6.1.2.2. Laissez-moi mourir dans la rue

L’errance est multiforme et nous ne saurons épuiser les visages qu’elle revêt. Nous poursuivons cette analyse sur les lieux de l’errance avec la notion d’espaces interstitiels. Ceux ci sont constitués des lieux d’hébergement d’urgence, mais aussi, selon Corinne Lanzarini « d’espaces non-institutionnels qui relèvent d’espaces urbains non utilisés comme une gare désaffectée, ou d’espaces urbains normalement dévolus à d’autres activités que l’occupation par des sous-prolétaires sans logement (comme les salles d’attente, les sièges des stations de métro) 222 ». C’est ainsi que certaines personnes y établissent leur territoire flottant. Ces situations demandent une adaptation continuelle des pratiques professionnelle sanitaires et sociales pour accompagner jusqu’au bout, en s’adaptant au mieux aux désirs et aux besoins de la personne en souffrance.

Abdel est de plus en plus atteint dans ses capacités motrices du fait de la maladie évolutive. Extrêmement affaibli, il ne peut se déplacer que dans un périmètre de 100 mètres autour du foyer. Il ne parvient plus à manger une alimentation solide et il se nourrit de substances nutritives liquides que lui offre le Point santé du foyer.

Il parle de sa mort prochaine. C’est l’été, les jours et les nuits sont chauds. Accueilli dans les lits de repos, il décide d’en sortir :

« Je ne supporte pas d’être enfermé entre quatre murs. Vous êtes tous très gentils » dit-il avec un regard lumineux plein de reconnaissance. « Mais je veux dormir dehors, je veux regarder les étoiles !»

Cela fait dix ans qu’Abdel vit dehors. Il s’est créé son monde, un monde « à lui » rempli de gestes qui lui rappellent cet ailleurs d’où il vient, ce lieu natal qu’il a quitté à l’âge de17 ans, ce village et ces champs d’olivier qu’il ne reverra jamais plus :

« Je n’ai pas assez d’argent pour aller là-bas, car il faut que je ramène des cadeaux pour tout le monde… et puis je n’ai pas de nouvelles depuis si longtemps ! ».

Un monde à lui qui inquiète les pouvoirs publics lorsque les dégradations occasionnées par les petits feux qu’il allume plusieurs fois par jour contre les murs de la Patinoire olympique de Lyon pour se nourrir s’avèrent répétitives, voire dangereuses. Alors, lorsqu’il sent que sa vie va s’éteindre (il est atteint d’une tuberculose avancée et d’un cancer du poumon qui se généralise), il fuit les lieux fermés dans lesquels on l’accompagne (le foyer, l’hôpital, etc.) et il se cache pour qu’on ne le retrouve pas facilement. Fuyant le matérialisme diffus de la société de consommation et le confort qui lui est proposé, il se sent libre dans un « territoire flottant », défini comme « un territoire ne prédisposant pas à l’établissement, avec son cortège de certitudes et d’habitudes sclérosantes, mais un territoire comme un point de départ» 223

Rompant avec la norme, Abdel se situe dans la lignée du prophétisme où l’espace devient lieu de consumation, Ce « lâcher prise », vécu sans désespérance, manifeste au delà des mots sa recherche de l’absolu. Recherche de soi, recherche de l’autre après un vécu de ruptures multiples, recherche du Tout Autre ? S’il est toujours très heureux quand quelqu’un du service d’accompagnement social vienne le voir « Toi, tu es très gentille ; lui aussi ! », il affirme par ses actes la nécessité vitale de sa « marche à l’étoile » 224 : cet appel de l’infini qui transcende sa vie jusqu’au bout, poursuivant l’exode qu’il a commencé dès sa jeunesse. Lorsque les professionnels du social et du médical viennent le retrouver dans la rue, là où il est allongé et tellement affaibli qu’il parvient à peine à s’asseoir, il demande impérativement :

« Laissez moi mourir dans la rue ! »

Abdel apprécie consiste ce lien souple, riche en échanges inter personnels sur les questions vitales qu’il porte ; respectueux de ses volontés dans un moment où sa vulnérabilité physique provoque chez l’autre le désir de l’enfermement dans un lieu médicalisé qui le protégera de gré ou de force. Abdel pose ainsi la question de la liberté aux prises avec la limite acceptable face au délit de délaissement et de non-assistance à personne en péril (Code pénal, article 223-6).

Il meurt deux semaines après « l’espace intermédiaire du toboggan ». Il reste dehors jusqu’au moment où, devenu grabataire, il accepte d’être transporté à l’hôpital. C’est là qu’il nous quitte, sérieusement et silencieusement, après nous avoir accueillis une dernière fois, avec le sourire, sur son lit d’hôpital.

Ces « identités réactives » développées par les individus en situation d’errance sont des stratégies de retournement du stigmate. Tout au long de l’histoire, les sociétés modernes ont reconnu l’existence de problèmes sociaux conduisant au vagabondage. Elles ont, pour la plupart, renoncé à blâmer la victime : le vagabondage n’est plus une plaie à extirper, mais une douleur à guérir. Néanmoins des pays tels que le Sénégal maintiennent, ne serait-ce qu’au niveau des législations, le délit de vagabondage. Actuellement, le développement de l’errance marque les contradictions de l’Etat républicain libéral. En France, avec l’institution du RMI, il reconnaît le principe d’une dette de la société envers les plus faibles de ses membres. Avec la loi de lutte contre l’exclusion, il affirme indirectement sa démission en reconnaissant la paupérisation d’une partie croissante de la population française.

L’avancée de l’histoire en matière de dépénalisation du vagabondage n’est jamais gagnée. Encore moins la prise en compte de ces citoyens touchés par l’errance. L’idéologie dominante tend à imputer aux individus la responsabilité de leur détresse. Cette dénégation s’incarne dans le traitement pénal et répressif du phénomène. Elle est directement liée aux représentations du « vagabond », de l’« errant ».

Notes
222.

Lanzarini, Corinne. Op.cit. p. 80

223.

Maffesoli, Michel. 1997. Du nomadisme, vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, p.168 

224.

ibid. p. 105