6.2.2.2. La société m’emmerde et je vous emmerde 

Le 115 reçoit le signalement d’un homme en état d’incurie, assis sur un banc devant la gare de Perrache, sans bouger, sans manger et sans boire depuis le lever du jour. Or il est 22H et il fait très froid. Un restaurateur inquiet a appelé le 115, de peur de le retrouver mort en état d’hypothermie.

L’incurie est un substantif féminin défini comme indifférence et manque total de soin ou d'application dans l'exercice d'une fonction ou dans l'exécution d'une tâche. Il est synonyme d’abandon, d’insouciance, de laisser-aller, de mollesse ou de négligence. Dans cette situation, il se manifeste par un abandon de soi qui va jusqu’à des états d’énurésie et d’encoprésie, d’absence complète d’hygiène, de réflexe de protection de soi contre le froid et les intempéries. 243

Suite à ce signalement, nous nous sommes déplacés, dans le cadre du Samu social. Un homme âgé et très amaigri est effectivement assis sur le banc, les cheveux hirsutes, les fesses et le sexe complètement dénudés, le pantalon troué maculé d’urine et d’excrément, descendu sur les genoux. Il fait nuit noire et nous et nous lui proposons un hébergement au chaud. C’est alors qu’il se met à crier :

« Foutez moi la paix ! La société m’emmerde et je vous emmerde ! »

C’est au bout d’une heure de négociation qu’il acceptera de venir s’abriter au chaud et que nous pourrons l’accompagner, enveloppé dans une couverture et porté dans les bras parce qu’il ne pouvait plus s’appuyer sur ses jambes. Nous nous étions effectivement mis de la merde sur les mains et sur les vêtements pour le transporter. Quelques jours après, soigné et ayant repris des forces, il nous a expliqué qu’après le décès de sa vieille Maman avec qui il vivait, il s’est retrouvé seul à la rue. Désespéré et sans aucun lien, il s’est laissé couler. Scandalisé par la maltraitance que la société lui faisait subir et habité par ce vertige interne, sa chute s’est accélérée.

« (…) le désir de vider ses entrailles, qui l'avait assaillie soudain, était le désir d'aller jusqu'au bout de l'humiliation, d'être un corps le plus possible et aussi totalement que possible, ce corps dont sa mère disait toujours qu'il n'était là que pour digérer et pour évacuer. Tereza vidait ses entrailles et elle éprouvait à cet instant une tristesse et une solitude infinies. » 244

Dans son roman, Milan Kundéra relève que le mot merde est remplacé par des pointillés dans les livres. Pourquoi ? Certainement pas pour des raisons morales, parce que la merde n’est pas immorale. Mais en fait la merde pose un problème métaphysique :

« De deux choses l'une : ou bien l'homme a été créé à l'image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n'a pas d'intestins et l'homme ne lui ressemble pas. »

En d’autres termes, si Dieu a donné la liberté à l'homme, l’homme est-il responsable des crimes de l'humanité ? Si l’homme se retrouve dans la merde, en est il responsable ? La responsabilité de la merde n’incombe t’elle pas entièrement à celui qui a créé l'homme ?

Le désaccord avec la merde a des racines métaphysiques. L'instant de la défécation devient la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. Il s'ensuit que chacun se comporte comme si la merde n'existait pas. Elle est niée dans un monde conçu comme en « accord catégorique avec l'être ».

Un mot allemand, apparu au milieu du XIXème siècle sentimental, s'est répandu dans toutes les langues. Mais, dans son utilisation courante, sa valeur métaphysique originelle a été gommée. C’est le kitsch qui est, au sens littéral comme au sens figuré, la négation absolue de la merde. Comme idéal esthétique, il « exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable. »

Par conséquent, le kitsch s’exerce à travers la dictature du cœur. Ces sentiments, partagés par le plus grand nombre, s’enracinent dans des images clés, profondément ancrées dans la mémoire des hommes : le père abandonné, la fille ingrate, les enfants courant sur une pelouse, le souvenir du premier amour, la patrie trahie. Née du kitsch, la première larme d’émotion dit : Comme c'est beau, des enfants qui courent sur une pelouse! Et la deuxième larme dit : Comme c'est beau d'être ému avec toute l'humanité à la vue des enfants qui courent sur une pelouse !

Le kitsch est donc à la base de la fraternité entre tous les hommes. Tout ce qui porte atteinte au kitsch est banni de la vie : toute manifestation d'individualisme (tel un crachat jeté au visage de la fraternité souriante, encore plus la défécation exhibée sur la voie publique), tout scepticisme (qui finit par mettre en doute la vie en tant que telle), toute ironie (parce que tout doit être pris au sérieux), mais aussi la mère qui a abandonné ses enfants ou l'homme qui erre dans la rue, sans utilité sociale.

L'homme doublement stigmatisé dans sa situation de handicap et d’errance, interroge la société et devient le véritable adversaire du kitsch totalitaire. Tel un couteau, il déchire la toile peinte du décor et donne à voir ce qui se cache derrière. Et ce d’autant plus quand cette interrogation est portée, par delà les mots, jusque dans la visibilité de la merde dans laquelle il se trouve.

« Le kitsch est un paravent qui dissimule la mort. » 245

Et cette mort sociale est d’autant plus douloureuse qu’il porte ce kitsch sentimental au fond de son être : celui de la vision d'un foyer heureux, avec une mère aimante et un père plein de sagesse. Cette image, qui a pris naissance en lui, est devenue d’autant plus difficile à supporter quand la vie a été bien différente de ce beau rêve.

Sous la pluie un matin du jour de l’an, un homme épuisé, quémandant quelques euros pour fumer, l’exprime ainsi :

« Je travaillais dans la métallurgie. L’usine a fermé. Je suis venu à Lyon pour trouver du travail, mais rien. J’ai raté ma vie. Je n’ai plus personne. Il ne me reste plus qu’à me suicider ! »

On retrouve dans les situations de vie à la rue certains aspects d’un camp de concentration à ciel ouvert. Car c'est aussi un monde où l'on vit perpétuellement les uns sur les autres, nuit et jour. On y connaît la liquidation totale de la vie privée, avec ses cruautés et ses violences. On ne peut s'en évader qu'avec une extrême tension, en mobilisant toutes ses forces.

Le psychiatre Victor Frankl 246 , déporté au camp d’Auschwitz, insiste sur les capacités de l’homme qui, en tant qu’être humain, peut choisir librement sa perspective, sa position et son attitude face aux conditions intérieures et extérieures de son existence. Dans la logothérapie (en grec logos, = parole, raison), il montre qu’il y a trois façons différentes de découvrir le sens de sa vie (1988) :

à travers une oeuvre ou une bonne action,

en faisant l’expérience de la bonté, de la vérité, de la beauté, par exemple en prenant contact avec la nature ou avec une certaine culture. Ou mieux encore en rencontrant quelqu’un, en particulier dans la relation d’amitié ou en connaissant le caractère unique d’un être humain à travers l’amour,

en assumant ses souffrances avec courage de façon à conserver à sa vie son sens jusqu’au dernier moment. Dans une situation désespérée, il reste encore à l’être humain la liberté de choisir l’attitude à prendre : assumer ses souffrances et mourir dans la dignité.

Après ses confidences, de grosses larmes silencieuses coulaient sur le visage buriné par sa vie à la rue, lorsque soudainement l’homme rencontré place Bellecour à Lyon le matin du premier janvier s’exclame :

« Tiens, je vous embrasse. C’est la nouvelle année ! »

Selon Viktor Frankl, l’homme n’est ni un jouet de ses pulsions ni un être complètement déterminé par son contexte social. Ce rite social de la bise, utilisé dans le cadre des relations familiales et amicales, porte une coloration affective. Pour le Nouvel An, il signifie symboliquement dans ce même rituel la grande famille de l’humanité. Et le geste réinscrit l’homme en souffrance dans la relation humaine, lui permettant de mobiliser ses ressources personnelles dissimulées sous tant de désespérance. Il aide la personne souffrant de vide existentiel à retrouver un sens à sa vie.

Si le poids du kitsch se fait sentir dans cette perception d’avoir « raté sa vie » présente, il peut aller jusqu’à l’impression d’être « voué à l’enfers ». Car le kitsch a pour source l'accord catégorique avec l'être.

Est ce Dieu, I’humanité, la lutte, l'amour, l'homme, la femme qui sont au fondement de l'être ? Les opinions diverses se font l’écho de toutes sortes de kitsch : le kitsch catholique, juif, communiste, fasciste, démocratique, national, international, ultra libéral, etc. Les mouvements reposent non sur des attitudes rationnelles, mais sur des représentations, des mots, des archétypes dont l'ensemble constitue tel ou tel kitsch politique ou religieux.

Dans certaines situations, lorsque l’homme n’a plus la force pour agir, il ne lui reste que le spectacle ou ne rien faire. Ce pouvoir silencieux est celui du combat pour qu’une visibilité soit encore possible pour ceux que l’on chasse de l’espace public.

« On nous traite comme de la merde. Non seulement on n’a pas notre place, sans logement et sans travail, mais en plus, dès qu’on est sur un trottoir ou dans un jardin public, la police arrive pour nous chasser ! Est-ce qu’on a le droit d’exister ? On n’a pas de place dans cette société ! »

Les personnes en situation de handicap et d’errance naviguent entre l’être et l’oubli. Pour certaines, il reste une inscription, avec un rapatriement du corps vers la famille ou le village d’origine. Pour d’autres, l’anonymat de la « mort sous X », le terrain des indigents dans le cimetière, jusqu’au caveau à décomposition rapide pour que le corps du SDF ne coûte pas trop cher à la société en France. Elles sont changées en kitsch avant d'être oubliées définitivement.

La vie se joue donc à l'échelle grandiose du risque, du courage et de la mort menaçante.

« Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté ?

Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol… Le plus lourd fardeau est donc en même temps l'image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. » 247

Cette insoutenable légèreté de l’être est revendiquée par certains groupes de pairs dans l’errance :

« J’ai connu beaucoup de situations basses et je me suis forgée mon mental, ma force et mon caractère », nous raconte Bineta.

La principale proposition qu’ils font est celle d’être reconnus dans leur courage et dans leur dignité, alors qu’ils supportent des conditions de vie quasi inhumaines. Dans cette guerre économique (silencieuse), ils se situent comme des combattants et mettent en avant leurs formes de résistances afin de préserver leur identité d’homme et de femme, envers et contre tout. Le soutien social qu’ils demandent est celui d’être écoutés dans ce qu’ils vivent au quotidien, dans leur regard sur la société (avec le questionnement sur quelle est leur place).

Si cette demande est faite sur le plan individuel, elle est également faite par les groupes de pairs en tant que tel, portant l’identité collective des personnes en situations d’errance.

Notes
243.

Declerck. Patrick. op. cit.

244.

Kundera, Milan. 1984. L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard, p. 197

245.

ibid. p.318

246.

Frankl. Viktor. 1988. Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. (Man's Search for Meaning) traduit de l'anglais par Clifford J. Bacon et Louise Drolet, Montréal, Editions de l'homme

247.

ibid. p. 11