7.2.2. Rouge, Rouge, va t-en

7.2.2.1. Monsieur Rouge

« Monsieur Rouge » (c’est le nom que nous lui donnons) commence par des salutations longues et répétitives. Elles constituent une forme de mise en relation et induisent une qualité de contact, tout en véhiculant certaines valeurs de l’Afrique traditionnelle. Sa confiance s’instaure quand Aliou lui présente ses origines sénégalaises. « L’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement.» 308

Alors Aliou présente Martine « venant de France », en parlant wolof. C’est alors que M. «Rouge» se met à crier et répéter « de France ! » une dizaine de fois, en serrant la main de Martine. Puis il commence avec elle une conversation en français, tout en continuant à s’adresser à Aliou en wolof. Souffrant d’écholalie (symptôme de répétition), il s’approprie les mots ; il les intègre, il se rassure en les introjectant. Parfois, dans sa psychose, il commence à partir sur les mots en les interprétant et en construisant un délire qui lui fait peur.

Il est assis sur le trottoir, sur un vieux carton d’emballage jauni et poussiéreux. Nous lui demandons s’il nous est possible de nous asseoir près de lui, de façon à ne pas nous situer en position haute, en restant debout, voire penchés vers lui pour lui parler. Il nous invite à partager un bout de carton et se montre très heureux. Il nous dit qu’il est sérère d’origine. Il est couramment polyglotte, puisqu’il parle le sérère, le wolof et le français. Pendant que nous conversons sur le trottoir, les voitures continuent de passer sur la large avenue qui mène au port. Les piétons nous regardent en passant. Il n’est pas habituel de voir une « toubab » (blanche) et un homme converser avec un « mendiant », qui plus est a endossé la panoplie du « fou mendiant » : il se tient habituellement prostré par terre, assis en tailleur au milieu du trottoir, le visage baissé, ne cherchant ni à mendier, ni à rentrer en contact avec ceux qui passent. Ses habits traditionnels sont jaunâtres et poussiéreux, usés par les ans et déchirés, plein de ce sable répandu sur les trottoirs de Dakar par le vent. Le carton récupéré et usagé sur lequel il est assis par terre lui sert également à se coucher sur place, car il n’a plus d’autre lieu que la rue pour l’accueillir. Sa chevelure est hirsute, avec des rastas ni peignés, ni lavés depuis longtemps. Il semble avoir environ 45 ans.

Certains passants s’arrêtent pour écouter notre conversation, visiblement très surpris. L’un d’entre eux attire Aliou un peu plus loin pour lui parler. Il apprend à Aliou qu’il n’en revient pas de nous voir converser avec lui. Il le voit à cette place depuis des années. Et c’est la première fois qu’il le voit parler. Tout le monde croyait qu’il était sourd ou muet, ou trop malade. Du coup, personne ne lui avait adressé la parole. Ce passant fait partie des voisins qui veillent sur lui pour lui donner à manger dans la rue. Il n’a jamais vu personne, ni de sa famille, ni de sa communauté, venir le voir.

Lorsqu’Aliou revient, M. « Rouge » lui demande comment s’appelle Martine. Aliou lui répond : « Martine ». Et M. «Rouge» se met à crier avec joie « Martina, Martina, Martina… » en regardant Martine. Lorsque Martine lui demande son nom, il prend peur et se recule en disant « Non ! non ! ». Il garde ancrée en lui cette force primitive du nom : donner son nom, c’est donner un pouvoir à l’autre ; un pouvoir qui peut se retourner contre soi. On touche là du doigt les grandes traditions ancestrales et bibliques (transmises par l’Islam) : au désir de l’homme de connaître le nom de Dieu, Dieu répond par un Nom qui est au delà de tout nom. Car nul être ne peut s’accaparer un pouvoir sur Lui. Cette croyance est tellement forte que « M. «Rouge» refuse de livrer son nom, c’est-à-dire de se livrer lui-même aux mains de deux inconnus.

Aliou et Martine rassurent M. « Rouge », en lui disant que ça ne fait rien et qu’il peut garder son nom secret. Et l’échange se poursuit, dans la réciprocité, M. « Rouge » s’intéressant à ce que nous faisons et partageant son expérience. C’est ainsi que, quand Martine lui dit qu’elle vient de Lyon, il se tourne vers Aliou qui lui répète «  de Lyon ». Et il se fâche : « Vous vous moquez de moi ! Elle ne vient pas du lion. Non ! » Et il se met à parler du danger représenté par le lion. Danger physique certes, mais aussi mystique, car il touche à des représentations culturelles mythiques et ancestrales. L’homme qui a combattu un lion est certes devenu un Homme, voire un héros. Mais il est aussi habité par l’esprit du lion, qui peut à certains moments s’emparer de lui, et cela tout au long de sa vie. Il est donc particulièrement redouté. Le jeu du « faux lion » - encore pratiqué dans les villages- et le nom des « lions de la Téranga » donnés aux footballeurs sénégalais (qui ont gagné le match contre la France lors du mondial de football en 2002), témoignent de la force de cette survivance.

Dans son histoire personnelle, M. « Rouge » nous confie ce qui a été à l’origine du rejet de sa famille. Un jour, son frère aîné lui a dit, en le menaçant :

« Poitrine rouge… sors !!!  Sors, poitrine rouge ! rouge !! rouge !!! »

M. « Rouge » est très affecté par la colère contre son frère et l’angoisse véhiculée par le rejet de sa propre famille, en nous confiant cela.

Le rouge est la couleur du fétiche : couleur du sang, le sang de la vie qui n’appartient qu’à Dieu seul, le sang des oracles et des miracles. C’est ce que chante le poème du coq du fétiche. 309

‘« Bien différend des autres,
pour l’anneau rouge qu’il porte,
à sa rugueuse patte droite,
d’un beau plumage couleur pourpre ;
le coq du fétiche chante sa race !
[…] On l’attache dans un coin obscur de la chambre
à un pieu sec mais spirituel !
Il usera sa vie, donnant des coups de bec
A la cordelette noire qui suce son sang,
Ce sang parfum d’oracles et de miracles.
Le coq du fétiche chante sa race ! ».’

A l’occasion du décès de son père, le fils aîné a voulu récupérer les terres, en qualité de gérant. Cette pratique de l’indivision, utilisée dans certains segments de lignages, évitait l’éclatement du patrimoine foncier. Elle est devenue marginale actuellement. Du temps de l’économie de l’autosubsistance, les communautés familiales étaient totalement intégrées. Aujourd’hui, « la différenciation des ménages est en cours dans toutes les communautés familiales, et, dans de nombreux cas, elle a déjà abouti à l’autonomie résidentielle et socio-économique de ceux-ci ». 310

Le rejet que le fils aîné fait de son frère s’enracine dans la représentation traditionnelle de la maladie mentale. Dans sa croyance, son frère est un signe, tel un nœud de communication avec l’invisible. Entre le monde surnaturel et le monde d’ici-bas, le « fou » est considéré comme un intermédiaire privilégié. C’est pourquoi il peut être considéré et consulté pour les décisions importantes, parce que Dieu parle à travers lui. Il peut être également rejeté : il fait peur parce qu’il est bien difficile de domestiquer le sacré. Cela d’autant plus que M. «Rouge» vivait dans l’intimité de son père lors des sacrifices et faisait des gris-gris avec lui. Son pouvoir est craint par certains membres de son environnement. L’éloignement apparaît donc comme une solution avantageuse pour le frère aîné.

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Puis se pose pour M. « Rouge » la question de comment vivre en arrivant à Dakar. Après avoir erré plusieurs semaines dans la ville, il trouve un groupe d’hommes, issus de la même ethnie, qui accepte de l’héberger. Malgré ses déficiences multiples, il développe ses capacités de participation et parvient à faire la cuisine tous les jours pour ces hommes de retour du travail le soir. Mais dans la société sénégalaise, ce rôle est strictement réservé aux femmes. Lorsqu’une femme rejoint le groupe, elle prend sa place de cuisinier et on lui demande de partir… Il s’affronte à la dure réalité du manque d’activités spécifiques pour les personnes en situation de handicap, hormis la mendicité, et à l’effondrement du peu de réseau social qu’il avait constitué en ville. C’est ainsi qu’il s’est « installé » sur le trottoir, dans le mutisme.

Le « malade mental » (« doff » 311 ) est considéré comme un être à part par les autres membres de la communauté. Surnaturels, ils sont à cheval entre le monde des vivants et le monde des ancêtres.

D’où leur position particulière : ils sont respectés (et craints à la fois). Ils reçoivent un traitement favorable dans la communauté villageoise où ils se trouvent. Dans la cosmogonie traditionnelle, il y a un esprit qui se cache en eux. Par conséquent, un pouvoir surnaturel est caché derrière la folie. Beaucoup de personnes viennent se confier à eux pour savoir quelle conduite tenir par rapport à tel ou tel évènement, ou comment faire face à des inquiétudes ou des situations d’insécurité. Mais ils le font en cachette. Car en public, le « doff » fait semblant de ne rien comprendre et de ne rien connaître.

Nous avons rencontré M. « Rouge » une demi-heure avant le coucher du soleil et nous sommes restés avec lui pendant trois heures, jusque dans la nuit. Ce moment, entre le coucher imminent du soleil et le début de la nuit, est considéré comme celui des esprits surnaturels. Les humains ne doivent pas à s’immiscer en dehors de chez eux à cette heure là. Ce n’est pas par hasard si c’est également le moment de la prière du soir.

Cela a été la première fois que nous avons rencontré M. «Rouge», mais également la dernière. Il nous avait dit :

- « A chaque fois que vous avez besoin de moi, vous pouvez venir me voir ici. Je serai très content ! »

Et nous avions convenu de nous revoir dès le lendemain. Mais il avait définitivement disparu de son emplacement, sur le trottoir devant l’hôtel de ville, là où pourtant il demeurait depuis plusieurs années, ce que nous ont confirmé les voisins qui ne l’ont plus jamais revu.

La disparition physique (ou la mort) d’un malade mental coïncide avec un grand évènement dans la communauté. Elle est interprétée comme si l’esprit présent dans le « malade mental » venait d’être découvert. Il a transmis ce qu’il avait à dire et il a fini sa mission. Les langues se délient.

Qu’est devenu cet homme en situation de handicap, qui a connu d’abord une place « privilégiée » dans la famille large au sein de son village, le rejet par son frère puis par son groupe ethnique en ville, ainsi que l’atomisation sociale jusque dans l’errance, jusque dans le mystère de sa disparition ?

Ces situations de grande errance de personnes atteintes de déficience mentale, à Dakar et à Lyon, présentent beaucoup de similitudes : abandon à la providence (sans revenu, quand bien même celui qui vit en France y aurait droit), errance dans les rues sans relations fixes, adaptation aux conditions de vie quasi-inhumaines sans révolte, absence ou refus de soin, développement d’une certaine philosophie de la vie en étant relié à Dieu.

Elles se situent dans deux sociétés différentes : l’une majoritairement à univers unique et l’autre à univers multiples. L’une isole le malade, pose un diagnostic et propose un traitement médical et psychiatrique ; l’autre recoure à la divination, place le malade dans le collectif et le fait passer du fatal au réparable. 312 Dans ces deux cultures différentes, les représentations de la maladie mentale ne sont pas les mêmes. Mais la présence des personnes atteintes de déficience mentale marque la faille des systèmes dans chaque société, l’une de par l’éclatement du modèle de solidarité communautaire, l’autre par le développement du processus d’exclusion sociale des populations les plus vulnérables.

A l’intérieur de ce « contre monde », les personnes que nous avons rencontrées développent des stratégies d’ajustement qui sont majoritairement du type « partage émotionnel ». Cependant, certains se situent en même temps dans une stratégie de résolution de problèmes en utilisant, en France notamment, tous les circuits sociaux et en développant un réseau social autour d’eux, de façon à améliorer leur vie quotidienne tout en préservant leur autonomie.

Notes
308.

Hampaté, Ba Amadou. 1991. Amkoullel l’enfant peul, Mémoires, Paris, Actes Sud, p. 17

309.

Zoume, Boubé. 1978. Les souffles du cœur, in MATESO Locha, Anthologie de la poésie d’Afrique noire d’expression française, Paris, Hatier, p.147, p. 145

310.

Diop, Abdoulaye-Bara. 1985. La famille wolof, Paris, Karthala, p. 160

311.

Le fou en langue wolof

312.

Nathan, Tobie. Steiners, Isabelle.1999, op. cit.