7.2.2.3. Le handicap, c’est l’œuvre du diable

C’est pourquoi, dans les villages traditionnels sénégalais, la personne atteinte de déficience mentale (notamment) est perçue de façon paradoxale. Lorsqu’elle n’est plus vécue comme porteuse d’un message sacré, et donc comme une forme de présence divine au sein de la communauté, elle devient sujette au rejet social et à l’errance.

« Wagrin, comme d’ailleurs tous les africains de son époque, croyait fermement aux présages tirés des évènements. Le hasard ou l’événement fortuit n’existait pas dans son esprit. Tant pis pour celui qui refuse de se mettre à l’écoute des avertissement que les forces supérieures qui gouvernent l’univers, donnent parfois sans paroles audibles… » 318

Prenant en compte la dimension culturelle, un médecin français a pris l’initiative d’utiliser la thérapie traditionnelle à l’hôpital psychiatrique de Fann, en particulier pour les malades schizophrènes. Il fait intervenir des tradipraticiens afin de remettre le malade dans son univers : sa famille, ses ancêtres, son environnement spirituel et culturel. Le guérisseur pratique le « ndeûp  319 ». Cette célébration prend des allures très populaires et toute la communauté se retrouve dans le « pinthie ». 320 Le guérisseur connaît le chant et le rythme pour aller chercher les esprits ancestraux. Quand le chant et le rythme du tam-tam atteignent le malade, il se met en transe 321 . L’humain, en contact avec l’invisible, va donner un message des esprits aux humains. Le « fou » est progressivement libéré des esprits malveillants qui le retenaient dans le monde non humain.

Des animaux sont tués sur la place : l’écoulement du sang (en relation avec Dieu) des sacrifices est bu par les esprits. On verse du vin, de l’eau et on boit le lait caillé.

Le malade a le sentiment qu’il a des obligations non accomplies (deuil, brisures, actes…), ce qui l’installe dans un vide affectif, dans un état flottant d’errance. Pour sortir de cette dépression et de la culpabilité qui l’envahit, il rétablie la relation avec les autres en offrant des cadeaux.

A Dakar, la plupart des personnes utilisent les deux systèmes de soins 322 : ils commencent par la divination avec le marabout (et l’utilisation de médecine traditionnelle) puis, si ça ne marche pas, par le diagnostic spécifique de la médecine occidentale.

‘« J’ai eu la poliomyélite à quatre ans. Au début, mes parents croyaient que c’est l’œuvre du diable (…). C’est à la fin seulement que je suis partie à l’hôpital où on a décelé la polio et c’est là-bas qu’on m’a soigné ! ».’

Pour être compris de manière non univoque, les troubles mentaux qui surviennent dans l’histoire individuelle du malade demandent à être situés dans le contexte des transformations culturelles et sociales dans lequel il évolue. Il en est de même pour les déficiences motrices.

Parmi les problématiques développées par les personnes en situation de déficience motrice et sensorielle, celle des « lépreux » de Dakar est très spécifique, car elle prend forme dans une sous culture qui porte le poids d’une logue histoire.

La lèpre est, depuis la nuit des temps, une maladie honteuse. Pire encore, de par sa contagiosité, elle provoque le bannissement de l’individu hors de da communauté. Le malade est alors considéré comme impur. Cette impureté n’est pas seulement liée au risque de contagion, mais à des perceptions archaïques d’une faute originelle, d’un sort divin dû au péché.

‘Martine : « Comment avez-vous ressenti la maladie ? »’ ‘Bineta : « J’avais des démangeaisons et des fourmillements dans tout le corps. Ca me faisait des boutons. Je me suis grattée, et c‘est devenu des plaies. Alors quand j’ai su que c’était la lèpre, je me suis éloignée de chez mes parents, car chez nous, c’est vraiment une maladie honteuse. »’ ‘Tala : « On est obligés de venir faire la manche, ici, à Dakar. Grâce à ça, on nourrit notre famille. »’ ‘Martine : « Vous êtes des bons pères et des bons époux ! »’ ‘Tala : « Oui, on est fiers ! Ce que nous vivons, c’est un cumul de malédiction de Dieu : la lèpre, la maladie, la femme, les enfants ! »’

Cette maladie se surajoute aux « obligations » de la condition féminine, faisant de l’acceptation et de la résignation une valeur en soi :

« Tu devrais au lieu de te plaindre prier Allah koubarou ! (Allah est grand) Allah koubarou ! Tu devrais remercier Allah de sa bonté. Il t’a frappée ici sur terre pour des jours limités de douleurs. Des douleurs mille fois inférieures à celles de l’enfer. Les douleurs de l’enfer que les autres condamnés, mécréants et méchants souffriront toute l’éternité. » 323

Le « lépreux » est envoyé dans un village à part. Là, il y est soigné (gratuitement en général) et il y construit sa vie dans un système conçu quasiment en autarcie : il obtient une case, apprend et exerce un métier et fonde une famille.

‘Aliou : Tu es de Nianing ? Mon oncle était pêcheur. Tu le connaissais ?’ ‘Ali : Oui ! C’est ta famille ! On a appris le métier de pêcheur avec ton oncle ! On a fait une famille, on a pris une femme, on a eu des enfants.»’ ‘Mohamed : « On s’est remariés dans le village des recasés, avec des femmes qui ont la même maladie. »’

Mais certains, qui ont connu l’errance et qui ont pratiqué la mendicité antérieurement, sont méprisés dès le départ par la communauté du village des lépreux.

‘Martine : « est-ce que vous avez eu de l’aide au village des lépreux ? est-ce que vous avez eu une case ? »’ ‘Bineta : « Non, les gens disaient que j’étais une mendiante et qu’il fallait rien me donner. Il ne fallait pas m’aider ! Alors j’ai été logée par une voisine plus ancienne au début. Je n’ai jamais rien eu, j’ai toujours dû payer mon loyer ! J’ai travaillé dur au village et j’ai perdu tous les doigts. »’

Devenus mendiants à Dakar, ils vivent ensemble, entre lépreux, développant une sous-culture bâtie autour des valeurs de la solidarité et de l’entraide, sur un modèle « familial ». Les histoires personnelles s’échangent et s’entrecroisent, avec l’expérience de leurs souffrances et de leurs déficiences provoquées par la maladie. Elle cimente leur histoire commune.

‘« Nous, lépreux, nous nous entendons et nous nous entraidons. Mais ce sont les autres mendiants qui ne sont pas lépreux, ils viennent nous bousculer et nous chasser de nos places. Ils nous insultent en nous traitons de « malheureux lépreux, vous n’avez rien ! »’ ‘« On partage quand on nous donne de l’argent. On dort ensemble. Il n’y a pas d’agression. »’

Pour la plupart, le produit de la mendicité leur sert à investir pour leur famille au village des lépreux.

‘Martine : « C’est pour les enfants que vous vivez ? »’ ‘Bineta : « oui, c’est pour les enfants que je me fatigue. Tout mon problème, c’est de me décarcasser jour et nuit, rien que pour sauver de la faim et de la misère mes 7 enfants ! car je n’ai personne, personne pour m’aider !’

je suis là, mais tout mon esprit est à Mballing. Dès que j’ai quelque chose je me dépêche de leur envoyer. Ma fille, elle était mariée, mais elle est divorcée. Elle a 16 ans. Elle cherche un emploi quelconque, mais elle ne peut pas le trouver. C’est moi seule qui travaille pour tous mes enfants. C’est difficile, mais quand ils grandiront et trouveront un emploi, toutes mes peines se dissiperont ».

Bineta laisse émerger un grand sourire, avec des dents éclatantes et une bonne humeur à toute épreuve elle lutte pour sauver ses enfants et ses petits enfants : les sauver de la faim et leur donner un toit, car elle construit petit à petit une case pour eux. Toutes ses souffrances prennent un sens, dans la force d’être mère, dans la foi en Dieu qui soutient pendant la traversée des épreuves.

« Je ressens une immense fatigue. Elle vient de mon âme et alourdit tout mon corps. »

« Je recourais à Dieu, comme à chaque drame de ma vie. Qui décide de la mort et de la naissance ? Dieu ! Tout puissant ! Et puis, on est mère pour comprendre l’inexplicable. On est mère pour illuminer les ténèbres. On est mère pour couver, quand les éclairs zèbrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer, sans commencement ni fin. » 324

Mais certains, les jeunes en particulier, ont moins de chance : sans village, sans famille, sans métier, sans revenu, ils ne parviennent parfois même plus à pouvoir se soigner. Outre leur situation personnelle, cela pose le problème de la reprise des maladies endémiques de par le monde. Ce problème de santé publique est généré par le manque de financement, (en ressources publiques et associatives) qui plonge une partie de la population dans l’incapacité de se soigner.

« Maintenant, il y a des lépreux qui ne peuvent plus se soigner, et il y en a de plus en plus ; la lèpre a même repris à Dakar… par exemple le dispensaire des lépreux de Thiès est fermé depuis longtemps, et le médecin ne vient que très rarement, une fois par mois au plus »

Notes
318.

Makonda, Antoine. 1988. L’étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampaté Ba, Paris, Nathan, p. 51

319.

Rituel d’invocation des esprits ancestraux du malade à travers les chants, les danses et les paroles, avec une participation très populaire.

320.

Lieu public de rassemblement sous l’arbre à palabre.

321.

Acte cathartique, événement qui condense tout ce qui se passe à un moment donné.

322.

Fassin, Didier. 1992. Pouvoir et Maladie en Afrique, anthropologie sociale de la banlieue de Dakar, Paris, PUF

323.

 Kourouma, Ahmadou. 2000, p. 17-18

324.

Ba, Mariama. 2001. Une si longue lettre, Dakar, NEAS, p. 123-124