5.3.2. Ce qui compte, c’est quoi ? C’est qu’on m’écoute, que je puisse parler

Dans la situation d’errance, la personne essaie de gérer les tensions émotionnelles en développant des stratégies de partage émotionnel

. On y retrouve plusieurs formes de comportements :

C’est dans ce type de stratégies que s’expriment le plus l’impuissance- désespoir et l’auto-accusation.

Souvent une expérience traumatisante est à l’origine de la situation d’errance et hante littéralement la vie de la personne. L’expression de « l’intolérable » met au grand jour la spirale mortifère intériorisée par la personne.

Un tiers des personnes se situe dans cette stratégie à Dakar. Face à la lutte quotidienne pour la survie urbaine, les personnes sont davantage tournées vers des stratégies d’action que vers l’émotionnel, même si une partie d’entre elles oscillent entre les deux (Partage émotionnel / résolution de problème). Par contre à Lyon, au sein d’une société de consommation assistancielle, une petite moitié (40%) se trouve dans cette stratégie. On y trouve majoritairement des femmes de tous âge, ainsi que quelques personnes atteintes de déficiences de leur fonction mentale.

A Dakar, un homme atteint par la lèpre témoigne :

‘« C’était comme la mort. J’ai quitté la famille, la maison, le village… pour aller dans quelque chose de complètement inconnu. »’

La lèpre, perçue comme un terrible danger par la communauté, est cause de l’expulsion du jeune mineur vers un village de reclassement inconnu, à des centaines de kilomètres. Il ne reverra jamais sa famille. Sa nouvelle famille est celle des « lépreux » 216 , au village et dans la rue. Cette histoire de vie, vécue comme un rejet douloureux, une véritable brisure, est une des formes d’expression qui induit un partage émotionnel fort, au cours duquel émerge la souffrance psychique de la personne en situation d’errance et de handicap.

A Lyon, un homme, marqué par un passé de délinquance et de violence, stigmatisé par ses passages en prison, crie son besoin de reconnaissance :

‘« Ce qui compte, c’est quoi ? C’est qu’on m’écoute, que je puisse parler, qu’on m’enlève l’étiquette que j’ai sur le dos ! » ’

Il dit clairement que, ce qu’il attend de la « société », ce n’est pas seulement de pouvoir manger, boire ou dormir. C’est d’être reconnu en tant que tel, et non désigné comme l’auteur des multiples formes d’incivilité actées autour du centre d’hébergement devant lequel il squatte. Le fond de la demande des personnes en situation d’errance et de handicap passe par leur reconnaissance comme « citoyen comme tout le monde », par un changement du regard porté sur eux. De ces nouvelles représentations naissent des identités porteuses de mobilisation de la personne.

Une jeune fille sénégalaise en fauteuil roulant, mineure et victime de la poliomyélite, exprime ainsi son angoisse :

‘« J’ai peur. Je me mets à côté des gardiens. Ils interviennent en cas de besoin…»’

En tant que (jeune) femme dormant dans la rue, elle sait qu’elle risque d’être attaquée, voire violée ou tuée. L’angoisse et la peur s’expriment et se partagent.

Avec un autre genre de vulnérabilité physique que cette jeune fille, un homme âgé qui marche avec beaucoup de difficultés, à la rue en France depuis plus de 20 ans, nous dit également son besoin de protection :

‘« Je vous ai vus. Je savais que vous étiez là. Vous êtes très gentils. Vous savez que je vous aime. J’aime bien être avec vous ! »  ’ ‘« Avec vous, oui, je suis bien ; mais avec eux… dégueulasse ! ils sont méchants.» ’

nous dit-il en nous désignant avec son index droit d’autres personnes Sdf toutes proches.

A son besoin de protection, à la fois contre la raillerie et le racket, il pose l’essence du lien social : la relation de respect et d’amour, son besoin d’échanges interpersonnels et confidentiels dans une certaine intimité.

Enfin, nous retrouvons dans ce type de stratégie les personnes atteintes de déficience de leur fonction mentale. Elles expriment ce qu’elles portent au plus profond, comme cet homme mendiant à Dakar, atteint de malvoyance et incapable de se déplacer autrement qu’en rampant :

‘« Poitrine rouge, poitrine rouge… va t’en ! » ’

Quand la réalité est devenue insupportable, le délire permet d’exister encore. Parfois dans la plainte, parfois en réclamant la justice sociale (en France notamment), parfois en l’absence de tout désir exprimé.

A Lyon, une femme en errance depuis une vingtaine d’années, refuse tout accès aux droits et au logement. Enfant martyr, elle se sent maltraitée par le regard des autres et la « main des hommes » (liée aux risques de la prostitution) jour et nuit dans la rue. Son unique demande est celle de l’établissement d’un lien et de son maintien.

‘« Ce qui me rendrait heureuse. C’est qu’on me respecte dans ma dignité. C’est d’être en lien. ».’

Pour ces personnes sédentarisées dans la rue, la dégradation physique et sociale est telle qu’ils ont une apparence « clochardisée ». Certaines vont jusqu’à revêtir l’image du « fou », avec le baluchon et les vêtements en guenilles. Un homme d’une cinquantaine d’années, qui vit dans un abri de fortune de deux mètres carrés en bord du Rhône depuis vint ans, impose à ceux qui veulent communiquer avec lui une bulle variant de deux à dix mètre alentour. Ils vivent dans leur monde, en marge, et refusent tout changement de situation.

Les personnes qui développent des stratégies de partage émotionnel se situent, pour une partie d’entre elles, dans les stratégies de résolution de problème. Elles font un va et vient entre ces stratégies, en fonction du moment, des circonstances et de leurs propres émotions. L’installation durable dans la dynamique de la résolution de problème passe souvent par l’expression de la souffrance psychique, par les « petits soins » 217 répétés et une relation de confiance.

Notes
216.

« Lépreux » est le terme que les malades atteints par la lèpre utilise pour s’auto désigner. C’est aussi le terme avec lequel ils sont désignés par l’ensemble de la population.

217.

Définis comme « des réponses concrètes autour du corps en réponse aux besoins vitaux – soins alimentation, vêtements, etc. »