5.3.1. La bouteille, c’est un médicament

Les stratégies d’évitement centrées sur l’addiction réduisent la détresse émotionnelle des personnes. Elles peuvent être accompagnées de conduites à risque 212  : de modes de vie nocifs, d’obstacles pour accéder aux soins et de non-perception des symptômes. La probabilité de ces comportements à risque est d’autant plus forte que le statut socio-économique de l’individu est précaire et que ces ressources sociales sont instables. Ces variables ont des effets d’autant plus interdépendants qu’elles sont corrélées aux appartenances et aux représentations sociales.

Dans les modes de vie nocifs, on retrouve en tout premier lieu la consommation abusive d’alcool et de tabac. S’y ajoutent le déséquilibre (voire la carence) d’alimentation et la perturbation du sommeil. Car les conditions de vie déshumanisantes font vivre les personnes en situation de handicap et d’errance à la frontière de l’effritement identitaire et de la néantification physique.

A Dakar, il n’y a que 10% des personnes interviewées qui se situent dans cette stratégie. Deux facteurs essentiels y contribuent : il faut se battre davantage pour survivre et les liens communautaires subsistent davantage.

A Lyon, la majeure partie de la population cible (60%) est dans cette dynamique, avec des conduites d’addiction fréquentes.

‘« La bouteille, c’est la mort ? La bouteille, c’est un médicament. On oublie tout. »’

L’alcool, produit psychotrope anxiolytique, sert d’anesthésiant à la personne en proie à une grande souffrance psychique. Il est également le produit psychotrope le moins cher et il est facilement accessible, sans prohibition pour les adultes.

‘« Je suis un ivrogne ! Ivrogne ! clochard ! alcoolique ! On va tous crever ! Je crèverai alcoolique comme mon père ! » ’ ‘« Mon père, il défonçait la porte et il fracassait ma mère à coup de poings. Moi, à 14 ans, j’allais mendier dans la rue pour manger. La misère ! »’

L’histoire du sujet montre souvent une psychopathologie personnelle ancrée dans une pathologie familiale. Le poids de l’appartenance et de la représentation sociale pèse lourd dans les processus de reproduction sociale de génération en génération.

Le recours à l’alcool existe également à Dakar. Dans un contexte complètement différend, il se différencie quand à la fréquence et à la façon dont il est vécu dans la culture. En effet, l’alcool fait partie de la culture française depuis des siècles. Même si le malade alcoolique avéré n’est accepté que jusqu’à un certain seuil de déchéance, la figure de « l’ivrogne » fait partie du paysage.

Au Sénégal, l’alcool tombe sous l’interdit de l’Islam. Celui qui consomme est considéré comme impur, souillé, en état de péché. La communauté tend à restreindre les contacts avec le malade alcoolique et peut aller jusqu’à le rejeter entièrement. Même le milieu des personnes à la rue à Dakar méprise le malade alcoolique, car ils mettent leur énergie à vivre en bons musulmans (ou chrétiens) :

‘« Nous on veut demander l’aumône, mais on ne prend pas d’alcool ! »’

C’est ainsi qu’à Dakar, un homme raconte son histoire personnelle qui l’a conduit à la dépendance éthylique. Celle-ci a commencé lorsqu’il a perdu son travail. Sa femme et ses enfants sont partis.

‘« Un ami m’a hébergé et m’a appris peu à peu à boire… »’

Projeté dans l’errance, sa santé a décliné progressivement, au rythme de sa suralcoolisation, aggravée par ses conditions de vie et du processus de marginalisation par rapport à sa communauté d’appartenance. Ce qui l’a conduit à vivre complètement dans la rue.

‘« Je n’ai pas de lieu fixe. Je dors où bon me semble. »’

A Lyon, le malade alcoolique reste relativement bien inséré dans la société jusqu’à un certain point. C’est ainsi que certains les nomment « les clochards » 213  ; ils vivent une sorte de sociabilité de type familial autour du « partage de la bouteille » :

‘« Quand on a la bouteille à la main, on a des amis ! »’

La bouteille devient un objet d’échange autour duquel s’établissent des règles d’usage, consommée de façon isolée et/ou en groupe, avec la responsabilisation des membres du groupe (« Je m’en vais, tu surveilles la bouteille ! »), et la sélection du cercle des proches ayant droit de consommer. Toute une organisation se structure autour de l’achat de l’alcool par chacun de ses membres, plus ou moins à tour de rôle, en fonction de l’arrivée du RMI ou de l’AAH, ou bien du produit de la manche. Celui qui perçoit une meilleure allocation est en général très entouré à ce moment là. C’est ce dont témoignait Gérard, hospitalisé en hôpital psychiatrique suite à ses pertes de repères spatiotemporels (généré par le syndrome de Korsakof) :

‘« Tu sais, ici, à l’hôpital, je m’ennuie ! Au moins, quand tu as une bouteille, t’as plein de copains ! Je voudrais bien retourner au Foyer ! Je la vois, la bouteille, elle est au milieu de la rue ! Je ferai le tour, j’y toucherai pas ! Enfin, quoi, j’essaierai ! »’

Alcool et tabac sont généralement associés, avec en plus le cannabis quand il y a de l’argent, le tout en interaction avec les médicaments psychotropes (dont le subutex – médicament utilisé pour sortir de la dépendance aux drogues - injecté par voie intraveineuse).

Malgré les accès aux soins facilités sur le plan administratif et logistique en France, les personnes toxico dépendantes mettent beaucoup de temps (en attendant de « toucher le fond ») avant d’accepter de se soigner. Même si cela leur occasionne parfois des souffrances physiques insupportables, les symptômes leur permettent de « canaliser » par le corps une souffrance psychique tellement violente que seule l’errance et l’usage abusif de produits psychotropes leur permettent de survivre encore.

Dans l’errance active des jeunes, les « substances psychoactives » jouent un rôle central. Les « traveller’s », enfants de la musique techno et de la crise économique, passent de festival en festival pendant plusieurs années. Puis au point de non retour, l’aventure se termine dans une dérive à la rue pour certains.

« Apparaissent ici peu à peu les pathologies classiquement liées à l’exclusion : addictions s’ancrant jour après jour, émergence ou décompensation de maladies mentales, troubles du comportement. » 214

Des jeunes européens, en errance depuis plus de trois ans, se sont installés sous les ponts de Lyon et dans les squats. Ils parlent d’une dépendance tellement forte qu’aucun changement de situation ne leur paraît possible.

‘« Non stop : je pense alcool, alcool. Si j’avais du travail, je ne penserai pas ça. Mendier, j’ai honte. Je suis obligé de boire pour faire la manche. »’

La mendicité est un véritable travail pour répondre au besoin vital d’alcool de la personne alcoolo-dépendante. Tout sevrage brutal met sa vie en danger, tant sur le plan physiologique que psychique. Cette dépendance est un des freins pour l’accès de ces personnes à la quasi-totalité des centres d’hébergements, dont les règlements intérieurs interdisent l’usage de l’alcool. Cette interdiction génère des stratégies de camouflage des bouteilles, au risque de subir une « mise à pied » de ces centres si la bouteille est découverte. Quelques structures « à bas seuil » tolèrent la consommation de produits psychotropes, favorisant ainsi l’hébergement des personnes toxico dépendantes.

Leur situation de handicap (avec des tremblements, des polynévrites invalidantes, des névrites optiques, des troubles du comportement, des atteintes neurologiques, etc.) les rend vulnérables et en fait des victimes faciles :

‘« Moi, boire ! boire ! Russes volé mon sac avec passeport. Russes, pas bons. Moi sous le pont. Ils disent : cassez-vous, sinon on casse tout ici !»’

Cette vulnérabilité physique, psychique et sociale, accentuée par l’alcool, rend difficile la défense du « territoire » dans les interstices de la ville. Des groupes, plus organisés, viennent harceler et chasser les personnes fragilisées.

Au Sénégal, les jeunes développent des stratégies de survie, en particulier autour de la drogue. Là encore les représentations culturelles provoquent leur rejet social.215

‘« C’est dur. On est rejeté par la famille. On ne peut même plus embrasser les filles. C’est le plus dur ! »’

Ce jeune, dont la déficience motrice est associée à l’impossibilité d’obtenir des revenus décents, exprime sa désespérance face à sa situation d’errance : comment lui sera-t-il possible de fonder une famille dans ces conditions ? Ce questionnement est le même pour beaucoup de jeunes en errance, à Dakar comme à Lyon. Il explique ainsi ce qui fait le fond de la stratégie d’évitement associée aux conduites à risque.

Notes
212.

Défini par David Le Breton comme « une incertitude relative », la confrontation à un danger réel ou imaginaire mettant en jeu l’intégrité physique.

213.

Declerck, Patrick. 2001. Op.cit.

214.

Chobeaux, François. l’errance active. Politiques publiques, pratiques professionnelles, Paris, ASH 2001, p. 24.

215.

Seye, Aliou. 2000. Famille large et rôle des mères, inPolytoxicomanies. Action individualisée, approche communautaire, Adefi, Lyon, pp. 86-89,