5.2.3. On a nos mosquées et nos tontines

Les réseaux de solidarité sont très importants et ils se transforment aussi en ville : les formes de voisinage, de solidarité, de rivalité sont différentes. La création d’associations, par exemple, permet de créer des liens qui pourront se révéler utiles en cas de besoin. Ces solidarités sont un moyen de diminuer les inégalités. Elles renforcent l’autosuffisance économique tout en constituant une garantie sociale. 210

On décompte environ une trentaine d'associations de personnes en situation de handicap au Sénégal. La multiplication des associations des personnes en situation de handicap s'expliquerait par le fait que, d'une part, il y a plusieurs catégories de déficiences (visuelle, motrice, etc.) et que les associations ont été créées sur la base des problèmes catégoriels. Ainsi, par exemple, les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre s’organisent pour créer leurs associations. Il en existe plusieurs dizaines selon les départements, les villes ou simplement les affinités. D'autre part, la multiplication des associations pourrait également s’expliquer par le fait des leaders qui cherchent à être à la tête d’une organisation. C’est ce que dit monsieur Yatma Fall, président de l'Association nationale des handicapés moteurs du Sénégal (Anhms) :

« Il y a une atomisation du mouvement des personnes en situation de handicap qui s'explique par un manque de démocratie au sein des associations. Certaines personnes voulant faire des associations un tremplin pour leur accomplissement personnel préfèrent quitter et créer leur propre groupement, si elles ne parviennent pas à diriger celles existantes ». 211

Pour lui donc, les dernières associations sont nées de scissions issues de frustrations mal contenues. Dans chaque village de reclassement social, il y a une association de personnes en situation de handicap du fait de la lèpre qui s’occupe essentiellement de l’assistance en servant d’interface au gouvernement et aux ONG. Elle travaille à l’information et à la sensibilisation des personnes en situation de handicap du fait de la lèpre sur la maladie, ses causes, ses modes de contagion et son traitement.

La vie associative est très développée au Sénégal, que ce soit sur le plan social ou humanitaire, culturel ou sportif. Les personnes en situation de handicap et d’errance sont surtout investies dans deux formes d’associations : les « dahiras » et les « natts ».

Les « dahiras » (associations islamiques) sont des associations confrériques, elles ne sont jamais inter-confrériques. Dans une même confrérie, il peut y avoir des subdivisions. Par exemple, dans la grande confrérie mouride (dont le fondateur est Cheikh Ahmadou Bamba), les « Baay Faal » (rastas) se retrouvent entre eux. De même les « mourides » non Baay Fall s’organisent selon la proximité (le même quartier) ou selon qu’ils aient le même Marabout. Des fois, c’est plus complexe. C’est le cas des Tidjanes qui forment la deuxième grande confrérie après les mourides. On peut distinguer les « moustarchidines », les tidjanes de Keur Serigne Moustapha, les talibés de Serigne Cheich, etc. selon les divisions dans la confrérie qui viennent pour la plupart du temps des questions de succession à la suite de la disparition du Calife. Les dahiras sont constitués en général sur ces bases distinctives.

Au niveau des dahiras des personnes en situation de handicap et d’errance, la distinction n’est pas aussi tranchée. Il y a juste des dahiras tidjanes et des dahiras mourides. Les réunions de dahiras ont lieu chaque semaine. Le jeudi soir (considéré comme la nuit du jour saint qui est le vendredi), des rencontres sont ponctuées de chants religieux et de parties de thé. Elles durent une bonne partie de la nuit, sans le fameux haut parleur qui est utilisé pour l’animation des chants religieux. Toute la communauté des personnes en situation de handicap et d’errance en profite ! Des fois, un marabout est invité pour la soirée. Alors, les chants sont ponctués par les interventions-discours du marabout. Il parle de la vie et de l’œuvre de leur Cheich, de l’Islam, des bienfaits du paradis, et des interdits posés pour que la société soit plus juste, pour qu’elle devienne un lieu où l’on prépare la vie future.

Les dahiras ont un caractère mixte, mais les hommes et les femmes n’y jouent pas les mêmes rôles. Ils sont séparés dans l’occupation de l’espace : les hommes sont devant et au centre ; les femmes sont derrière et à la périphérie, selon le mode d’installation du groupe. Les personnages importants sont sur des chaises. La foule est agenouillée sur les nattes. Les habits arborés sont souvent blancs en signe de pureté et les femmes portent un voile posé sur la tête.

Les « natts » sont des sortes de tontine (cotisation financière avec tirage à tour de rôle). Leur objet est très divers, allant des « natts » de cérémonie aux « natts » d’équipement en passant par les « natts » de pèlerinage à la Mecque.

Pour les « natts » de pèlerinage, il y a une évolution vers la mixité en vue des billets d’avion pour la Mecque. En effet, des hommes s’inscrivent directement ou par le biais de leur épouse. Il participe ainsi au tirage annuel de la loterie des « natts », pour avoir la chance offerte à l’un d’entre eux de participer au pèlerinage aux lieux saints de l’Islam en Arabie Saoudite. Les personnes en situation de handicap et d’errance ne pratiquent pas (encore) cette forme de « natts » qui est un peu onéreuse et osée pour elles.

Pour les « natts » de cérémonies (baptême, funérailles, mariages), les cotisations des membres sont versées le jour de la cérémonie. L’intéressé(e) a un cahier où il (elle) marque toutes les cotisations qu’il (elle) a versées aux autres. Il (elle) attend à présent un geste de réciprocité. Selon les règles du groupe, le montant versé peut être l’équivalent ou le double de ce que l’intéressé(e) a déjà donné à la personne qui se présente à elle.

Les « natts » ou tontines regroupent majoritairement les femmes. C’est une forme d’épargne collective ou de crédit mutuel. Cela fonctionne toujours avec un tirage au sort. Le groupe choisit le nombre de participants (en général de 20 à 50), la somme à cotiser, la forme de rotation et l’objectif. Les personnes en situation de handicap et d’errance tirée au sort est tenue à investir en respectant l’objectif fixé. Un comité va acheter avec elle le matériel pour éviter que l’argent soit dépensé autrement et que la personne se retrouve sans rien et à devoir rembourser.

Les rencontres sont journalières ou hebdomadaires, mensuelles ou annuelles. La personne tirée au sort profite de l’argent de la collectivité pour monter son projet : pour l’équipement de sa maison en ustensiles de cuisine (des verres ou des marmites à la mode par exemple) ou pour elle même (des habits de fête, des bijoux, etc.).

Il existe des « natts » pour des microprojets personnels du type petit commerce. Le leadership est confié à une personne charismatique, une femme « leader » en général qui va chercher les cotisations dans les maisons et en qui toutes les personnes en situation de handicap et d’errance participantes ont confiance.

L’action de tous ces réseaux participe à la réduction de l’inégalité sociale et conforte la cohésion entre les personnes en situation de handicap et d’errance. Ce qui est particulièrement important dans les situations de précarité, de stigmate et de souffrance. Les personnes en situation de handicap et d’errance sont très actives dans ces dahiras et ces natts, notamment dans le cadre de leur village. Elles ne peuvent pas aller au pèlerinage du fait, entre autres, de leur réputation d’impureté. Ce système de soutien social des pairs permet au groupe de renforcer les liens entre les membres et de s’entraider dans les évènements heureux et malheureux.

Nous observons donc le rôle mitigé du réseau social pour notre population-cible : en effet soit il existant et il offre alors de la protection pour certains ou du danger pour d’autres, selon les moments de la journée ou de la nuit ; soit il est inexistant – ou non mentionné compte tenu du peu d’apports positifs qu’il présente.

Notes
210.

Fassin, Didier. 1992. Pouvoir et Maladie en Afrique, anthropologie sociale de la banlieue de Dakar, Paris, PUF

211.

Journal Le quotidien, Dakar, 10 décembre 2001