6.3.2.4. Je suis clochard.  Est-ce que tu m’aimes ? 

La « clochardisation » est définie par le psychiatre – anthropologue Patrick Declerck comme « un processus à étiologie multifactorielle où se conjuguent, en général, les effets croisés des exclusions économiques, sociales, familiales et culturelles, ainsi que les facteurs de pathologies individuelles le plus souvent psychiatriques (alcoolisme et polytoxicomanies, personnalités pathologiques, psychoses), eux-mêmes majorés dans leurs manifestations par la vie à la rue ». 266 Il peut conduire à « l’abdiction totale, c’est-à-dire à « l’aboutissement d’un phénomène de marginalisation passive et incontrôlée, qui pousse un ensemble d’individus vers les extrêmes limites de la vie collective. » 267

« Fou de l’exclusion », le clochard intériorise la « puissance mortifère de l’exclusion », devenant son propre bourreau. Il ne peut vivre que dans une auto exclusion pathologique.

Un matin, Daniel est assis par terre, très alcoolisé, le visage rouge vif, le pantalon mouillé, l’urine dégoulinant sur le trottoir, une bouteille vide à côté de lui. Tout en le saluant, nous lui demandons :

« Comment ça va, Daniel ? »

Il nous répond avec sa voix grave et tonitruante :

« On fait aller. On est des alcooliques.

On restera alcooliques jusqu’à la mort !!! »

Daniel vit depuis plus de 10 ans à la rue. Il crie souvent :

« Je suis clochard ! » « J’ai plus de parents. Je suis tout seul ! »

Souvent il insulte en traitant l’autre de « clochard ».

Il revendique l’identité de « clochard » tout en désirant la rejeter quand il est moins imprégné d’alcool, car il a honte. Ce n’est pas par hasard qu’il vient de perdre sa 20ème carte d’identité. Il a souffert d’une pathologie familiale très lourde, ayant été victime de violence par son père très jeune. La question qui l’habite et qu’il répète à ceux avec qui il est en lien, aux femmes en particulier :

« Est-ce que tu m’aimes, toi ? »

et il se répond fréquemment à lui-même, en espérant qu’on le démente :

« Tu m’aimes pas ! »

Simultanément, il lève son poing en direction du visage de la personne concernée. Pour lui, c’est une mise en scène habituelle gentille, de l’ordre du dialogue amical. Pour se rassurer, il nous interroge fréquemment :

« Est-ce que je t’ai manqué de respect ? Je ne suis pas méchant ! »

Un suivi psychiatrique lui permet de réguler partiellement ses sautes d’humeurs et ses gestes agressifs pulsionnels, afin de prévenir un nouveau passage à l’acte violent, suivi d’incarcération. Daniel a mis des mois à accepter de se soigner, offrant une forte résistance à toute amélioration durable de son état. Dans une « réaction thérapeutique négative » où toute amélioration de son état de santé était suivie d’une rechute accompagnée de symptômes aggravés : un refus de soin d’un abcès dentaire purulent, avec écoulement externe sous la mâchoire pendant des mois, l’a conduit à une intervention chirurgicale avec prothèse de la mâchoire inférieure. Un traitement séquentiel adapté, avec des entretiens thérapeutique mensuel et des hospitalisations courtes régulières, permet de casser le système de régression tout en laissant une liberté importante à la personne. L’intervention régulière du personnel social et médico-social se situe dans une problématique du lien qui permet de réaménager des objets internes plus stables et structurants.

Il est en lien quotidien avec des professionnels du centre d’hébergement, ce qui lui permet de s’exprimer et de se reconstruire au niveau de ses bases anthropologiques 268  : manger, dormir, se laver et se vêtir, se reposer dans l’accueil de jour et se soigner. Il bénéficie d’un accompagnement social de proximité, avec un éducateur qui fait les démarches avec lui, pour le contrôle judiciaire (avec une obligation de soin), pour les retraits d’argent afin d’éviter le racket par exemple. Ce soutien social s’effectue jusque dans les gestes quotidiens car Daniel se heurte à ses propres limites (par exemple pour éviter de vomir à table en plein réfectoire après une suralcoolisation, ou d’éructer de façon volontaire et ostentatoire, ou encore de proférer des insultes et des gestes agressifs dans le service. Il s’agit d’être là face à une « attitude masochiste à traduction relationnelle pervertie », selon les professionnels psychiatres qui le suivent. Dans l’institution, il s’agit d’intervenir suffisamment en amont pour que Daniel ne passe pas à des actes susceptibles de provoquer son exclusion. L’équipe d’accompagnement cherche à être suffisamment étayante pour que Daniel ne soit ni rejeté, ni abandonné.

A cette étape de sa vie, la seule chose que Daniel demande, c’est d’être en lien, conscient du besoin de son identité de « clochard » en attendant qu’une autre naisse lentement peut-être. Lors de certains moments éclair, il désire un travail et un logement, comme son père qui appartenait à la classe ouvrière. Daniel est peu à peu devenu capable d’entrer en dialogue et de développer un regard lucide sur sa situation, tout en régulant son alcoolisation quelques jours par mois. Combien de temps lui faudra-t-il pour vivre avec moins de souffrance ?

« Je vais mourir ! On mourra tous ! Toi aussi !  C’est vrai ! »

Certains développent également d’autres stratégies d’ajustement centrées sur l’émotion. Celles-ci sont habituellement dysfonctionnelles : dans le processus de clochardisation, l’impuissance - désespoir et l’auto-accusation sont poussés à l’extrême, jusqu’à l’anéantissement de la personne. C’est la situation de Paul.

Paul mène la vie de sans abri, avec Daniel et toute une bande de copains de la rue. Divorce, perte d’emploi, exode vers une grande ville. Son errance commence silencieusement et progressivement depuis son adolescence : sous un toit avec sa famille, ses parents d’abord, puis sa femme et ses enfants ; une errance interne, psychique. Paul s’anesthésie par l’alcool, excluant toute pensée et toute élaboration :

« Ma mère, elle me couvait trop ! Elle m’aimait trop !!! Et mon père, il ne m’interdisait jamais rien, il ne m’engueulait jamais. Alors je me sentais étouffer, je ne pouvais plus vivre… J’ai commencé à boire avec les copains, j’avais huit ans ! Après, j’ai eu un grave accident en mobylette: renversé par une voiture. J’étais ivre ! Comas, traumatisme crânien… C’est le divorce qui m’a fait échouer. J’ai une fille qui s’est mariée, mais elle ne veut plus me voir. Elle a peur que je revienne bourré. Faut la comprendre. »

‘C’est toute la famille avec laquelle aucun lien n’est plus actuellement possible. La clochardisation est devenue un projet (inconscient) pour Paul.’

Echoué à Lyon il y a 6 ans, il avait l’apparence d’un homme déprimé, mais en capacité de trouver un emploi (peintre en carrosserie) et de refaire sa vie. Beaucoup ont essayé de le soutenir : cure sur cure, en vain. Paul s’effondre progressivement :

‘« Je me pisse dessus. Je me suis noyé dans l’alcool. »’

« La bouteille, c’est la mort ? La bouteille pour moi, c’est un médicament et on oublie tout ! Des mauvaises nouvelles ? On boit un coup et on n’a plus rien ! »

Paul cumule les trois constantes repérés dans la clinique de la clochardisation qui « émergent de tout ce brouillard amnésique : les dysfonctionnements précoces de l’enfance, l’accumulation de traumatismes physiques et psychiques et l’alcoolo tabagisme ». 269 Son incapacité chronique à construire des objets internes et à conserver des représentations stables a provoqué les ruptures. Dans la rue, il est allé d’infections en infections : des plaies attaquent l’intérieur de la jambe (guérie à force de soins forcés, de passages aux urgences et d’hospitalisation), puis de nouvelles plaies lui rongent le coude. Ses infections le font hurler de douleurs à certains moments :

‘« Sauve-moi ! » ’

nous disait-il en s’agrippant à nos bras ou à nos jambes). Mais dès qu’un soin semble possible, il s’exclamait :

‘« Je m’en fous. Donne moi mon fric. Je vais au « tunard » 270 ! ». ’

Ses chutes engendrent d’autres blessures.

« Les cicatrices, c’est normal, à force de se casser la gueule. J’en ai marre… »

Mais l’enjeu est autre que celui de la santé : retrouver cette sociabilité autour du rituel du partage de la bouteille, se retrouver chez soi dans cette forme de culture où le vin fait lien :

« La vie, c’est bien beau mais imaginez-vous que je suis tout seul dans la rue. C’est dur aussi ! Quand on a la bouteille dans la main, on a des amis. Mais quand on n’a rien, ils passent leur chemin. C’est comme ça que ça marche ! »

Hospitalisé en psychiatrie au sein d’un secteur fermé, Paul réfléchit :

« L’état dans lequel j’étais, c’est honteux. On s’en fout de tout, on se déteste. Je ne me lavais plus, je ne me changeais plus. J’étais incapable de me rétablir. »

« Je ne me suis jamais aimé. J’ai tous les défauts. »

« Je me sentais partir, je m’en foutais ! »

Ses plaies sont guéries, mais il est atteint du syndrome de Korsakoff (dû à la maladie alcoolique 271 ) : souffrant d’une perte de l’orientation spatio-temporelle et d’une partie de sa mémoire. Sa clochardisation s’arrête aux portes de ce nouvel enfermement à vie en structure psychiatrique, mais son errance psychique continue…

Pour les personnes en situation de clochardisation à Lyon, le soutien social est effectué par des équipes pluridisciplinaires dans les domaines médical, psychiatrique et social : dans la rue, les centres d’hébergement et de soins. L’objectif premier est d’offrir une présence étayante pour les protéger et favoriser le soin quand cela est possible. « Le clochard est le fœtus de lui-même. Si nous ne pouvons l’accoucher à la vie, au moins mettons-le à l’abri. » 272

A Dakar, nous n’avons pas rencontré de personnes en situation de clochardisation allant jusqu’à l’incurie et vivant ainsi aux portes de la mort, regroupées autour de la bouteille. Mais quelques hommes rejetés par la communauté, ivres de cet alcool « démoniaque » qui provoque la « dégringolade ».

« J’avais donc vidé les premiers verres de ma vie. Devant mes yeux de prosélyte s’ouvrit l’horizon irisé des joies sordides. Je pris la place du bébé souriant et confiant, auquel une âme démoniaque offre tout gentiment un biberon assaisonné au chloroforme. Breuvage qui lui plaira indubitablement et dont il oubliera difficilement le goût. (...) plaisir qui fit de moi, bien plus tard, un ignoble déchet. » 273

L’ivrogne est assimilé à un ignoble déchet, à une souillure. Or les notions d’hygiène et de souillures renvoient au rapport entre l’ordre et le désordre, l’être et le non-être, la vie et la mort. Les notions de pollution et de purification sont liées aux croyances, celles-ci renforçant les contraintes sociales. De ce fait, certains contacts humains sont déclarés comme dangereux (Mary Douglass, 2001, p. 25-27, notamment les « ivrognes » et les errants.

« Ces gens d’ici ne font que me saboter ou me battre quand je suis saoul ! Quand je suis lucide, je regrette mon état actuel, mais quand je suis saoul, j’oublie tout ! Tout le monde se détourne de nous, aucune aide, aucun secours, personne ne pense à nous ! »

Non seulement les personnes dépendantes de l’alcool sont stigmatisées, mais elles sont maltraitées. Avec une vulnérabilité accrue par leur dépendance aux produits psycho-actifs, leur situation de handicap est amplifiée et elles sont parfois tuées dans la rue.

Notes
266.

Declerck, Patrick. 2001. op. cit.

267.

Mannoni, Pierre. 2000. La production de la malchance sociale, Paris, Odile Jacob, p. 50

268.

Lanzarini, Corinne. 1997, op. cit.

269.

Declerck, Patrick. 2001, op. cit. p. 301

270.

épicier en argot

271.

Korsakoff’s syndrom, Radiological Neuropsychological Crrelates, 15-12-2006, www.jneurosci.org/cgi/

272.

ibid p. 318

273.

Gologo, Mamadou. 1980. Le rescapé de l’Ethylos, Paris, Présence Africaine in Littérature africaine, le déracinement, Dakar, NEAS, p. 36.