6.3.1. 3. Le double troublant de l’héroïque et du monstrueux

Domenico Nesci (1998) a repris l’interprétation classique du mythe («unheimlich», Freud 1919) en l’étudiant dans deux perspectives : ethnopsychoanalytique (le héros et le monstre comme les deux visages d’une figure double de Janus), et psychohistorique (la valeur symbolique de la statue en bronze pour le peuple florentin et pour Cosme 1er de Médicis).

En effet, l’anthropologue Tobin Siebers 252 avait découvert que Persée et Méduse furent représentés par l’artiste Benvenuto Cellini comme deux doubles troublants. Cette statue de Persée, inaugurée en 1554 à Florence, avait entraîné la disgrâce de l’artiste par Cosme 1er de Médicis, commanditaire de l’œuvre d’art. Car elle était loin de figurer «son» Persée, héros médicéen qui venge la famille en décapitant le monstre rebelle, le venimeux peuple florentin! Héros sans peur et sans reproche, exterminateur de monstres dont la main a été guidée par Athéna (qui est aussi la déesse de la sagesse), Persée y est représenté comme un double troublant de Méduse. Ses mèches de cheveux rappellent les anneaux des serpents qui enveloppent la tête de sa victime. Tel un masque, le casque - qui rend invisible - représente le visage de la divinité infernale. Il réunit dans une figure bizarre (double de Janus) le dieu de l’outre-tombe et Persée. Une autre figure du double se découvre dans le profil identique du héros et du monstre (les nez aquilins, les pommettes délicates, et les yeux baissés). « Ils présentent un spectacle stupéfiant à ceux qui ont besoin de distinctions bien nettes entre l’héroïque et le monstrueux. Vue de face, la statue fait découvrir à l’observateur mortifié que les visages du meurtrier et de la victime sont la réplique l’un de l’autre». 253

Selon l’intuition de Cellini, Persée et Méduse sont non seulement des figures doubles et ambivalentes, mais aussi des figures spéculaires. Cet effet troublant (Freud, 1919) fascine tout en masquant l’origine et les implications, ce qui est une vérité absolument intolérable pour le potentat. Cette même vérité a été léguée à notre culture par le mythe d’Œdipe : le héros (Œdipe) et le monstre (le sphynx) sont des doubles monstrueux 254 . Selon l’approche freudienne, les instincts de vie et de mort sont indissolublement fondus. C’est cette vérité qui a été intolérable pour la logique du pouvoir. Car cette logique exige que le bien et le mal soient radicalement différents, de façon à ce que le héros se distingue nettement du monstre.

Passant en revue les différentes versions du mythe de Méduse dans son essai sur le mauvais œil, Tobin Siebers aboutit à la conclusion que Méduse (divinité chthonienne dont la tête orne l’égide d’Athéna) et Athéna (fille de Zeus, déesse de la cité et de la justice) sont les deux visages d’une même hiérophanie.

En effet, dans ces jeux de miroirs, les dynamiques troublantes du double se répètent à l’infini. La double figure d’Athéna/Méduse rappelle ainsi celle des démons du délire de la persécution (les Érinyes) transformées en déesses de l’ordre constitué de la polis (les Euménides), lorsque le vote du tribunal de la ville d’Athéna a absout Oreste pour l’assassinat de sa mère. Car seule sa déesse éponyme avait le pouvoir de prononcer une sentence (absolution ou condamnation), celle-ci étant hors du ressort des humains. Ce mythe grec enseigne que seul le surnaturel peut s’arroger le droit de vie et de mort, ce que ne peut admettre l’humain qui prétend exercer ce pouvoir sacré parmi les humains.

Lors de la fusion dramatique du Persée, l’artiste a risqué de mourir pour donner la vie à sa statue (sacrifiant tout les vaisselles d’étain de sa maison). Et c’est l’invocation au Christ qui meurt et renaît (le niveau surnaturel) qui a servi à accomplir le miracle dans la réalisation de l’œuvre d’art et de la créature. Si bien que Persée nous apparaît aujourd’hui comme un double de Cellini lui-même. L’artiste et l’homme de pouvoir cherchent la même chose : survivre. Ils cherchent à repousser toutes les limites, celles de l’ambivalence, de l’individualité et de la mort. 255 Par la thématique inconsciente qu’il sous-tend (ce mimétisme du double et du jeu labyrinthique qu’il entraîne des reflets dans le miroir), le Persée de Benvenuto Cellini matérialise la motivation inconsciente de l’agir artistique.

Ces dynamiques du double sont très largement mises en avant par les personnes en situation de handicap et d’errance. Et cela, sur deux plans. Le premier plan concerne chaque personne dans sa vie personnelle. Certaines posent des mots sur leurs propres ambivalences, accentuées par la rudesse de leurs conditions de vie. Nous relevons ici le témoignage de Bob, un homme d’une quarantaine d’années, atteint dans ses fonctions motrices et mentales par la maladie alcoolique. En état de suralcoolisation, il est malheureusement amené à poser des actes violents, dont il ne garde aucun souvenir. C’est ainsi qu’il a frappé et renversé son « copain de rue », en lui cassant sa bouteille vide sur la tête. Malheureusement, la tête de celui-ci a heurté le trottoir et, après des mois de comas, son copain est resté grabataire. Bob a été condamné à plusieurs années d’incarcération. En sortant de prison, il est revenu au Centre d’hébergement d’urgence, là où avait eu lieu ce tragique accident. Il nous dit :

« Je ne suis pas un assassin ! »

Tout en gardant en mémoire ce qu’il a fait à son copain :

« Je regrette. Je pense à lui tout le temps. Je ne comprends pas comment j’ai pu faire ça. »

Dans le groupe de pairs se joue ainsi le double troublant de l’héroïque et du monstrueux. Pour des actes qui renvoient vers soi l’image du « monstre » quand c’est soi-même qui les pose : insultes, disputes, vols, coups, rackets, meurtre. Ces mêmes actes peuvent manifester l’héroïsme de ceux qui les supportent, ou mieux encore de ceux qui défendent celui qui en est la victime.

C’est ainsi que sont imbriqués les deux plans sur lesquels s’effectue ce jeu de miroir : sur le plan personnel et sur le plan collectif du groupe des pairs.

Dans ce contexte, des demandes récurrentes sont posées :

- l’accès aux soins 

« Faites le hospitaliser ! Faites quelque chose ! »

disent les personnes en situation de handicap et d’errance aux équipes sociales et médicales.

- le recours à la justice

« On dépose plainte contre le racket… mais les flics s’en foutent ! On est SDF, dons on ne compte pas! »

Une action collective s’est développée au sein du groupe des pairs, soutenue par les équipes éducatives du centre d’hébergement, en lien avec la police pour assurer des maraudes et une meilleure protection.

« On est une dizaine à avoir porté plainte. Alors la police l’a coincé (le racketteur). Il est au trou (en prison) ! Mais maintenant, il y en a un nouveau ! »

Même si le problème du racket se répète, le fait d’être considéré comme citoyen à part entière – « bien que SDF » - tant par la police que par les services sociaux et le voisinage, est pour ces personnes une avancée significative. Car le « respect des mêmes droits que tous » est posé comme une exigence en devenir.

Notes
252.

Nathan, Tobie. Stengers, Isabelle. 1999. Médecins et sorciers, manifeste pour une psychopathologie scientifique, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond

253.

Siebers, Tobin. 1983. The Mirror of Medusa, Berkeley, University of California Press, p. 12

254.

Vernand, Jean-Pierre. 1972. Ambiguïté et renversement, sur la structure énigmatique d’«Oedipe-Roi.», In Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero ; Girard, René. 1972. La Violence et le sacré, Paris, Éditions Bernard Grasset ; Nesci, Domenico. 1998. L’art et le pouvoir: Un itinéraire psychanalytique autour du Persée de Benvenuto Cellini, Revue canadienne de psychanalyse, Vol. 6, No. 1 (Spring 1998).

255.

Chasseguet-Smirgel, Janine. 1984. Ethique et esthétique de la perversion, Seyssel, Les classiques du Champ Vallon