6.3.2.5. Ils nous regardent, ils nous méprisent. Pourtant, eux, ils ont un toit.

Les catégories générales de disqualifications et de stigmatisations, orchestrées par les médias et portées par l’opinion publique, contribuent à la fragilisation de la personne touchée par l’exclusion. Le regard des autres, porté sur la personne en situation de handicap et d’errance, peut générer du mépris. Et l’image du « SDF », du « mendiant » ou pire du « clochard », interagit violemment sur son identité profonde.

Pour Erving Goffman 274 , le stigmate est un attribut qui jette un discrédit profond. Sous le stigmate se dissimulent deux points de vue : le regard de la société et le regard de l’individu stigmatisé.

L’individu se sent d’autant plus stigmatisé que le stigmate est vu ou connu par la société. L’individu isolé dans son étrangeté développe une image de soi d’homme avili. « Cette cassure entre soi et ce que l’on exige de soi est caractéristique de la situation de l’individu stigmatisé ». 275 La conscience honteuse le ronge comme un vers dans un fruit mur.

Par exemple, Suzanne se défend de cette image projetée sur elle :

‘« Tu vois, les gens, ils me dégoûtent. Ils nous regardent, ils nous méprisent. Pourtant, eux, ils ont un toit. On dirait qu’ils ont besoin de nous écraser, de nous traiter comme des merdes. Pourtant, qu’est-ce qu’on leur a fait ? Rien ! »’

L’hexis de dominé donne une forme gestuelle et corporelle à cette stigmatisation, amplifiée par la situation de handicap :

Patrick a vécu jusqu’à 40 ans en travaillant excessivement et en gagnant beaucoup d’argent. Il n’a pas constitué de famille, il est seul sans personne à charge. Le fisc lui réclame une grosse somme. Il plaque son appartement et son travail, vit quelques temps chez des amis, puis en centre d’hébergement d’urgence. Finalement il choisit (c’est ce qu’il affirme) de vivre dans la rue. Il dit y être bien car il ne doit rien à personne et ne rien vouloir d’autre. Il installe une couverture et un carton au pied d’un immeuble dans le quartier aisé de Lyon.

‘Les saisons passent…Peu à peu son corps se replie sur lui-même : il ne parvient plus à redresser ses vertèbres cervicales et sa tête part en avant. Il plie douloureusement l’échine, ayant parfois des difficultés à marcher à cause de sa sciatique. ’ ‘« Je vais bien, je suis bien… Tout le monde me dit que je m’affaisse, mais je ne veux pas consulter un médecin… J’ai toujours eu la santé et ça reviendra tout seul… Demander le soutien d’un service social ? Ca, non !!!  Je fais face à ma situation tout seul !». ’

Il refuse tout accès aux droits sociaux (RMI, CMU, etc.). Ses douleurs dorsales et cervicales s’accentuent. Etant un grand marcheur, il connaît peu à peu des difficultés importantes de déplacement.

Patrick sombre dans la dépression tout en développant un discours paradoxal. Il se situe dans le déni. Etant issu d’une famille bourgeoise, sa situation d’errance ne lui est supportable qu’entourée de silence : son corps parle plus fort que lui en revêtant une hexis de dominé. 276 En effet, à travers ses postures et les dispositions de son corps, l’hexis corporelle de Patrick donne à voir le rapport au corps qu’il a intériorisé inconsciemment au cours de son histoire.

Patrick entre de plus en plus dans un délire paranoïaque. Un diagnostic psychiatrique est posé par un psychiatre de l’équipe mobile de l’Interface psychiatrique. Le seul lien social qui demeure, et sur lequel se bâtit la possibilité d’un soin, se fait lors de rencontres conviviales périodiques au Foyer.

Au plus sombre de la souffrance psychique, à l’heure où le réel est intolérable, le délire permet encore d’exister et de vivre un sursaut de bonheur. Il y a l’interactivité entre l’errance interne (dont les toxicomanies et la folie) et l’exclusion sociale (par le chômage, la maladie, le handicap), et réciproquement. 277 Cette errance se situe dans un double mouvement : entre deux ancrages, si l’errance, c’est souffrir, c’est aussi découvrir.

Cette hexis est une dimension importante de l’habitus, qui est un des concepts clé de Pierre Bourdieu. 278 L'habitus est défini comme la façon dont les structures sociales s'impriment dans nos têtes et dans nos corps par l’intériorisation de l'extériorité. À cause de notre origine sociale en premier lieu, puis de notre trajectoire sociale, des inclinaisons à penser, à percevoir, à faire d'une certaine manière, se forment, de façon le plus souvent inconsciente. Ces dispositions, intériorisées et incorporées de façon durable, résistent au changement. Unifiées, elles constituent un élément d'unité de la personne. L'habitus fonctionne alors comme un système car il renvoie à tout ce qu'un individu possède et à tout ce qui le fait. En somme, l'habitus désigne des manières d'être, de penser et de faire communes à plusieurs personnes de même origine sociale. Ces manières sont issues de l'incorporation non consciente des normes et de pratiques véhiculées par le groupe d'appartenance.

Le groupe des pairs joue ici un rôle important dans l’incorporation des normes et des pratiques liées à la vie à la rue.


Notre statut social, mais également nos aspirations et prétentions, sont révélés par nos choix et nos goûts esthétiques (tout en les masquant). L'habitus « n'est pas un destin ». Loin d’être génétique, il est un effet social. S’il tend à reproduire certaines conduites dans les situations habituelles, l’habitus innove quand il est confronté à des situations inédites. C'est l'habitus qui explique la reproduction, à l'insu des acteurs eux-mêmes, des rapports sociaux. Or chaque individu est confronté à des expériences sociales plus ou moins diverses.

Ce n’est pas par hasard si des leaderships de groupe de personnes en errance sont pris la plupart du temps par des individus issus de milieux moins défavorisés et ayant fait des études. Car le contexte sociétal tend à la valorisation croissante de la « culture générale » - cette disposition cultivée qui relève de la transmission familiale – l’élévation dans le cursus scolaire ou le diplôme évaluant ainsi un capital culturel hérité.

C’est ainsi que le jeune en souffrance, en décrochage social, se lance dans une errance sans but. La solidarité interne de la communauté zonarde 279 qu’il rejoint tient du lien « micro tribal ». Celle-ci est ambivalente, en particulier du fait de l’usage de la drogue et de l’alcool (et des vols).

Notes
274.

Goffman, Erving. 1996. Stigmate, les usagers sociaux des handicaps, Paris, Edition de Minuit

275.

Xiberras, Martine. 1996. Les théories de l’exclusion, Paris, Armand Colin, p. 114

276.

Buhrig, Martine. 1996. Réussir l’insertion. Accompagner la reconnaissance sociale, Lyon, Chronique Sociale, p. 41

277.

Bonal, Michèle. Desbarats, Maryvonne. 1996. Errances et solitudes : de la rencontre,  in Errances, entre dérives et ancrages, Ain (Joyce), Toulouse, Erès.

278.

Bourdieu, Pierre. 1979. La distinction, Paris, Editions de Minuit.

279.

Chobeaux, François.  1996. Les Nomades du vide, Arles, Actes Sud, p. 50-55