6.3.2.2. La rue, ça rend fort 

Nous avons perçu cette capacité à vivre et à se développer positivement qu’ont certaines personnes en situation d’errance et de handicap, en dépit des conditions d’existence inhumaines.

On sait que, pour se constituer, la résilience implique la confrontation à une épreuve dramatique. Les unes proviennent des évènements vécus dans l’enfance : la maladie et la déficience (surtout mentale) des parents, la carence de soins due à la misère psychosociale ; la mort d’un parent ou la séparation ; les autres sont liées aux conditions sociales de groupe : exclusion, errance, maladies endémiques, famine, guerre, catastrophes naturelles.

Dans les parcours des personnes interviewées, nous remarquons la place du deuil d’un être cher, que ce soit par la mort ou par la séparation. Lorsque le deuil n’est pas effectué, il mine littéralement la vie de la personne qui développe des stratégies émotionnelles sans parvenir à résoudre ses problèmes.

Lorsque la prise de conscience de l’importance des deuils sur la santé physique « aura suffisamment progressé, l’attention se portera sur le prix pour le corps des grandes résiliences. » 261

« Les facteurs primordiaux de la résilience sont la sécurité affective et la responsabilisation sociale qui permettent de combler le vide existentiel autrement que par des conduites à risque ou addictives. » 262

Comment renforcer la résilience ? Par deux grands lieux d’intervention : celui de la santé physique et celui de la « capacité de réserve ». A la manière dont la personne envisage l’avenir, on mesure sa confiance en elle et le désir qu’elle porte de s’en sortir. Par conséquent, il y a un impact direct des soins (et/ou de l’absence de soins) sur la dynamique de la personne.

Nous constatons, à la suite de Boris Cyrulnik, que ceux qui manquent le plus de résilience sont ceux qui ont des difficultés psychiques majeures, ceux qui souffrent de déficience mentale (intellectuelle, trouble du comportement et trouble psychiatrique) et ceux qui sont dans des conduites répétitives de passage à l’acte violent. Une partie importante des personnes en errance a été victime de violences familiales. Quand la violence s’est répétée dans des familles closes, l’enfant a intégré des réponses comportementales qui ont fixé son style aussi longtemps que le système n’a pas été ouvert. Devenu adulte, il « s’incruste » dans des stratégies d’addiction, répondant à un monde qu’il ne perçoit que comme menaçant. C’est en donnant forme à ses émotions qu’il commence à changer de perception.

Les personnes interviewées ont exprimé combien le soutien social perçu leur avait permis de retrouver confiance en elles et donné la force de bâtir de nouveaux projets. Grâce à un sentiment de reconnaissance, elles sont passées de la honte et de l’épuisement à l’estime de soi. Ce changement de représentation s’accompagne de rêves d’anticipation et de constructions imaginées de leurs désirs.

« Souffler sur les braises de résilience », c’est laisser émerger une attitude nouvelle face à la souffrance psychique. Semblable à un processus de libération, elle permet de se libérer d’une déchirure traumatique et de parvenir à un certain bonheur de vivre. Or c’est l’imaginaire qui enclenche la résilience. C’est pourquoi certains « résilients des rues », loin de sombrer dans la désespérance, rêvent leur avenir tout en vivant encore dans une situation d’errance.

Les personnes en situation de handicap et d’errance relèvent le rôle important et du groupe des pairs, et des personnes extérieures avec lesquelles elles sont en lien. Pour une partie d’entre elles, le groupe des pairs leur permet de se construire une histoire commune, avec ses évènements marquants, ses personnages clés, ses souvenirs, et ses « petites histoires de manche». Même si certaines personnes « se défoncent » ensemble en utilisant abusivement des produits psychotropes, s’écroulant littéralement sur les trottoirs, elles développent au sein du groupe des pairs des gestes de solidarité quotidiens entre « potes ». Elles se mettent à rêver ensemble d’un avenir meilleur, se forgent des rêves et des projets imaginaires pour s’en sortir. Et cet imaginaire est source de résilience.

Les relations extérieures leur permettent un autre regard sur ce qu’elles vivent, avec non seulement un soutien matériel et psycho affectif dans le quotidien, mais aussi des circuits et quelques offres pour sortir de la rue. A Lyon comme à Dakar, les relations de voisinage se situent dans cette dynamique. Le personnel soignant a une place déterminante, de par sa fonction de soin de la personne jusque dans le contact corporel. Les séjours à l’hôpital sont une occasion de soins, de repos et de restauration de soi qui jouent un rôle important dans les stratégies de sortie de l’errance.

En France, les professionnels du social (des services sociaux aux accueils de jour, en passant par les centres d’hébergement) ont également une place essentielle pour favoriser l’accès aux droits sociaux des personnes en situation de handicap et d’errance. Mais aussi pour offrir un soutien plus étayant qu’un simple soutien informatif. Malheureusement, au Sénégal, leur absence ou leur incapacité à pouvoir proposer des offres financières ou d’insertion, sont mentionnées avec regret par les personnes en errance, qui disent quasiment toutes ne recevoir aucune aide des services sociaux.

Un des regards des personnes en situation de handicap et d’errance sur le travail des services sociaux (en but à la difficulté de trouver des offres de logement ou de travail, et ils le savent) consistent à montrer l’importance de la qualité du lien et de l’indispensable nécessité de pouvoir faire confiance au travailleur social. Pour cela, ils insistent sur la déontologie de ce métier, notamment en terme de « respect du secret professionnel » et d’engagement personnel pour qu’il y ait « plus de justice sociale ». Ils regrettent d’avoir à leur service des professionnels non qualifiés (en tant qu’assistants sociaux, éducateurs ou conseillers en économie sociale ou familiale) sur certains postes d’accueil et s’interrogent sur la compétence du personnel qui les accueille.

Ils posent aussi la question de la neutralité du service social face au pouvoir politique (dont le pouvoir de la mairie). A l’heure de l’informatisation, ils dénoncent le « fichage » de la population SDF (en interaction avec la police) ainsi que la stigmatisation de quelques uns d’entre eux, désignés comme dangereux, au sein du dispositif de la Veille sociale départementale.

Certains expliquent que, pour ne pas avoir d’ennui et pouvoir bénéficier d’un hébergement d’urgence, ils sont obligés de cacher leurs démarches personnelles de recherche de travail et de logement, « ce qui est un comble ! ». Sinon certains «mauvais travailleurs sociaux » se permettent selon eux de téléphoner pour les empêcher de trouver quelque chose.

C’est pourquoi beaucoup préconisent une meilleure formation du personnel social à leur écoute, ainsi qu’une sélection des travailleurs sociaux relative à leur compétence et à leur capacité d’engagement pour les soutenir.

Ils pointent également la nécessité de financements des centres d’hébergement, d’accueil de jour et des multiples services sociaux, de façon d’une part à améliorer la qualité des prestations et d’un accueil plus respectueux des personnes, d’autre part à en créer d’autre compte tenu de la saturation des dispositifs. Lorsqu’ils sont mécontents, ils n’hésitent pas à renvoyer aux travailleurs sociaux leur rôle d’acteur dans l’accomplissement de la mission des services :

« Sans nous, t’es au chômage. C’est nous qui te faisons vivre ! »

Notes
261.

Hanus, Michel. 2001. La résilience à quel prix ? Survivre et rebondir, Liège, Malonie, p. 220

262.

Cyrulnik, Boris. 2003, Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, p. 224-229