7.1.1.1. Mon mari rentrait ivre

Il y a aujourd’hui une « féminisation de la pauvreté », conséquence de l’inégalité homme – femme en matière de qualification, d’emploi et de logement. En même temps une discrimination sociale « positive » fait qu’il y a moins de femmes à la rue que d’hommes et qu’elles bénéficient de plus d’aides. Cet «avantage sous contrainte » 280 s’inscrit dans des rapports sociaux de sexes. Tout comme le « sans abrisme à domicile » (« Homeless-at-home women », l’errance féminine est souvent tenue hors de toute visibilité sociale.

L’inégalité sociale, liée à leur appartenance au genre féminin, réduit les femmes au repli sur l’espace domestique. Lorsque les rapports de domination masculine ou patriarcale leur deviennent insupportables, elles s’installent dans une « flottaison relationnelle » entre des expériences de rue (majoritairement courtes), des solidarités réticulaires précaires, des institutions (en France), avec des aller – retours fréquents. 281

Cette existence dans les situations d’errance s’accompagne d’un silence par peur d’une disqualification supplémentaire. Leur vulnérabilité les maintient dans un état d’alerte permanent. Les frontières entre la rue et le domicile deviennent d’autant plus poreuses que la personne connaît une dépossession symbolique de son propre logement. Avant son errance, elle a parfois déjà effectué une désertion « symbolique » du logement, en vivant un abandon de soi dans une assignation à résidence forcée. Elle peut également avoir subi une dépossession brutale à l’occasion de tensions (adolescence…) ou d’un événement familial (naissance, veuvage, répudiation, etc.).

Nous remarquons que la dégradation progressive et la perte de l’autonomie sont souvent liées avec un processus de fragilisation qui remonte à l’enfance. A Lyon, une femme de soixante ans a été victime d’un attentat dix ans auparavant. Elle vivait à Paris et était fonctionnaire. Gravement atteinte à la colonne vertébrale et aux jambes, elle en garde des séquelles : une claudication, des douleurs de dos, mais surtout une fragilité psychologique et une perte de ses capacités qu’elle ne supporte pas. La bombe de l’attentat a réveillé les autres bombes de son enfance pendant la guerre de 39-45 ; et surtout sa difficulté relationnelle avec sa mère, cachée dans le maquis pendant sa prime enfance. Sa mère qui l’a arrachée à sa grand-mère pendant son adolescence, lui demandant de vivre avec un beau-père qu’elle n’a jamais accepté. La révolte et la haine se sont entremêlées en elle.

Fuyant cette réalité, elle est venue vivre à la rue à Lyon, désirant être oubliée de tous. Vivre une existence marquée par l’anomie 282 . Refusant toute inscription sociale, et donc tout revenu, elle subsiste grâce à la prostitution. Jusqu’à la mort de sa mère et à l’héritage à recevoir. Investissant le lien social offert par la Veille sociale, elle commence un chemin par le soin, le revenu (RMI puis retraite), le logement… et surtout par la relecture de sa vie, transfigurée par le pardon.

Un certain nombre de ruptures sont dues aux « violences confidentielles », ainsi qu’au rapport de domination 283  :

‘« Les hommes maintenant, j’en ai peur. C’est surtout à cause de mon mari. Il était violent avec moi. »’

Ce rapport de domination imprègne certaines cultures qui vont jusqu’à justifier les violences faites aux femmes :

« Partout dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari l’injurie, frappe et menace la femme. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme. » 284

Dans la domination masculine, Pierre Bourdieu 285 analyse la violence symbolique comme l'exemple par excellence de cette soumission paradoxale. Imposée et subie, cette violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance - ou, plus encore, de la méconnaissance, voire de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment. 

L'ordre établi se perpétue relativement facilement, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, hormis quelques accidents historiques. C’est pourquoi les conditions d'existence les plus intolérables peuvent apparaître souvent comme acceptables et même naturelles. 

L’ethnologue Virginia Woolf 286 s'arme d'une analogie ethnographique pour décrire « le pouvoir hypnotique de la domination ». Elle rattache génétiquement la ségrégation des femmes aux rituels d'une société archaïque. Or la division entre les sexes telle que nous la connaissons est le produit de ce type d’opération proprement mystique. La question se pose, de façon toujours actuelle, d’une analyse objective de sociétés organisées selon le principe androcentrique 287 . Semblables à une archéologie objective de notre inconscient, cette question est source d'une véritable socioanalyse indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à nos propres traditions. Le long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social a été produit, dans les corps et dans les cerveaux, en s’appuyant sur les apparences biologiques, avec des effets bien réels. Renversant la relation entre les causes et les effets, ceux-ci font apparaître une construction sociale naturalisée. Les « genres », en tant qu'habitussexués, s’imposent comme fondement en nature de la division arbitraire, principe de la réalité et de la représentation de la réalité, qui s'impose parfois à la recherche elle- même. 

La logique de la domination exercée au nom d'un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé se laisse saisir dans cette relation sociale de « genre », extraordinairement ordinaire. Cette même logique de domination s’exerce également au travers d’une langue (ou d’une prononciation), d’un style de vie (ou d’une manière de penser, de parler ou d'agir). Plus généralement encore, au travers d’une propriété distinctive, d’un emblème ou d’un stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu'est la couleur de la peau. 

Les femmes (…) expliquent leur errance par leur refus des mauvais traitements. Le « toit », lieu de protection, devient lieu de danger. Les conflits, les ressentiments et la haine réciproque accompagnent souvent la dé liaison.

‘« Mon mari rentrait ivre. Alors il me frappait. C’était l’enfer. »’

Le processus de confiscation de l’espace privé provoque une désocialisation. L’absence de « chez soi » ne permet plus de se replier, se ressourcer ou se construire. Elle s’accompagne d’une rupture avec l’ensemble des réseaux sociaux ou familiaux. La honte provoque l’interdit de parler et de rechercher du soutien. Les capacités adaptatives en sont d’autant plus réduites. Dans les réseaux de proximité, la solidarité réticulaire n’est pas sans risque de relation de soumission. Elle est précaire.

‘« Je n’ai plus personne. Tout le monde s’est éloigné de moi. Je n’ai plus de parents ni d’amis. Je suis seule, seule avec le Bon Dieu ! »’

Notes
280.

Marpsat, Maryse.1999, op. cit.

281.

Vidal-Naquet, Pierre. 2003, op. cit.

282.

« Etat d’une société caractérisée par une désintégration des normes qui assurent l’ordre social ».

283.

Bourdieu, Pierre. 1998, La misère du monde (ouvrage collectif), Paris, Poche

284.

Kourouma, Ahmadou. 2000, op. cit. p.34)

285.

Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit.

286.

Woolf, Virginia. 1977. The diary of Virginia Woolf, New York, éd. Anne Olivier Bell

287.

Qui place l’homme au centre, et non la femme.