6.1.2.4. La rue, c’est l’international

Tu veux bien m’adopter ? C’est ainsi que cet homme de soixante ans, installé durablement en centre d’hébergement d’urgence, accueille les bénévoles et les professionnels qu’il connaît quand ceux-ci franchissent le pas de la porte. L’angoisse de l’abandon habite beaucoup de ces personnes, passées par des ruptures répétitives, en particulier depuis leur enfance. C’est pourquoi le non abandon est une des exigences de l’accompagnement social de cette population singulièrement fragilisée. De plus cet accompagnement se doit d’intégrer la démarche « d’aller vers » les personnes, là où elles se trouvent, dans la rue, dans les interstices de la ville et dans les squats.

Ce schéma vise à intégrer ces différentes étapes, sou tendues par le travail en partenariat et des compétences multiples. Charles Gardou décrit le rôle mosaïque des professionnels chargés de l’accompagnement. Ils ont « un même rôle de secours, une même exigence de compétence et de qualité de présence. » 227 Et cela quelque soit leur compétence : « Du social et de l’éducatif s’immisce dans la relation de soin. Du thérapeutique niche dans l’action éducative et sociale» Dans les situations de handicap, l’éthique intervient avec force là « où émergent la question des droits de l’être humain, de sa liberté, de sa responsabilité et de son existence en tant que personne ». 228 Quelque soit le champ d’intervention des professionnels, ils ont à veiller sur le respect de la dignité des personnes en situation de handicap. 

L’éthique professionnelle rejoint l’exigence profonde et fondamentale des personnes en situation de handicap et d’errance à leur égard : d’abord du respect, encore du respect, toujours du respect. Un respect d’autant plus déterminant qu’elles sont l’objet quotidien des formes multiples de discrimination et de rejet.

La dimension éthique est au cœur du travail social. Non pas seulement sous la forme du secret professionnel. Mais surtout au niveau des représentations développées autour du handicap et de l’errance. Egalement sur une posture de communication qui se défit de tout paternalisme ou assistanat pour bâtir l’accompagnement sur le libre arbitre et en mobilisant les ressources de la personne en difficulté. Et encore en développant une conception large des politiques sociales, avec une conscience aiguë du rôle des personnes en situation d’exclusion au sein de la société, une société « liquide » qui autoalimente le mécanisme d’exclusion.

Travail social et question éthique
Travail social et question éthique

Les inégalités sociales vont de pair avec la mondialisation. La pauvreté s’aggrave dans de nombreuses régions du monde, y compris dans les pays industrialisés, malgré les progrès technologiques et l’amélioration des indices de bien-être social. Elle fait partie du processus d’exclusion généré par le libéralisme.

L’exclusion peut être définie en termes d’échec du système démocratique et juridique, du marché de l’emploi, de la protection sociale, de la famille et de la communauté. Or ces systèmes (d’appartenance) sont considérés comme fondamentaux pour le fonctionnement de la société.

Cette notion d’exclusion est apparue dans les années 1990 pour appréhender la plupart de problèmes sociaux. Elle permet de rendre « compte de l’hétérogénéité des situations et, en même temps, de constater leur caractère instable et évolutif, ce qui rendait possible une analyse des processus pouvant conduire de la précarité à l’exclusion au sens de cumul de handicaps et d’une rupture progressive des liens sociaux. » 229

Les contextes économiques défavorables sont une des causes majeures qui provoque les situations d’errance des personnes atteintes de déficiences. Les racines du processus de l’errance se trouvent dans les systèmes d’exclusion générés par une mondialisation libérale. C’est l’analyse qu’en font certaines personnes en situations d’errance et de handicap, conscientes de la mondialisation de ce processus, à la fois de par l’internationalisation de la population à la rue et de par l’information internationale transmise principalement par les journaux, mais aussi par la télévision dans les centres d’hébergement en France, ou dans les quartiers au Sénégal.

« La rue, c’est l’international ! Je vois des allemands, je vois des anglais, je vois des polonais, des suisses, des espagnols, des portugais » affirme une jeune femme vivant dans un véhicule à Lyon.

« A la rue, il y a des gens qui viennent de partout ! Des africains, des gens des pays de l’est, des asiatiques… Il y a le monde entier !  Pourquoi ? Parce que la misère est partout. C’est politique ! C’est le libéralisme économique.» remarque un homme dans un accueil de jour lyonnais.

« Ici, à Dakar, il n’y a pas que des sénégalais. Il y a des africains qui viennent de Guinée, du Mali, du Burkina… »

La paupérisation croissante à une échelle mondialisée provoque l’exode et l’errance d’une partie des populations. Les demandeurs d’asile et les autres migrants, dont les personnes en situation de handicap, viennent tenter leur chance en Europe. A Lyon en particulier, ils viennent gonfler le nombre de citoyens français projetés dans l’errance par le processus d’exclusion. Parallèlement, l’exode rural des populations africaines de la sous-région occidentale provoque l’arrivée de personnes immigrées à Dakar, venant grossir le nombre de mendiants.

Depuis les indépendances des pays africains (en 1960 pour le Sénégal), l’urbanisation s’est poursuivie suivant le flux régulier de l’exode rural, en fonction des contextes (catastrophes naturelles, guerres, crises économiques). Ces pays ont connu une centralisation excessive avec une mégapole et un ensemble de petites villes.

Au Sénégal, Dakar constitue l’unique centre politique, administratif et économique décisionnaire du pays. Non maîtrisée, l’urbanisation s’accompagne d’une prolétarisation accrue des couches sociales défavorisées, ainsi que des nouveaux arrivants. Les bidonvilles fleurissent. « Par ailleurs, si les villes produisent des richesses, elles en consomment encore bien davantage. Tributaires des campagnes et de l’aide internationale, elles connaissent une situation économique de dépendance. Cependant, les quartiers populaires voient émerger une économie informelle extrêmement dynamique. » 230

« En Afrique les sols s’épuisent, la population croît, le Sida ravage. » 231 C’est l’insuffisance des ressources qui est la cause fondamentale de l’émigration et qui obligent les habitants à sortir de l’intérieur du pays pour se procurer du « numéraire ». 232 L’exode rural est lié à des raisons d’ordre économique : trouver un emploi, des conditions de vie meilleures, aider la famille. Déjà en 1964, Abdoulaye Bara Diop mettait l’accent sur le contrôle social du groupe ethnique qui s’exerce sur les jeunes et évite le vagabondage. Force est de constater que, presque un demi-siècle plus tard, la solidarité communautaire s’est morcelée dans l’ensemble du pays, plus particulièrement dans les zones urbaines, notamment à Dakar. Elle est traversée de part en part par les valeurs modernes d’individuation liées à l’émergence du marché : propriété privée, profit, droit individuel, liberté fondamentale de l’individu, etc.

Notes
227.

Gardou, Charles. 2005. Fragments sur le handicap et la vulnérabilité. Pour une révolution de la pensée et de l’action, Toulouse, Erès. p. 113

228.

ibid. p.114

229.

Paugam, Serge (dir.). 1996. L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, p. 14

230.

Mauro, Didier. 2001. Afriques secrètes, éléments d’une anthropologie rebelle, Fontenay, Anako éditions, p. 159

231.

ibidp. 44

232.

Diop, Abdoulaye-Bara. 1980. Migrations toucouleur à Dakar, in Littérature africaine, le déracinement, Dakar, Les nouvelles éditions africaines