7.2.2.4. Regarde mon tatouage 

Au sein des sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. L’homme est un microcosme : les matières premières qui donnent consistance au cosmos et à la nature sont les mêmes que celles qui composent l’épaisseur de l’homme. Un même étoffe relie le monde, l’homme et les autres, une même trame : seules les couleurs les différencient.

Dans les sociétés modernes, le corps est perçu différemment. « Il implique la coupure du sujet avec les autres (une structure sociale de type individualiste), avec le cosmos (les matières premières qui composent le corps n’ont aucune correspondance ailleurs), avec lui-même (avoir un corps plus qu’être un corps) ». 325 Dans les collectivités où la division sociale est de mise, le corps est « facteur d’individuation » et le lieu de la césure. Il est l’enceinte dans laquelle rugit l’ego souverain.

Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les rites initiatiques s’exécutent accompagnées d’inscriptions corporelles. « La trace corporelle, avec la douleur qui l’enracine, accompagne la mutation ontologique, le passage d’un univers social à un autre, bouleversant l’ancien ordre du monde.» 326

Ainsi la trace corporelle devient le « sceau de l’alliance ». La cicatrice fait sens pour la communauté, tant en valeur fondatrice du lien social qu’en appartenance au groupe.

En Occident, les personnes qui se coupent volontairement endiguent le trop plein de souffrance et d’écrasement, à défaut de parole et de pensée pour l’exprimer. Conduites à risque, incisions, brûlures, tatouages, entames corporels s’inscrivent dans la peau. Ils servent de marquage identitaire et procurent le sentiment d’exister. Elles retrouvent cette donnée anthropologique utilisée dans les rites de passage des sociétés traditionnelles : renoncer à une partie de soi pour exister.

La sacralité sociale du corps est brisée par l’individu qui s’automutile. Quand la souffrance psychique est trop intense et diffuse, l’entame de soi la fixe en un point précis. La trace en traduit la mémoire. Elle peut être un « trophée identitaire », signe de la bravoure.

Jules vit dans l’errance depuis plus de douze ans à Lyon. Il a été placé par ses parents à la DDASS dès l’âge de dix ans, après avoir tenté d’assassiner sa mère.

Mineur, il commence à vivre dans la rue après plusieurs fugues. Poly toxicomane, il survit grâce à des actes de délinquance. Entre plusieurs passages en prison, il fonde un foyer. Mais rapidement, le divorce le met à distance de ses filles. Il ne les a pas revues depuis dix ans.

Son corps est marqué par des tatouages qui lui servent de mémoire. Les noms de ses filles sont inscrits sur ses avant-bras, de même que celui de son ex-femme au milieu d’un cœur. Sur l’épaule, il arbore une jolie rose, symbole de sa délicatesse envers les femmes et de la douceur de vivre sans violence dont il rêve. Il a fait la plupart de ses tatouages en prison : signes de la sauvegarde d’un minimum d’identité dans un univers carcéral dépersonnalisant.

Il rajoute à ses marquages affectifs deux autres tatouages : celui de Johnny Hallyday qui chante « je suis né dans la rue » (son père ayant effectivement connu l’errance) et celui de Renaud qui parle de la culture de la zone. Les bains musicaux le mettent en symbiose avec un monde dans lequel il se sent enfin reconnu. Il chante avec, ouvrant ses bras comme pour accueillir et donner la tendresse qui lui fait défaut.

Son corps est parsemé de cicatrices multiples : tentatives de suicide et coups reçus, tant dans son enfance que dans la rue. Il exhibe avec fierté ses blessures corporelles en nous racontant les traumatismes traversés, jusqu’à en pleurer quand il évoque le souvenir de ses enfants. Pour lui, la continuité de soi se paye : « Je souffre, donc je suis.» 327 Il développe des conduites à risque telles qu’il engendre l’effroi et l’angoisse chez ceux qui l’entoure. 328 S’emparant ainsi d’une parcelle de puissance, il met régulièrement son existence à la hauteur de la mort.

Eric garde une claudication (séquelle des coups reçus dans la rue), ainsi que des troubles de l’équilibre. Ses capacités de mémorisation et d’orientation, gravement perturbées, le handicapent d’autant plus qu’elles se surajoutent à une déficience intellectuelle légère. C’est pourquoi il inscrit le sens de sa vie sur sa peau. Luttant contre l’oubli, il trouve sa place dans le tissu du monde en faisant de son corps une matière d’identité.

Contrairement à Lyon où le phénomène est fréquent, à Dakar, nous n’avons remarqué aucun comportement de marquage volontaire de l’identité dans le corps. La plupart des adultes et des jeunes garçons ont vécu les rites initiatiques. Même s’il y a régression de ces pratiques actuellement, des rites minima comme la circoncision subsistent. (L’excision n’existe pratiquement plus, si ce n’est en cachette, dans quelques villages.) Ces rites ont ancré dans le corps des personnes, dans les racines de leur identité, une trace d’appartenance communautaire suffisamment fort pour demeurer, malgré les conditions de vie de l’errance.

Notes
325.

Le Breton, David. 2001. Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, p. 8

326.

Le Breton, David. 2003. La peau et la trace, sur les blessures de soi, Paris, Métailié, p. 39

327.

Anzieu, Didier. 1985. Le moi-peau, Paris, Dunod, p. 205 

328.

Le Breton, David. 1995. La sociologie du risque, Paris, PUF, p. 260