6.3. On est comme des bêtes

6.3.1. Ce jour là, j’ai su que je n’étais plus un homme : j’étais un rat  

6.3.1.1. Je suis dans la tombe

La conscience honteuse hypothèque la vie de la personne qui se perçoit dans son infériorité sociale et dans sa déchéance. Mais, la personne peut entreprendre des actions pour y échapper. Nous avons choisi d’utiliser le terme de résilience 248 pour mettre en avant le processus de résistance et de reconstruction des personnes en situation de handicap et d’errance face aux situations inhumaines dans lesquelles elles se retrouvent.

Tout au bout de la honte, il y a la résilience : ce processus de requalification sociale, associé aux réparations des failles personnelles. A l’occasion d’un événement difficile, des traumatismes infantiles remontent à la surface. Certaines personnes restent en capacité de changer de stratégies d’adaptation face aux situations rencontrées.

Afin d’illustrer cette analyse des causes multiples des situations d’errance et de handicap, nous proposons ici l’analyse d’une situation vécue par une personne en errance, atteinte dans ses fonctions mentales (dépression nerveuse chronique). L’interview a été effectué après un accompagnement social (dans le cadre du service social du foyer) effectué par Martine. Celui-ci a duré six ans. Nous avons retenu les éléments marquant de cette situation, en valorisant le soutien social perçu par Mohamed et en l’éclairant par son récit de vie.

Mohamed a une cinquantaine d’années. Il est arrivé en centre d’hébergement d’urgence après une rupture familiale qui a suivi sa perte de travail il y a 12 ans. Après plusieurs mois, il se fait exclure du centre d’hébergement, en plein hiver suite à des comportements agressifs liés à une consommation excessive d’alcool.

Lorsqu’il s’allonge dans un bosquet, par « une nuit très sombre et sans lune », il se retrouve nez à nez avec un gros rat. Il nous explique ce qu’il a ressenti :

« Ce jour là, j’ai su que je n’étais plus un homme. J’étais un rat ! »

Profondément atteint dans sa dignité, il sombre davantage encore dans l’alcoolisme. A son retour au foyer, il s’entoure d’un mur de silence et survit dans un état profondément mélancolique 249 .

Dix ans après cet évènement, Mohamed enterre un de ses grands amis SDF. Au cimetière, il préfère rester à l’écart, assis sur un banc et ne cesse de pleurer. Puis il accepte finalement de venir voir sa tombe, malgré l’extrême difficulté que cela représente pour lui : il revoit l’enterrement de son père et pleure abondamment.

Deux semaines après, tout à-coup, son bras droit commence à se paralyser. Il consulte le médecin et va passer des examens à l’hôpital. La paralysie progresse et son dos se voûte. Il souffre énormément de sa colonne et marche plié en deux, avec des difficultés pour garder l’équilibre. Il connaît de plus en plus de limitations dans ses activités quotidiennes, au point qu’il est obligé de se faire servir pour manger et qu’il parvient difficilement à se déplacer seul car il ne parvient plus à s’appuyer sur sa canne. Sa main et son bras sont complètement paralysés. Malgré les consultations à l’hôpital, la médecine allopathique ne détermine aucune cause physiologique à cette paralysie progressive et l’état de santé de Mohamed ne s’améliore pas.

Cette situation le rend de plus en plus dépressif. Il soigne sa déprime par une alcoolisation massive quasi-permanente qui n’arrange rien. Son corps se courbe de plus en plus. Il marche le regard fixé à ses pieds, la tête pendante. Quand il est assis, il ne parvient à se tenir qu’appuyé sur une table ou semi couché sur le dossier d’une chaise.

Martine lui demande ce qu’il ressent. Il se met à pleurer et lui répond :

« Je suis dans la tombe depuis que j’ai vu mon ami dans le caveau. C’est pour cela que je ne peux plus relever le regard, ni même la tête. »

Martine prends conscience de ce lien possible entre la vision de Mohammed sur sa propre mort et la paralysie qui en résulte : est-ce une sorte de sinistrose ? Il accepte de venir rencontrer un ostéopathe qui travaille à la fois sur le corps et la redynamisation mentale.

L’ostéopathe le débloque complètement : anatomiquement, Mohamed possède toutes ses capacités de mobilité physique, tant au niveau des bras que des jambes et de la colonne vertébrale.

« Redresse-toi. Regarde, en plus, t’es un bel homme ! » lui dit l’ostéopathe en arabe, en le taquinant.

Et Mohamed ressort du cabinet de l’ostéopathe, en marchant fièrement, avec cette expérience de non paralysie de son bras et de droiture de sa colonne vertébrale, à nouveau redressée.

Dès qu’il s’assoit dans la voiture pour retourner au foyer, Martine lui demande de lui serrer la main. Il lui répond que son bras est paralysé. Martine éclate de rire tout en lui disant qu’il vient juste de serrer la main de l’ostéopathe. Il rit et lui serre la main.

Pendant plusieurs jours Martine l’entraîne dans la répétition du geste de serrer la main « normalement » et de retrouver ses belles postures bien droites, le regard ouvert au face-à-face.

Il casse peu à peu ses représentations « d’homme rat » et réinvestit sa dignité d’homme, avec ses potentialités. Son désir de vivre renaît peu à peu. Il imagine la restauration de ses liens familiaux, puis un travail avec un logement. Quelques semaines après, Mohamed se ressert de sa main et utilise normalement son bras. Il décide ensuite de faire une cure, puis de reprendre une activité professionnelle tout en quittant le centre d’hébergement.

Lors de l’interview qui a eu lieu juste avant son départ, Mohamed met l’accent sur le rôle d’écoute et de présence comme fondement du soutien social. Il s’adresse à Martine qui l’a accompagné en qualité d’assistante sociale :

« Quand ça va mal, tu es toujours là. Tu ne m’as pas laissé descendre dans la tombe ! »

Mohamed insiste sur la force que lui a procuré le soutien social tel qu’il l’a perçu. Il a mobilisé ses ressources personnelles en modifiant les représentations qu’il portait sur lui-même (du « clochard alcoolique », « homme rat » à « l’Homme « digne », capable de « travailler » et de « se tenir droit dans la vie ».

Il insiste sur l’interaction avec les représentations que les professionnels du social et de la santé portent sur la personne en situation de handicap et d’errance et le changement de représentation que celle-ci porte sur elle-même. C’est pourquoi lui-même s’est senti capable de se soigner et de mobiliser ses ressources personnelles.

Il parle également de ses amis de la rue, témoins de son évolution, qui l’encouragent pour se soigner, restreindre sa consommation abusive d’alcool et s’en sortir. Car ils ont eu très peur, en voyant l’état de santé de Mohammed décliner. Et ils n’ont pas cessé d’en parler aux équipes médico-sociales du Foyer en leur demandant d’intervenir. « C’est mes potes ! » affirme Mohamed, en posant son bras sur les épaules de l’un d’eux, assis tout près de lui à table dans le réfectoire du Foyer.

Dans cette forme de résilience, Mohammed est passé d’une stratégie d’ajustement du type dépendance alcoolique à celle de la résolution de problème. Après avoir vécu douze ans dans l’errance, il décide de partir pour travailler dans une entreprise d’insertion qui fait de l’horticulture dans la région lyonnaise, tout en maintenant un suivi médical avec le psychiatre de son hôpital psychiatrique.

Notes
248.

Cyrulnik, Boris. 2003, Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob

249.

Le diagnostic de « mélancolie » a été posé par le psychiatre de l’hôpital psychiatrique dans lequel Mohammed séjourne périodiquement.