7.2.1. Je souffre dans ma tête

Henri-JacquesSticker 295 montre que les systèmes de pensée qui commandent le rapport des sociétés au handicap évoluent. Dans le contexte de globalisation actuel, le passage s’effectue de l’isotopie biologique et éthico religieuse à l’isotopie sociale et médicale

Au Sénégal, plus encore qu’en France, nous avons observé la prégnance de l’isotopie éthico religieuse. Celle-ci se structure autour de l’isotopie biologique. L’infirmité a été longtemps porteuse de significations, les infirmes portant un message divin pour la communauté. L’origine du handicap est interprétée comme un « mal » (en opposition au « bien »), comme d’origine divine ou diabolique. L’homme du « sacré » est le principal acteur à intervenir. L’infirme se voit attribuer une place à part et il est assisté. « Dans certains sous-systèmes, il est tué ». Sa différence est affirmée et valorisée, qu’elle soit reconnue ou rejetée. Elle est également utilisée comme source de revenu pour la famille ou la communauté, grâce à la mendicité. Le « mendiant infirme », doublement stigmatisé, devient le bénéficiaire privilégié de la charité, dans un système sous-tendu par une éthique à la fois individuelle et collective. L’aumône joue le rôle de compensation financière, mais aussi de « voie de salut » pour les nantis croyants. 296 Traditionnellement, les marabouts recommandent de donner aux mendiants de l’argent ou des dons en nature pour obtenir les grâces du ciel.

Mais, si cette représentation existe encore partiellement, l’ère culturelle actuelle évolue vers une représentation sociale des « fous » (opposés aux « sains d’esprit ») et des « contre-faits » (opposés aux « bien-faits »). L’« handicapé » y est situé souvent comme « anormal ». Dans son cours de recherche anthropologique et traitements éducatifs, Charles Gardou 297 développe cette référence à une norme, directement liée à la pratique de la séparation sociale.

En France, l’évolution culturelle amorce un passage qui va de l’isotopie biologique et éthico-religieuse à l’isotopie sociale. De la séparation et de la catégorisation, les pratiques se déplacent vers la « normalisation ». Le langage est passé du normal (opposé au pathologique) à celui de la santé et de la maladie. Les acteurs privilégiés sont l’homme du social et le médecin. Ils traitent de l’intégrabilité de la personne « handicapée » perçue comme « déviante » (par rapport à ce qui est conforme). Médicalisée, la différence portée par l’infirme est minimisée, voire méconnue. Elle devient « l’in-différence ». Dans cette perspective, la personne en situation de handicap se retrouve socialement « alignée ». La différence, de plus en plus sous-valorisée, implique sa « disparition ».

« Je souffre dans ma tête. Pendant combien de temps encore je ne ferai que pleurer ? »

se questionnait Alexandre, souffrant de troubles psychiatriques depuis dix ans et de douleurs aiguës dans la colonne vertébrale et dans les jambes. Son comportement, perçu comme asocial - avec des risques sporadiques de passage à l’acte violent - induit soit des exclusions de certains centres d’hébergement, soit une rotation pénible de quelques nuits de centre à centre, sur orientation du 115. Ce qui ne fait qu’accroître ses souffrances.

« Je n’en peux plus. Je dois rester debout des heures et des heures car les structures ferment ! Et si je m’assoie sur une chaise, j’ai des douleurs insupportables. »

A Lyon, la projection dans le processus de l’errance des personnes en situation de handicap est directement liée à cette évolution culturelle, orchestrée par les politiques publiques, notamment au niveau des hôpitaux (psychiatriques) qui ne remplissent plus leur fonction asilaire. L’Interface SDF 298 de Lyon témoigne de cette réalité sociologique : « La clinique psychiatrique s’est exportée dans la rue » 299 . On y retrouve :

  • des psychoses traitées (ou non) : pour cette population fragilisée, la violence de la rue se surajoute à leur vie psychique « dissociée, qui parfois confine à la mort ». La dépendance aux substances psycho actives lui permet de devenir « indifférent à l’épreuve de la rue, tout en s’y accommodant ;
  • des souffrances psychiques liées à « la dérive sociale avec des échecs itératifs de réinsertion ». Installées dans la survie, ces autres exclus sont dépendants du don social et de l’entourage et se replient derrière des vécus de persécution ;
  • des jeunes errants, poly toxicomanes, vivant en « tribus », regroupés en squats collectifs. Les carences affectives, les violences et les incestes, les ruptures de liens ont souvent marqué leur enfance, suivis de placement et de fugues.

Dans la problématique de la personne en errance, le corps est vécu comme un écran. Développant une relation à distance, la personne regarde son corps se dégrader et exhibe ses plaies. Elle met en scène ses souffrances psychiques dans le réel. Elle ne parvient pas à investir ce corps semblable à un reproche. L’errance devient un symptôme de sa souffrance psychique. Fuyant hors de son corps, elle fuit hors du temps dans un « ici et maintenant » qui ne permet ni projection, ni anticipation. Et ce présent traumatisant fait revivre le passé. Pendant ce temps d’effondrement massif, elle recherche un soutien social de façon paradoxale : elle s’expose dans des espaces publics, tout en refusant l’intervention sociale. Sa non-existence sociale comme individu se manifeste dans son corps devenu objet de non-reconnaissance. En lutte avec elle-même, elle devient son propre bourreau et s’autodétruit dans la guerre sans merci de la rue, s’animalisant jusqu’à perdre l’aspect humain. Le soutien social passe par les soins et va jusqu’aux interventions des services de l’urgence des hôpitaux. A travers la description verbalisée de ce qu’elle fait vivre, la personne parvient à réhabiliter son corps, à investir le lien social. L’errance est signe de la problématique du lien à l’autre qui n’a jamais pu s’établir. Et, lorsque le verbe fait défaut, le corps se fait parole.

Notes
295.

Stiker, Henri-Jacques. 1997. Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod

296.

Sow, Fall Aminata. 1979. La grève des Bàttu, Dakar, NEA

297.

Gardou, Charles. 2003, Cours de recherche anthropologique et traitements éducatifs, Lyon, ISPEF

298.

Equipe psychiatrique mobile spécialisée dans l’accès aux soins pour les « SDF ».

299.

Bilan d’activité 2002, Interface SDF/Lyon.