5.3.3. Je veux assurer la nourriture à mes trois filles

Dans les stratégies de résolution de problème, la personne essaie de modifier la situation

A Dakar, 70% des personnes sont dans cette dynamique, la moitié de façon quasi-permanente, l’autre moitié en oscillant avec la dynamique du partage émotionnel.

Par contre à Lyon, il y a davantage de personnes installées durablement dans des stratégies d’évitement (avec addiction) ou de partage émotionnel que dans la résolution de problème (23%). Cela s’explique en grande partie par leur isolement social : elles n’ont pas à se battre comme à Dakar pour subvenir aux besoins d’une quelconque famille.

Une femme sénégalaise, lépreuse âgée d’une cinquantaine d’années, regarde avec lucidité ses conditions de vie :

‘« La rue, c’est dur. Dormir dehors, manger dehors. On est dans la rue, sous le regard des gens. »’

Elle le fait, sans s’inscrire dans la plainte, en orientant sa vie vers un objectif : la vie, le bien-être et la réussite de ses enfants. Pour ce but ultime, elle sacrifie sa vie et endure tout.

‘« La plupart d’entre nous, nous vivons dans des cases en paille. J’ai fait les murs de la maison en dur pour mes enfants là-bas. Maintenant il faut des tôles avant l’hivernage. Je mendie pour ça. Mais c’est tellement cher. »’

Vivre, vivre pour sauver ses enfants : ce désir fait partie des invariants universels qui se retrouvent dans tous les pays. C’est également la dynamique des demandeurs d’asile qui tentent leur chance dans un pays d’accueil et se retrouvent en situation d’errance.

A Lyon, un demandeur d’asile, fils de harkis, a été torturé et énucléé par le GIA 218 ,en Algérie. Il est hébergé dans une petite chambre d’hôtel avec sa femme et sa fillette de cinq ans :

« On s’organise. La petite va dans le centre aéré. Nous, on attend la réponse de l’OFPRA 219 . On ne peut pas travailler ! En attendant, je me soigne. »

Malgré cet évènement traumatique, il garde le sourire et réagit avec calme et pondération pour organiser l’installation de sa famille en France, dès que le statut de demandeur d’asile lui sera accordé. En attendant, il se bat pour bénéficier d’un hébergement à l’hôtel, avec une prise en charge de la DDASS.

A Dakar, une femme vit avec ses 2 enfants en bas âge. Elle rencontre d’énormes difficultés pour la nourriture de son bébé en particulier. Son fils court sur le trottoir à la rencontre des gens qui passe, prenant des risques avec la circulation. Il est né à l’hôpital, mais l’hôpital a renvoyé la mère et les enfants dans la rue, faute de solutions.

« Je nourris mes enfants en demandant l’aumône »

nous dit-elle, assise par terre, avec son bébé dans les bras. Elle a très peur des nouveaux contacts. Mais, quand les hommes du groupe de lépreux viennent, elle les salue et se met à rire, à plaisanter et à danser avec eux. Nous l’interrogeons sur sa capacité à développer tant d’enthousiasme dans des conditions de vie si difficiles. Elle nous répond :

« Il faut essayer de se rendre la vie heureuse !».

Le rire et la joie sont des moteurs qui expriment le courage de vivre et dynamisent les forces vitales au sein de l’adversité.

A Lyon, un jeune couple avec deux enfants vivent depuis trois ans en France. Déboutés du droit d’asile conventionnel, ils sont en demande de l’asile territorial. Ils ont trouvé un squat en plein cœur de Lyon. Il est insalubre et particulièrement humide. Une nuit, leur petite fille est attaquée par un rat et mordue au visage. La maman téléphone, affolée, au 115 qui avertit immédiatement le Samu social 69. La petite, en compagnie de sa maman, est transportée à l’hôpital par l’équipe du Samu social. En proie à la terreur, la maman demande quelques nuits d’hôtel pour se reposer.

Depuis plusieurs mois, sa demande, qu’elle adresse à de multiples services sociaux, est claire : un logement et la possibilité de travailler pour vivre. Mais elle se heurte de plein fouet à la politique de l’immigration. Sans solution proposée autre que d’être renvoyée « à ses « solutions personnelles », ses demandes sont rejetées tant par la mairie que par la DDASS et les services sociaux, impuissants et respectant les consignes élaborées par leur institution. Elle erre, avec sa famille, entre les squats et la rue.

En effet, le dispositif de la Veille sociale renforcée (appelée également « Plan froid ») à Lyon, saturé, n’absorbe pas tous les demandeurs d’asile. Par conséquence, les familles sont rejetées à la rue. Dans cette conjoncture d’urgence sociale, les parents se battent pour trouver des solutions de survie au jour le jour. Ils mettent leurs enfants à l’école et Ils entretiennent un lien social avec les associations militantes pour les Droits de l’Homme, afin de ne pas tomber dans l’oubli. Leur demande incessante est :

« Nous voulons seulement travailler ! Nous avons besoin d’un logement. »

Ces profils de demandeurs d’asile rencontrés à Lyon, à qui la loi n’accorde pas l’accès à un emploi, ne se retrouvent pas de façon similaire à Dakar. Même si la présence d’immigrés en errance y est palpable, ceux ci ne se heurtent pas aux problématiques administratives développées en Europe. Ce sont pour la grande majorité des ressortissants des pays limitrophes dont le Mali, le Burkina Faso et la Guinée Conakry 220 .

Nous retrouvons également dans cette stratégie de résolution de problème des personnes âgées. En particulier en France, le passage à l’âge de la retraite ouvre, pour certaines personnes installées durablement dans la survie urbaine, une occasion de sortir de l’errance. Car le changement de statut s’accompagne pour beaucoup d’un revenu supérieur aux allocations. Il ouvre d’autres portes pour l’accès à un logement (résidence sociale, maison de retraite, etc.), avec un changement de perception de soi. Notamment vis-à-vis de la culpabilisation face à la non rentabilité sociale par absence de travail : la personne quitte les rangs des « inutiles ».

A Lyon, un homme souffrant d’une cinquantaine d’années souffre de déficience des fonctions mentales et de cardiopathie. Il n’a aucun état civil. Le nom qu’il donne aux services sociaux n’est pas son nom, son origine de Martinique ou de Guadeloupe est fantaisiste. Par conséquent, il n’a aucune inscription sociale, hormis la Couverture Maladie Universelle. Il est parvenu cependant à bénéficier d’un hébergement gratuit dans une résidence sociale du fait de sa situation de handicap et de la valorisation qu’il fait d’une identité chrétienne porteuse. Il se démarque avec énergie du statut de SDF :

‘« Moi, je n’ai rien avec eux. Je ne fume pas, je ne bois pas, j’ai aucun vice ! Je suis un homme parfait ! » ’

dit-il en souriant. Il puise à toutes les ressources offertes par les réseaux sociaux et associatifs, en fonction de ses besoins matériels et d’estime de soi.

A Dakar, une veuve de 95 ans vit dans la rue et pratique la mendicité. Elle se bat pour sa famille :

‘« Je veux assumer la nourriture à mes 3 filles pour cet hivernage qui approche ! »’

Pourtant, elle souffre de déficiences multiples :

‘« Ma première maladie, c’est la vieillesse, les pieds qui refusent de marcher et la vue embrouillée ! »’

Nous lui demandons ce qu’elle pense de ces conditions de vie, elle nous répond en mettant en avant sa foi simple et tranquille :

‘« La rue ? Quand on n’a pas le choix, on ne regrette rien. Dieu, merci pour la vie ! »’

Nous signalons ici que n’avons rencontré aucune personne dans les stratégies d’ajustement par l’action sous la forme du déni : la personne réprime ou refoule le problème pour s’investir dans des distractions ou la suractivité.

Nous mentionnons également une stratégie transversale à celles qui viennent d’être citées : la stratégie de recherche de soutien social. Sauf exception et repli dans un autisme social profond, la plupart des personnes recherchent du soutien social pour obtenir une écoute, une information ou une aide matérielle. Cependant, lorsqu’elles sont dans des stratégies développées autour de l’émotion, elles ne se mobilisent pas forcément pour venir au contact. La démarche d’« aller vers » elles, sur leur territoire dans la rue, est particulièrement adaptée.

Notes
218.

Groupe islamique armé

219.

Office Français de Protection des Réfugiés ou Apatrides

220.

Ces pays sont dits « pourvoyeur de mendiants ». C’est ce qui explique que, lorsqu’il y a des rafles de mendiants en centre ville, la police les emmène à la frontière du Sénégal.