7.2.1.2. Dieu, il me cherche… mais il ne me trouvera pas

Emile Durkheim 303 place la folie comme un fait individuel : l’individu (avec sa constitution, son éducation familiale, etc.) choisit entre le suicide, la maladie mentale et la criminalité pour exprimer ses réactions de souffrance et de frustrations à des situations sociales « sans issues ». La psychiatrie sociale va dans le même sens.

La personne atteinte dans ses fonctions mentales devient « l’individu non socialisé ». Plus le degré d’« asymétrie » de sa relation entre la propre réalité subjective et la réalité objective (définie socialement) est fort, plus sa maladie est grave. « Qu’une frustration, un traumatisme violent, un rejet de la famille ou de la société globale l’empêche d’intérioriser la réalité sociale environnante – une « terreur anomique 304  » s’emparera de lui devant cette impossibilité de résorber le monde extérieur dans sa conscience – et il bâtira, dans une pure activité subjective, un « contre-monde » dans lequel désormais il vivra. 

A Lyon, Alex vit dans ce « contre-monde » avec un bonheur et un enthousiasme qui nous déconcertent, ne désirant aucune transformation tant en terme de revenu, de soin, que d’hébergement. Il dit avoir rompu avec le travail et sa famille depuis des années et n’en éprouver aucun regret. Agé de 60 ans et, il a vécu pendant plus de 20 ans en se dissimulant dans les recoins des bâtiments pour dormir et en faisant les poubelles pour manger.

La première rencontre avec Alex remonte à 1995 : lorsqu’il passe devant le centre d’hébergement d’urgence avec son balluchon sur le dos, avec ses vêtements en guenilles, ses cheveux hirsutes et sa longue barbe, il nous jette un regard furtif tout en frôlant les murs : les sphères de nos deux mondes semblent se croiser avec une distance minimale de 2 mètres. Puis des échanges réguliers, constitués d’onomatopées et d’un langage « astral » incompréhensible, s’instaurent autour de don de sandwichs.

Alex commence peu à peu à communiquer avec nous par la parole. C’est un plaisir réciproque. Il se redresse de toute sa hauteur, donnant à voir un regard pétillant et malicieux, maniant l’humour avec beaucoup de gentillesse. Lorsque nous lui proposons des soins pour la galle qui entame sa peau, il se met à montrer chaque bouton purulent sur son bras :

« Vous voyez, là, c’est Saturne ; là, c’est Pluton ; là c’est Jupiter… »

Pour terminer en désignant le milieu de son avant bras :

« Là, c’est vous et vous m’emmerdez !!! »

Deux ans plus tard, Alex accepte de pénétrer dans le centre d’hébergement pour se laver et changer de vêtements. Au bout de quelques mois, il monte se restaurer, puis repart chaque nuit dormir dehors. Compte tenu de l’hygiène indispensable dans les collectivités, nous lui proposons un shampoing anti-poux. Il nous répond, sur un ton majestueux :

‘« Vous n’y pensez pas, ma petite dame, ces animaux là, ils sont ma seule famille ! »’

Aujourd’hui, Alex vient régulièrement se laver, manger et échanger avec le personnel, les bénévoles et quelques usagers du centre d’hébergement d’urgence. Il y dort quand il le veut.

‘Lors de notre entretien, un dimanche, devant la basilique de Fourvière où il fait occasionnellement la manche, il nous explique comment il perçoit les conditions de vie de « SDF » :
« Comme ça, je suis heureux ! »
« Mais vous n’avez aucun revenu et vous dormez dehors. Pourquoi ne demandez-vous pas le RMI ? »
« Pourquoi faire ? Je n’en ai pas besoin ! Et puis faut donner son nom, faut des papiers… Ici (il montre la basilique), il y a le Bon Dieu. Moi, je viens là. Ca me suffit !» ’

Alex garde quelques secondes de silence et rajoute :

‘« Lui, il me cherche… mais il ne me trouvera pas ! » ’

Et il éclate de rire… nous rions avec lui. Nous avons bien entendu son désir extrême d’indépendance ainsi que sa fragilité psychique qu’il gère en développant la relation à l’autre quand il le veut, dans des lieux aux « cloisons molles » où le dedans / dehors, toujours possible, lui permet de ne pas éclater et de vivre au mieux avec ses limites. Puis Alex repart avec son sac sur le dos. Est-ce son choix, celui de se situer hors des normes et sans accès aux droits sociaux, ou est-ce sa manière de s’adapter à l’environnement social pour survivre ?

La folie est-elle un choix personnel ? Les politiques médico-sociales françaises ont prôné la réduction des prises en charge psychiatriques hospitalières sur les longs séjours, sans prévoir de structures d’hébergement spécifiques. Or « en plus d’être le produit d’une pathologie sociale, économique et culturelle, la clochardisation est aussi, profondément, un symptôme psychopathologique » 305

La folie n’est-elle pas aussi un « fait social » ? Pour Claude Lévi-Strauss, par rapport à un système local, la position périphérique (ici celles des personnes atteintes de déficience mentale) fait partie du système total. Chaque société, chaque système de solidarité, voit se développer de façon complémentaire le rapport entre conduites normales et conduites spéciales. L’inquiétante anomie de l’existence de ces êtres abandonnés à la rue interroge la société toute entière.

Ne faut-il pas également réintégrer la maladie-objet dans la culture, et différencier la maladie-société  de la maladie–sujet ? De façon à « rendre compte à la fois des conditions sociales historiques et culturelles d’élaboration des représentations du malade et des représentations des médecins, et cela quelque soit la société concernée ». 306

La rencontre avec des personnes atteintes de déficience mentale à Dakar nous a intéressé à ce titre. « Les maladies mentales sont aussi des maladies du sacré.» 307

Notes
303.

Durkheim, Emile. 2004. Le suicide, Paris, PUF

304.

Définie comme « absence de règles ou de normes entre les éléments constitutifs d’une société organique afin d’en assurer la coopération harmonieuse, pour en faire un facteur déterminant de l’augmentation des troubles mentaux dans la société contemporaine».

305.

Declerck, Patrick. 2001. Op.cit. p. 287

306.

Laplantine, François. 1986. Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, p. 20

307.

Bastide, Roger. 2003. Le rêve, la transe et la folie, Paris, Seuil, p. 14