6.2.2. Un SDF, ça pue

6.2.2.1. Je ne suis pas fou, je suis SDF

Les personnes en situation de handicap et d’errance à Lyon mettent davantage en avant l’image du « SDF » qui leur est accolée, plutôt que celle de « handicapé ». Dans leur perception, c’est la représentation du « SDF » qui prime sur celle de la déficience, celle-ci venant s’y ajouter « en plus de cela ».

C’est ainsi qu’un homme d’une cinquantaine d’années, qui a vécu pendant vingt ans en hôpital psychiatrique (où les rapports médicaux le désignent comme atteint de « schizophrénie » et de « débilité mentale ») et qui s’est « installé » dans un centre d’hébergement d’urgence, parle de sa perception de soi :

« Je ne suis pas fou ! » dit-il en criant. « Moi, je suis SDF ! » continue-il avec un grand sourire.

Quand on lui demande s’il préfère être à l’hôpital ou en centre d’hébergement d’urgence, il répond :

« Moi, je suis SDF, comme eux ! Et je vais boire des canons comme je veux dehors ! » « T’as pas une clope ? »

Il apprécie le soutien médico-social de l’équipe du centre d’hébergement d’urgence, qui prend soin de lui tant au niveau du gîte et du couvert que de l’hygiène et du vestiaire. Il a organisé sa vie quotidienne entre le centre d’hébergement et l’hôpital psychiatrique, là où il reçoit sa « piquer retard » lorsqu’il est trop en souffrance, là aussi où se trouve sa tutelle qui lui donne de l’argent. Ce qui lui permet d’acheter des paquets de cigarettes et du vin. Dans le dispositif d’urgence sociale, cet espace de liberté dedans/dehors (sans l’enfermement psychiatrique qu’il a connu pendant des années et qu’il connaît encore lorsqu’il est en période de crise) lui convient.

Devenu une figure emblématique du centre d’hébergement dans lequel il vit depuis plus de vingt ans, il est protégé tant par les professionnels que par les personnes sans abri du Foyer lorsque certains se moquent de lui ou cherchent à le racketter.

« Non, s’attaquer aux personnes handicapées, ce n’est pas normal »

disent ses pairs, scandalisés, tout en s’adaptant à ses comportements particuliers (lorsque par exemple il leur demande une clope cent fois par jour, et même la nuit dans le dortoir). Ils développent envers lui des attitudes de protection, mettant en avant leur éthique de responsabilité envers les plus vulnérables.

Pour lui, la représentation de SDF est plus valorisante que celle du fou. Cette position est celle que nous avons rencontrées chez la presque totalité des personnes atteintes de maladies psychiatriques. Elles passent généralement sous déni leur déficience psychique. Mais par contre elles abordent facilement leur statut de bénéficiaire de l’Allocation Adulte Handicapé.

Cette réflexion questionne le statut social des infirmes et des handicapés. Au cours de l’histoire, celui-ci n’a cessé d’évoluer. Ils ont été accueillis dans des institutions à partir de la Révolution française. Ce sont principalement des sourds, des aveugles, puis des arriérés mentaux mendiants et livrés à la charité publique. 242

Au XIXème siècle, le terme « mendiant infirme » ressort du découpage du monde social de l’élite française. Le « mendiant infirme » est perçu comme un personnage hybride : vraie ou fausse infirmité ? Bon ou mauvais pauvre ? Le « regard de classe » rejette ceux qui incarnent « la barbarie et l’inculture des temps anciens » et qui scandalisent par « le spectacle des corps difformes et tordus » en plein Siècle des lumières. D’une époque à l’autre, l’horreur des infirmités des pauvres, exposées sur la voie publique, est en partie à l’origine des mesures prises à leur encontre.

Selon Nicolas Veysset, s’il n’y a pas de liens directs entre l’état d’infirmité, de pauvreté et la mendicité, les infirmités reflètent l’état de santé de la classe ouvrière. La mendicité reste un fait social, avec ses codes spécifiques. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre mendicité et infirmité.

Nous avons fait le même constat. Par exemple, il nous a été rarement possible de déterminer si la situation de handicap était à l’origine de l’errance, ou inversement. Si nous avons pu remarquer l’antériorité (ou non) de la déficience par rapport à la situation d’errance, nous ne pouvons pas statuer sur une relation de cause à effet, Tout comme dans la spirale de l’exclusion, il s’agit plutôt d’une accumulation de pertes qui déclenche le processus de l’errance : rupture psychoaffective, perte ou absence de revenus, perte du logement, rupture des liens sociaux, aggravation de l’état de santé, etc.

Une autre donnée importante est celle de l’interaction permanente entre le processus sociologique de l’errance et la dévalorisation de soi. Ce processus psychologique va de pair avec la dépréciation sociale. Dans ces stratégies de catastrophe, la faillite du Moi conduit à la faillite sociale, et inversement. (Pierre Mannoni, 2000, pp. 111-114) La personne passe d’une zone d’intégration à une zone de vulnérabilité (avec un travail ou une insertion précaire et une fragilité relationnelle) pour s’échouer dans une zone de désaffiliation marquée par la détresse sociale.

Notes
242.

Veysset, Nicolas. 2003. Les mendiants infirmes, in handicaps, pauvreté et exclusion, Gueslin André et Stiker Henri-Jacques (dir.) Paris, Editions de l’Atelier