7.3.3. Les cafés paroles dans les accueils de jour, c’est important pour nous

La question de la pérennité du lien social dans le contexte incertain de la rue est soulevée. Elle nécessite de penser le « sujet-citoyen » dans une société qui n’est pas une somme d’individualités, mais un système de solidarités. 330 Celles-ci sont davantage communautaires à Dakar et nationales à Lyon. C’est l’ensemble des acteurs qui composent la société qui est concerné : l’Etat, les acteurs publics et associatifs, les réseaux d’appartenance, tout citoyen.

Pour constituer une véritable Démocratie (pour tous), les acteurs de la lutte contre l’exclusion sociale ont à adopter des postures éthiques fortes :

refuser d’aliéner une personne humaine en la réduisant à son handicap ;

rejeter toutes les formes de mépris et de discrimination ;

sensibiliser l’ensemble des acteurs sociaux aux conditions de vie imposées à ceux qui sont les plus fragiles dans le système ;

réfléchir avec les personnes touchées par l’exclusion sur la mise en place de dispositifs plus adaptés et plus intégrateurs.

Les transformations souhaitées par les personnes en situation d’errance et de handicap ne sont possibles que si les politiques publiques se développent avec des axes sociaux prioritaires, notamment le développement du parc de logements sociaux et d’un revenu décent (avec un travail si possible) pour la population la plus vulnérable.

Mais le versant réponse sociale est insuffisant : une réponse en termes de proposition de soutien social global de ces personnes est indispensable. Quelle que soit la forme prise par cette réponse (services sociaux, associations, solidarités communautaires ou citoyennes, etc.), elle passe par le développement d’un réseau de proximité, sur les lieux où vivent les personnes concernées, notamment la rue.

Les cafés-paroles dans les accueils de jour, c’est important pour nous

Les accueils de jour font partie intégrante du paysage de l’urgence sociale 331 aujourd’hui, aux côtés du 115, des équipes mobiles (psychiatrique, médicale ou Samu social) et des centres d’hébergements.

Ce sont des lieux qui ont pour mission d’offrir à des personnes en situation de grande précarité une aide immédiate pour des activités de la vie quotidienne (se restaurer, prendre une douche, laver son linge, mettre ses affaires en sécurité, recevoir du courrier, etc.). Autour de cet accueil inconditionnel, l’écoute favorise une orientation sociale, voire un accompagnement vers l’accès aux droits sociaux, à la restauration des liens sociaux (et familiaux), aux soins, à l’hébergement et/ou au travail.

Des femmes et des hommes, dont une partie importante vit ballottée entre la rue, les hébergements d’urgence et les abris précaires chez des amis ou en squat, fréquentent ces accueils de jour pour maintenir leur dignité et restaurer leur image personnelle, jalons indispensables d'une réinsertion éventuelle future. Mais ils sont là d’abord pour « respirer un petit peu », trouver un havre de paix dans l’univers stressant de la rue.

Pour ces personnes, le soutien social qu’elles perçoivent à l’intérieur des Accueils de Jour ne se limite ni à la prestation de service, ni à l’information, ni à l’aide sociale. Elles insistent en effet sur la convivialité et la qualité relationnelle qu’elles y trouvent et qui suscitent leur confiance et leur désir d’être en lien. Souvent touchées par un processus de désaffiliation et d’atomisation, certaines s’approprient littéralement le lieu : « Ici, c’est ma maison ! C’est chez nous !» C’est une façon imagée de décrire l’impact des tout petits liens 332 dans le travail social.

Car beaucoup souffrent desreprésentations stigmatisantes 333 de l'exclusion qui sont posées sur elles. Elles ressentent leur présence comme une souillure qui les inscrit dans une sorte de mort sociale, de non-être, de désordre par rapport à l’ordre social. 334 Elles se sentent traitées de manière infantilisante dans de multiples formes d’accueil au sein du dispositif d’urgence sociale auquel elles participent nécessairement dans leur trajectoire de « bricolage social » 335 pour survivre. C’est pourquoi, lorsqu’il s’est agi de mettre en place les outils de la Loi 2002-2 sur la participation des usagers dans les Accueils de Jour, elles ont accueilli cette ouverture de façon positive et active.

En effet, depuis quelques années, les recherches entreprises insistent particulièrement sur la nécessité de connaître les personnes en difficulté pour comprendre les rouages de la société qui les réduisent à la survie et interagir dessus. Mais qui, mieux que les personnes confrontées à la misère et aux situations de vie à la rue, peut discerner les outils et les moyens adéquats pour lutter contre l’exclusion et infléchir les choix politiques et sociaux ?


Avec la mise en place des rencontres avec les usagers et les équipes d’accueil (bénévoles et professionnels), la conceptualisation de la Charte des Accueils de Jour, du Livret d’Accueil et des multiples outils de la Loi 2002-2, les propositions des usagers des Accueils de Jour se sont mises à fuser : améliorations du lieu d’accueil, exigence de fermeté pour assurer une meilleur sécurité à l’intérieur, insistance sur le « respect mutuel dans les gestes et dans les paroles », expressions artistiques et sorties. Au centre de toutes ces propositions se situe le droit à la parole car «si tu ne peux plus parler, tu n’existes plus ! ».

En tant que travailleurs sociaux, nous avons choisi de soutenir et de partager ces projets à la croisée des dynamiques individuelles et collectives 336 . C’est ainsi que le projet de Café-parole autour des Droits de l’Homme est né. Il a été porté particulièrement par un stagiaire de l’Institut des Droits de l’Homme, et nous-mêmes en tant que titulaire de diplômes en Droit de l’Homme. Il s’est déroulé dansles trois sites d'accueil de jour du Foyer Notre-Dame des Sans-Abri (La Rencontre et l’Accueil Saint Vincent à Lyon, l'accueil La Main Tendue à Villefranche) entre mai et juillet 2006. Ces cafés-paroles restaient ouverts à tous ceux qui le désiraient.

C’est ainsi que la MRIE (Mission Régionale d’information sur l’exclusion) nous a rejoints, les usagers en appréciant particulièrement sa présence : « Il faut que ce que nous vivons, ça se sache ! » Cette dimension politique du Café-Parole était d’autant plus consciente que l’interpellation par les pouvoirs publics et la municipalité de la Croix Rousse s’inscrivent dans un espace de dialogue périodique (à propos de l’occupation des trottoirs publics en particulier !). La dernière exposition sur les « paroles et photos des usagers des Accueils de Jour » avait eu lieu dans les salons de l’Hôtel de Ville à l’occasion de la célébration des « Morts sans toi(t) » avec le Conseil Lyonnais pour le Respect des Droits en novembre 2005. Les perspectives de publication des extraits de ces rencontres, ainsi que d’autres manifestations, ont été inscrites dès le départ dans la dynamique de ce projet. Dans son rapport 2006 sur l’état des lieux de l’exclusion en Rhône Alpes, la MRIE intègre les interpellations des personnes en situation de handicap et d’errance.

Dans ces échanges, la révolte contre l’injustice et la désespérance face aux « chances » d’accéder à une insertion se sont exprimées, notamment pendant la période hivernale où certains, posant des problèmes de comportements liées entre autre aux polytoxicomanies, ne réussissaient pas à intégrer durablement l’hébergement d’urgence. Le « droit au logement » a mis en avant la panoplie très restrictive des possibilités offertes pendant cette période de crise du logement et de saturation des dispositifs. Certains ont expliqué comment ils étaient arrivés à obtenir un appartement, d’autres ont décrit les multiples actes de débrouillardise pour survivre à la rue, ou dans un véhicule avec les chiens…

Le « droit au respect de la vie privée » a été l’occasion d’aborder des questions de fond sur la gestion de la vie affective. Le « droit au soin » a permis de découvrir le regard que portent les personnes malades sur les difficultés, les atouts et les limites du système actuel. Avec la suppression des lits d’hôpitaux, avec le renvoi des personnes souffrant de troubles psychiatriques entre la rue, l’hébergement d’urgence et la prison, c’est la nouvelle question brûlante du handicap qui nous est posée. 337

Les approches internationales des Droits de l’Homme ont favorisé l’expression des personnes demandeurs d’asile (ou déboutés). Par exemple, les familles orientées vers les Foyers de travailleurs ont exprimé leurs difficultés à y élever leurs enfants, en présence d’hommes vivant dans l’usage abusif d’alcool et dans le trafic… pendant que d’autres hommes expliquaient que leurs demandes dans ce même Foyer était repoussées d’année en année et qu’ils étaient condamnés à survivre dans la rue.

Derrière cette révolte et ce questionnement sur « quels Droits de l’Homme ? Où ? Et pour qui ? », il y a eu une grande qualité des échanges et de multiples propositions. Cela a provoqué, au sein des Accueils de Jour, une écoute mutuelle et beaucoup de respect pour ceux qui s’exprimaient (dont quelques uns se réfugiaient auparavant dans le silence), ainsi qu’un élan de solidarité et de soutien, tant au niveau informationnel qu’émotionnel.

Cette capitalisation des réflexions et des expériences, d’une force et d’une richesse indéniable, participent au mouvement de reconnaissance sociale des personnes en situation de vie dans la précarité et/ou de survie à la rue, tant sur le plan individuel que collectif. Cette reconnaissance sociale est un chemin. Axel Honneth en dessine les trois dimensions : sur le plan de l’amour, de la participation sociale et du droit. Chemin de valorisation de la personne en situation d’exclusion qui donne à voir sa force de résilience et qui s’enracine dans un processus de résistance et de changement. Chemin conjoint d’humanisation de la société afin que, dans une recherche de justice sociale, elle devienne une démocratie digne de ce nom pour chacun de nos concitoyens.

Notes
330.

Gardou, Charles. 2002, op. cit. p. 228

331.

Cf. les lois de lutte contre l’exclusion et sur la Cohésion sociale

332.

Laplantine, François. 2003. De tout petits liens, Paris, Mille et Une Nuit

333.

Goffman, Erving.1996, op. cit.

334.

Douglass, Mary. 2001, op. cit.

335.

Damon, Julien. 2002. La Question SDF. Critique d'une action publique, Paris, PUF

336.

Cf. fiche en annexe sur les actions collectives Martine Buhrig et Aliou Seye, 2000

337.

Personnes handicapées et situations de handicap, n° 892, sept. 2003, problèmes politiques et sociaux