6.2. Manger chaque jour

6.2.1. Trouver de la nourriture

6.2.1.1. Dès que tu te lèves, tu ne penses qu’à ça 

Les personnes en situation de handicap et d’errance insistent sur leur difficulté à s’alimenter.

A Lyon comme à Dakar, elles se plaignent de ne manger ni suffisamment, ni régulièrement et rarement chaud. La plupart du temps, elles ne font qu’un repas par jour. Il est à remarquer ici que dans les banlieues dakaroises, le repas unique par jour est devenu la norme du fait de la paupérisation de la population.

Elles survivent avec la récupération des restes alimentaires qu’on leur donne pendant leur activité de mendicité ou aux portes des restaurants (principalement à Dakar). Ou encore avec ce qu’elles trouvent dans les poubelles (surtout à Lyon, car les poubelles d’une société de consommation sont fournies par opposition à Dakar où le recyclage du moindre déchet est généralisé).

« Ce n’est pas très hygiénique ! On attrape des maladies. Mais quand on crève de faim, c’est comme ça ! »

Elles rejoignent ainsi les résultats de l’enquête épidémiologique réalisée à l'initiative de l'association Emmaüs. Bertrand Bissuel écrit  que « la majorité des populations défavorisées le sont également en matière d’alimentation » 233 et ne mangent pas à leur faim.

Les personnes en situation de précarité interviewées, dont la moitié est sans abri, font appel à des structures associatives pour se nourrir. Une personne sur quatre utilise l’aide alimentaire depuis plus de trois ans. Ce qui montre que la situation est « très critique ». Ce qui laisse aussi « présager de grandes difficultés pour une partie" de la population.

Les remarques et les propositions de la population enquêtée ci-dessus et celles des personnes en situation de handicap et d’errance à Lyon se recoupent : si celles-ci apprécient le soutien alimentaire qui leur permet de tenir face aux conditions de vie pénibles, elles remettent en question "l'organisation même de l'aide alimentaire". Cela pour plusieurs raisons :

Le système de distribution les oblige à courir tout au long de la journée, pour manger, se laver, dormir, effectuer leurs démarches administratives et diverses. « Etre SDF, c’est un emploi à temps plein ! » affirment la plupart.

Leur situation de dépendance s’aggrave quand les lieux de distribution alimentaire suspendent leurs activités à certaines périodes de l'année.

« Pendant le Plan Froid, au moins, on vient nous apporter de quoi manger. On voit beaucoup d’équipes mobiles qui nous rendent visite. Mais quand vient le beau temps, hop ! Tout le monde nous abandonne ! C’est pire encore. Comme si on ne mangeait pas l’été !!! »

nous disait un homme atteint de déficience motrice et de troubles psychiatriques, survivant sous une tente au bord du Rhône.

Plus de 70 % des personnes enquêtées (étude du BEH) aimeraient que les repas servis ou les colis contiennent des aliments plus variés. En effet, les bénéficiaires de l'aide alimentaire consomment peu de viande, de poisson, de légumes et de fruits. Les personnes en situation de handicap et d’errance connaissent une situation de précarité alimentaire accentuée, car la plupart du temps, elles n’accèdent pas dans la rue à un repas chaud, ni à un colis (puisqu’elles ont rarement le matériel pour cuisiner). Elles reçoivent jour après jour des sandwichs, avec au mieux une soupe chaude pendant l’hiver.

Certaines se sont adaptées : « Moi, je ne mange plus que des sandwichs maintenant ! ». D’autres, plus âgées, signalent l’accentuation de leurs problèmes de santé : « Je n’ai presque plus de dents et je ne peux pas manger les sandwichs. Cela me cause des problèmes d’estomac ». D’autres encore sont conscientes des risques graves qu’elles prennent en survivant de la sorte : « Avec mon diabète, le médecin m’a prévenu… Si je ne mange pas équilibré et chaud… Dans la rue, c’est impossible ! »

Ce qui est particulièrement important pour les personnes alcoolo dépendantes, c’est que l’acte de manger s’accompagne d’une diminution de la consommation d’alcool et, par voie de conséquence, d’une amélioration de la santé : « Quand je mange, je me sens mieux. D’abord parce que je bois moins. Aussi parce que je reprends des forces ! »

Les chercheurs du BEH soulignent que les « difficultés à accéder à une nourriture adaptée sont associées à un état morbide ou pré morbide dont les conséquences, en terme de prise en charge, restent à prendre en compte", Ainsi, « les femmes de faible statut socio-économique » ont un taux d'obésité deux à trois fois plus élevée que dans la "population générale". Le taux d'hypertension est également très élevé.

Les centres d’hébergement d’urgence offrent un repas chaud qui est apprécié par leurs « passagers », avec les produits cuisinés de la Banque alimentaire. De même, les restaurants sociaux et certains accueils de jour. Les quelques reproches émergeants concernent la variété des menus, ainsi que l’équilibre nutritionnel du repas lui-même. Les distributions mobiles de « soupe populaire » sont également appréciées, car elles s’adressent à un public vivant dans la rue ou en squat.

Une des demandes récurrentes concerne l’accès à ces lieux tout au long de l’année, sans restriction de durée (« Comme si on n’avait faim qu’un mois sur douze !), sans limite d’âge (« Et nous les moins de 25 ans, on n’a même pas un accueil de jour qui nous propose un repas à Lyon ! »), ni de nationalités (Quand on est demandeur d’asile, débouté, sans abri, qu’est ce qui nous reste ? »). La question du respect des interdits alimentaires, liés aux religions, est aussi posée (« Est-ce que c’est hallal ? Sinon je ne peux pas manger ! »)

Manger, ce n’est pas seulement s’alimenter. C’est aussi un acte de convivialité, vécue avec le groupe des pairs notamment. Certains désirs se font jour :

« On voudrait cuisiner nous-mêmes, se faire un bon plat à nous ! Y en a marre de la cuisine collective imposée ! ».

C’est encore se restaurer, refaire ses forces, avec toute la dimension affective (« familiale ») et culturelle contenue dans le repas partagé.

« Je veux vous faire un bon couscous ! Pour tous, ici ! C’est ma spécialité ! » propose une personne à l’équipe d’un accueil de jour pour tous les participants, y compris pour le groupe de pairs. Lors d’une sortie estivale au bord d’un lac, une autre personne s’impose : « Le barbecue et les merguez, c’est moi, et moi seul ! »

L’acte de cuisiner, et en particulier pour les autres en situation d’errance, procède du don et favorise une reconnaissance sociale valorisante. C’est un acte de citoyenneté.

Les propositions faites par les personnes en situation de handicap et d’errance touchent à l’amélioration du réseau de distribution alimentaire lyonnais (déjà fortement organisé de façon inter associative, en partenariat avec la DDASS et la Ville de Lyon). Elles appellent aussi à une amélioration qualitative de l’accueil (par les bénévoles et les professionnels). Elles posent la question de la participation des usagers aux institutions sanitaires et sociales, en termes d’alimentation et de convivialité.

A Dakar, le système de distribution alimentaire est quasi inexistant, tout comme l’hébergement gratuit en centre d’hébergement d’urgence. La survie alimentaire repose sur les subsides (en nature - riz, sucre, poulet, etc. - ou pécuniaire) reçus par la mendicité. Généralement, le repas est quémandé auprès des restaurants après le service. Par défaut, les produits alimentaires collectés sont mis en commun et cuisinés par une personne en situation de handicap en capacité de s’approcher du feu sans risque d’accidents (à l’exception de hommes et des personnes atteintes de lésions dues à la lèpre ou de troubles de l’équilibre par exemple). Les repas sont l’occasion de rassemblement des groupes de pairs, mis à part quelques personnes, âgées ou mendiant de façon indépendante, qui préfèrent s’alimenter seules.

L’isolement des personnes reste exceptionnel. Il concerne quelques personnes souffrant de troubles psychiatriques, qui déambulent dans les rues avec des comportements qui génèrent la crainte. Ou ils se cachent dans des lieux moins fréquentés, se bricolant des cabanes de carton et vivant des dons ou de récupération dans les poubelles. Certains « anciens », qui vivent apparemment de façon très indépendante, sont en réalité consultés et écoutés comme détenteur d’une certaine sagesse. Ils sont entourés par leurs pairs, dans le respect de l’espace « privé » qu’ils se sont approprié. Ce qui est caractéristique de la quasi-totalité des personnes en situation de handicap à Dakar, c’est que leur préoccupation alimentaire est d’abord tournée vers la subsistance de leur famille au village ou dans la banlieue. « Dès que j’ai pu obtenir assez pour acheter un sac de riz, je retourne chez moi pour l’apporter à mes enfants ».

Les personnes en situation de handicap et d’errance sont soutenues par le système de solidarité et s’organisation du groupe des pairs sur le modèle traditionnel. Le partage des biens reçus, la péréquation pour garantir un minimum vital pendant les périodes basses, l’organisation du repas collectif, l’attention mutuelle de jour comme de nuit, la sécurité et la protection de la personne par le groupe : tout cela participe au soutien social quotidien pour s’alimenter et survivre dans la rue. Leurs principales demandes sont doubles. D’une part que l’Etat assure un minimum vital pour garantir une vie décente des personnes en situation de handicap, afin qu’elles ne soient pas « contraintes à venir mendier et survivre dans la rue ». Et les services sociaux ont, selon eux, un rôle à jouer pour leur « insertion », plutôt que de « ne servir à rien ». D’autre part, que l’Etat leur permettre d’accéder à un travail pour qu’elles puissent nourrir leur famille ; et que les employeurs leur ouvrent leurs postes de travail pour qu’elles puissent dignement gagner leur pain.

Notes
233.

Le Monde du 14 décembre 2005