6.3.2. On apprend à vivre à la rue

6.3.2.1. A la rue, on survit plus qu’on ne vit

Dans ces situations de handicap et d’errance qui dépassent le domaine des expériences communes, tous les éléments du traumatisme psychique se retrouvent au cœur des stratégies de survie. L'événement est soudain et suscite l'effroi, voire la sidération, sans préparation du psychisme. De l'ordre de l'irreprésentable, cela met en échec la capacité de symbolisation du sujet. Le travail du deuil et de représentation (s’inscrivant dans le temps) s’avère extrêmement difficile pour la personne qui se retrouve dans une situation brutale d'errance et de handicap, de plus accentuée par la solitude et le rejet.

Avec l’envahissement d’une souffrance sans mot, c’est l’effroi : cette pétrification que provoque la Méduse, dont la figure emblématique de la personne en situation de handicap et d’errance sert comme une métaphore. Lors de la première phase qui suit le choc traumatique, celle-ci est pétrifiée, comme l'étaient ceux qui devaient regarder de face la figure terrifiante de Méduse. Selon le texte d'Ovide, ils étaient éprouvés par la vision horrible des serpents grouillants qui entouraient le visage de la Méduse "pour frapper de terreur ses ennemis épouvantés", ils se confrontaient à son regard perçant capable de transformer en pierre ceux qui osaient la regarder dans les yeux. "Regarder Gorgô dans les yeux c'est se trouver nez à nez avec l'au-delà dans sa dimension de terreur, croiser le regard avec l'oeil qui ne cessant de vous fixer est la négation du regard, accueillir une lumière dont l'éclat aveuglant est celui de la nuit". 259

« Je me suis couché dans le buisson. Et là, je me suis retrouvé face à face avec un rat, par terre. C’était horrible… » (Silence et sanglots refoulés, puis il poursuit, comme paralysé, les yeux rivés au sol)… « Il me regardait avec ses yeux, comme ça, à quelques centimètres de mon visage, prêt à me sauter dessus. Je le vois toujours. J’ai su que je n’étais plus un homme. » (Des larmes s’écoulent de son visage creusé par la dépression).

Contrainte de regarder en face cette situation de handicap et d’errance qui la conduit à la limite de l’animalité, la personne est tentée de détourner le regard. Car la frontalité de l’horreur provoque l’effroi. Au moment où l'expérience bascule dans l'horreur indicible, le cri silencieux surgit tel un son inarticulé. En état de choc, elle est privée de voix. Face au handicap et à l’errance extrême, il n’y a plus ni mots, ni images, ni gestes, ni notes. Puis Mohamed raconte qu’il s’est senti envahi par l'effroi, l'anormalité de cette situation le faisant basculer dans la négation radicale de son identité humaine. La vision de la bête perçue comme monstrueuse l’a envahie définitivement, de jour comme de nuit. Et, dix ans plus tard, elle l’habite toujours.

Comme le cri, les messages de la douleur, avec ses manifestations somatiques et ses formes de déficience, sont toujours énigmatiques, tels des signes à déchiffrer. Ici la Méduse est personnifiée sous la forme du rat. De plus, ce rat porte certes, pour lui, l’image du monstre, mais aussi celle de la souillure et du dégoût. C’est pourquoi il se sent à la fois pétrifié et envahi par cette nature du rat qui annihile sa nature humaine. Cela d’autant plus que, dans la réalité de son exclusion du centre d’hébergement d’urgence pour cause de passage à l’acte violent en état de forte alcoolisation, il (se) est contraint à survivre en faisant les poubelles. Mangeant des détritus, il s’identifie lui-même à un détritus animal, qui n’a presque plus rien d’humain. Pendant trois mois à la suite de cet évènement traumatique, il raconte qu’il a vécu dans la solitude, perdant ses papiers, ses droits sociaux (dont le RMI) et vivant en se cachant de tout contact humain.

Dans son Journal Clinique, Ferenczi décrit l'ensemble des phénomènes consécutifs au traumatisme comme un choc inattendu et écrasant qui agit comme un anesthésique. L'arrêt de toute espèce d'activité psychique se conjugue avec l'instauration d'un état de passivité dépourvue de toute résistance. L'arrêt de la pensée s’accompagne d’une paralysie totale de la mobilité. Et lorsque la perception est déconnectée, la personnalité reste sans aucune protection. Le traumatisme provoque donc un état de sidération, qui met en échec toute capacité de penser. A travers leurs silences, leurs symptômes (en particulier avec l’alcool comme symptôme) ou leurs comportements, la personne se confronte au handicap auquel se surajoute l’errance.

Cela constitue pour elle un événement catastrophique qui vient donner corps à quelque chose d’irreprésentable. C’est pourquoi il est important reconnaître le traumatisme dans sa réalité, ainsi que d’analyser les stratégies de survie face au traumatisme. « Au cours d'une torture psychique ou corporelle, on puise la force de supporter la souffrance dans l'espoir que tôt ou tard cela va changer. On maintient donc l'unité de la personnalité. Mais si la quantité et la nature de la souffrance dépassent la force d’intégration de la personne, alors on se rend, on cesse de supporter, cela ne vaut plus la peine de rassembler ces choses douloureuses en une unité, on se fragmente en morceaux. Je ne souffre plus, je cesse même d'exister tout ou moins comme Moi global ». 260

Le psychisme adopte donc des stratégies de survie pour faire face à l'effet destructeur du traumatisme, parfois au prix de la désintégration d'une partie du Moi. Depuis cet évènement traumatique, l’alcool a fonctionné pour Mohamed comme un bouclier. Ce qui lui a permis d’échapper momentanément au regard de la Méduse et de continuer à exister. La surface polie du bouclier permet une médiation qui rend possible l’instauration d’une relation moins lourde de menace. Mohamed raconte que, s’il a réussi à sortir de cet état de délaissement (cf. la loi sur le délit de délaissement), c’est parce qu’un voisin venait lui apporter des vêtements et à manger dans « son » buisson, là où il demeurait tapi chaque nuit. Peu à peu, il a accepté d’être regardé de nouveau avec un regard humain. Jusqu’au jour où il a accepté de rejoindre un centre d’hébergement d’urgence accompagné par cet homme. Il a recommencé à parler avec son « référent » social, à se soigner dans les lits de repos et à cohabiter avec ses pairs. C’est le soutien social, offert par tout un réseau qui s’est constitué autour de lui, qui lui a permis de se dégager d’un face à face destructeur avec la Méduse.

Notes
259.

Vernand, Jean-Pierre. 1989. L'individu, la mort, l'amour, Paris, Gallimard, p.82

260.

Ferenczi Sandor, 1933, Journal clinique, Paris, Payot, p.236