6.2.1.3. Personne ne peut satisfaire nos besoins. Seul Dieu peut le faire 

L’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir se donnent à voir dans « une certaine manière de parler, de chanter et de danser, de peindre et de sculpter, voire de rire et de pleurer ». 239

Les valeurs de sa philosophie se cristallisent dans une pensée dialectique : l’unité des contraires. Celle-ci est construite sur une opposition, du monde visible et du monde invisible, de l’un et du multiple, de la matière et de l’esprit, de la vie et de la mort, comme du mâle et de la femelle. Cette opposition est en même temps une complémentarité par symbiose.

Dans cette société, l’individu s’intègre dans la communauté et l’art dans la religion. La religion intègre l’homme à Dieu, un Dieu saisi aux dimensions de l’univers. Et réciproquement, Dieu, devient davantage Dieu en étant humanisé par l’homme. Cette société est fondée sur le dialogue d’où jaillit la vérité, sur le travail communautaire d’où naît la prospérité, sur les formes d’où émerge la beauté.

Un homme âgé, atteint de déficience motrice et d’un début de cécité, mendie sous les bougainvilliers devant la grande poste. Il exprime ainsi la perception de sa position sociale :

« Nous croyons que personne ne pourra satisfaire nos besoins. Seul Dieu peut le faire. Donc nous nous mettons ensemble avec nos souhaits et nous nous confions à Dieu. Et nous lui faisons confiance. Alhamdou Lilah ! (Grâce à Dieu) »

Il explique qu’il a choisi de partager sa famille en deux : une partie est restée au village, une autre vit avec lui dans l’errance. Il joue pleinement son rôle de chef de famille, en tirant ses valeurs et son image de soi de sa foi en Dieu. Il investit pleinement son rôle éducatif malgré les conditions de vie : en étant là « en compagnie de Dieu », en veillant « sur les siens de jour comme de nuit » et il « laisse les siens à la maison en les confiant au Bon Dieu ».

N’ayant jamais reçu d’aide de l’Etat, il compte sur Dieu seul. Loin de se résigner, il assure une position dynamique, jouant son rôle d’ « ancien » au sein du groupe de pair.

Un ancien accepte sa déficience en lui donnant ce sens divin. Par conséquence, la seule chose qu’il lui reste à faire, « c’est d’être là à faire la manche en espérant recevoir l’aide de Dieu. »

La déficience est perçue comme un don de Dieu qu’il faut accepter. La condition de mendicité est culturellement celle de l’homme de Dieu. Un des emblèmes de cette « sagesse » est celui du chapelet qu’il tient dans sa main et qu’il égrène continuellement :

« J’ai mon chapelet : prier et demander pardon au grand Dieu. Merci !!! »

Il investit son rôle d’intercession entre l’homme et Dieu, reconnu comme tel avec ce pouvoir dans la société sénégalaise.

Si la plupart des personnes en situation de handicap et d’errance à Dakar intègrent ces représentations culturelles, les jeunes notamment les questionnent et développent un discours revendiquant une allocation et des systèmes éducatifs adaptés pour parvenir à un travail et des revenus. Ces revendications peuvent aller jusqu’à la négation des valeurs et des institutions traditionnelles africaines, historiquement portées par la colonisation, puis suivie de la mondialisation libérale :

« (…) il faudra compter avec la bizarre détermination des blancs-blancs à vouloir, coûte que coûte, nous faire vomir nos us et coutumes pour nous gaver des leurs. » 240

Actuellement, deux systèmes de représentations culturelles se conjuguent et s’interpénètrent, intégrant les valeurs du monde occidental aux valeurs traditionnelles du monde africain.

Les valeurs traditionnelles de l’Afrique se heurtent aux modes de vie individualiste et à la place prépondérante donnée à la réussite sociale individuelle. Elle interroge l’Occident sur son intériorité pour bâtir en « artisan responsable des destinées ce la Cité » :

« Je souhaite à l’Occident de retrouver le sens de l’angoisse devant le soleil qui meurt (…) Quand le soleil meurt, aucune certitude scientifique ne doit empêcher qu’on le pleure, aucune évidence rationnelle », qu’on se demande s’il renaîtra. Vous, vous mourrez lentement sous le poids de l’évidence. (…)

- A quoi naîtrions-nous ?

- A une vérité profonde. L’évidence est une qualité de surface. (…) L’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il détruit l’homme et fait de lui une victime de tragédie. Une plaie qu’on néglige s’infecte jusqu’à la gangrène. (…) Une société qu’on ne gouverne pas se détruit. » 241

Ce questionnement se joue quotidiennement dans les appartenances communautaires à Dakar, dans l’atomisation de l’individu à Lyon. Les représentations culturelles sont un des facteurs importants du rejet social des personnes en situation de handicap et d’errance.

Notes
239.

Senghor, Léopold Sédar. 1991. Liberté III. Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, p. 69-70

240.

Makonda, Antoine. 1988. L’étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampaté Ba, Paris, Nathan, p. 46

241.

Kane, Cheikh Hamidou. 1961. L’aventure ambiguë, Paris, Julliard 10-18, p. 90-91