5.1.3.2. Les services sociaux dans la rue… à quoi ils servent ?

L’aide sociale est décrite comme inexistante à Dakar, si ce n’est sous forme d’enquêtes des travailleurs sociaux qui passent en promettant des aides ultérieures… non suivies de fait. L’absence de mesures d’aide sociale provoque rarement la colère, mais surtout une grande lassitude des personnes à la rue. Certaines ont connu des organismes qui les aidaient partiellement pendant les années précédentes :

« Les services sociaux dans la rue ? Il n’y a personne qui nous aide. Du temps de Senghor, on avait droit à une aide financière. Maintenant, c’est fini… Il y a un organisme allemand qui reçoit de l’argent, mais il le garde pour eux ! »

Cet homme âgé témoigne de la dégradation des conditions de vie depuis une trentaine d’années. Les aides ont disparu en grande partie. Les ONG ciblent leurs actions vers un public précis. Même le traitement médical des personnes atteintes par la lèpre n’est plus systématiquement pris en charge. Trop onéreux, ces soins deviennent inaccessibles à ceux qui mendient. Selon l’opinion des personnes rencontrées, la lèpre reprend. De fait, si l’OMS affirme que l’endémie de la lèpre a disparu au Sénégal, la lèpre subsiste de fait dans le pays.

En France, le soutien social apporté par les services sociaux et les associations caritatives est perçue positivement par la majorité des personnes. Cette perception est à nuancer. En effet, la plupart des services sociaux sont perçus positivement pour l’accès aux droits sociaux et comme source d’information et d’orientation dans ce parcours du combattant traversé par tous ceux qui vivent à la rue et doivent y assumer leurs besoins vitaux.

C’est aussi l’efficacité très relative des services sociaux, voire leur impuissance à trouver un toit, un logement ou un travail, qui est pointée.

« A quoi ils servent ? A rien ! Ils sont payés à rien faire ! »

Avec, au passage, un regard sur l’importance de leur présence dans le système social pour justifier le financement des services :

« Sans nous, l’assistante sociale, elle serait au chômage ! Elle aussi, elle a besoin de nous ! »

Cependant la relation avec les travailleurs sociaux est généralement jugée comme satisfaisante (voire comme fournissant un véritable appui). Parfois, cette relation est surinvestie :

« Moi j’étais là sous les ponts. Elle est venue. Elle m’a tendu la main. Et moi j’ai pu sortir du trou !  Sans elle, je serai mort !»

C’est ce qui explique que les services sociaux soient perçus comme des facilitateurs pour 94% de la population. Les personnes qui les perçoivent comme des obstacles sont peu nombreuses (6%). Il s’agit souvent de personnes qui ont été profondément blessées par le retrait de leurs propres enfants par décision de justice. Ou bien encore de personnes qui se sont senties mal accueillies et humiliées dans les services sociaux, en particulier dans les services qui n’ont pas pour spécificités l’accueil des personnes sans abri (ni le temps nécessaire). Celles qui sont victimes d’illettrisme sont d’autant plus fragilisées que la multiplication des démarches administratives, sans un soutien suffisant, reste un obstacle majeur.

La plupart des personnes ont des contacts multiples avec des travailleurs sociaux : instructeurs RMI, en centre d’hébergement, à l’hôpital, avec les équipes de rue, au sein des accueils de jour, etc. Si la relation avec l’un est de mauvaise qualité, la relation avec un autre peut être au contraire un véritable soutien.

Il arrive qu’il y ait un décalage entre le discours et la réalité des personnes rencontrées à Lyon : des dénonciations de travailleurs sociaux n’assumant pas, à leur avis, leur fonction et parallèlement, avec certains, des liens tels qu’ils ne sont plus perçus dans leur fonction de travailleurs sociaux parce qu’ils font partie des « proches ». Un des signes de cette proximité en est l’utilisation du prénom pour désigner le travailleur social. C’est souvent un des signes de démarcation entre les services sociaux classiques (avec réception dans un bureau par M. ou Mme Untel) et les associations dans lequel le prénom du travailleur social est utilisé devant les usagers par les membres de l’équipe, puis par les usagers eux-mêmes.

Il y a plus dans la perception que les personnes en situation de handicap et d’errance ont du service social, ou plus largement des différents services qu’ils utilisent : accueils de jour, hébergement, centres d’accueil et d’orientation, etc. Or, c’est en se restreignant à la question de la symétrie ou de la dissymétrie, avec les notions de “pouvoir”, “d’inégalités”, de “domination” ou avec des techniques de classification, que sont pensées les sciences sociales.

Il existe un mode de rapport ordinaire à l’action qui peut être défini comme le fait d’être “pris”, en pratique et de façon pas forcément réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d’autrui. Car cela se passe dans le face-à-face et avec la proximité des corps. 207 Il s’agit d’un mode d’engagement dans l’action, en tension entre mesure et dé-mesure. Ce qui présuppose au minimum une mesure dans la reconnaissance de la détresse d’autrui. Celle-ci peut aller au-delà de la mesure vers le don total à l’autre, à savoir l’amour dé-mesuré ou agapé. 208 Elle peut aussi frôler une violence elle aussi dé-mesurée. Car la présence de l’autre en situation de handicap menace la tranquillité de celui qui est chargé de son accompagnement. Ce qui peut susciter son agressivité. C’est pourquoi les mesures communes de la justice sont là pour tempérer la dé-mesure de la relation singulière (Faut-il privilégier l’autrui singulier au détriment de tous les autres ?).

Il y a là un conflit de modèle dans le régime d’interpellation éthique : le modèle du face-à-face (ou de compassion) et le modèle machiavélien (ou tactique-stratégique). Le pluralisme anthropologique de la démarche est souligné par ces deux régimes. Ils posent des questions différentes aux sciences sociales :

  • pour le premier, les comportements sont peu visibles dans les sciences sociales. Pourtant, les personnes en situation de handicap et d’errance leur donnent une place prépondérante. Car, malgré l’impuissance dans laquelle se trouve le professionnel du social, c’est la qualité relationnelle et la possibilité d’un lien de confiance qui est posés comme soutien déterminant. La gratuité de la présence des bénévoles dans les lieux d’accueil est d’ailleurs repérés à la fois comme des actes citoyens et des formes de gratuité, de compréhension et de compassion.
  • Pour le second, les comportements - trop visibles dans les sciences sociales- visent à localiser davantage le domaine de validité de l’action. Cela se répercute au niveau des services sociaux, quand il s’agit de connaître et d’appliquer les trajectoires d’insertion implicitement contenues dans les politiques sociales. De plus, celles-ci peuvent faire l’objet d’un contrat (du type contrat d’insertion du RMI), présenté par le travailleur social à la Commission locale d’insertion qui le valide (ou non) sur ses propres critères.

C’est aussi dans les changements de représentations des « usagers », liées aux évolutions des services sanitaires et sociaux –et notamment à la participation sociale- que se jouent ces deux types de régimes.

Notes
207.

Approche philosophique de Emmanuel Levinas

208.

cf tableau de Luc Boltanski