existe également un harcèlement exercé par certains enfants talibés sur les personnes les plus vulnérables. Les femmes font particulièrement appel à la vigilance des veilleurs et des gardiens pendant la nuit.

Notes
205.

En comparaison avec les « naarou ganar » qui sont les commerçants mauritaniens qui sont (et étaient) les principaux commerçants des « boutiques de quartier » jusqu’aux évènements sanglants de 1989 entre le Sénégal et la Mauritanie. Chez les Wolofs du Sénégal, tous les arabes blancs sont appelés « naar » et avec une précision de l’origine géographique. Ainsi il y a les « naarou fass » (de Fez), les « naarou djolof » (de la région de Louga dans l’ancien royaume du Djolof), les « naarou mak » (de la Mecque), etc.