Chapitre 8 : De la logique d’aide sociale à l’exigence de soutien social 

8.1. Les solidarités négligées

8.1.1. Sortir de la logique de l’urgence sociale

L’analyse des situations de handicap et d’errance dans les deux agglomérations (française et sénégalaise) fait apparaître une augmentation de la marginalité urbaine. Les populations en situation de handicap et d’errance vivent une exclusion sociale avérée à Lyon et en forte évolution à Dakar. Aussi, elle montre les limites des politiques sociales générales et spécifiques en direction des personnes en situation de handicap et d’errance. Enfin, elle incite à des ruptures qui s’imposent pour aller dans le sens de la prévention et de la lutte contre l’exclusion des personnes en situation de vulnérabilité et de précarité.

Dans les deux Etats, les objectifs et les orientations des politiques sociales sont clairement définis au niveau des textes législatifs et règlementaires. Avec la particularité qu’au Sénégal, les contenus manquent surtout de réalisation sur le terrain, du fait notamment d’une absence remarquée de moyens matériels, humains et financiers des structures administratives de l’Action sociale. Pourtant, les salariés sont des fonctionnaires formés dans des écoles spécialisées 348 . Il s’agit, pour ces politiques sociales, d’autonomiser les personnes en situation de handicap et d’errance par le biais d’une stabilisation dans leur environnement social, mais également par le biais du travail qui doit leur procurer des revenus, une identité et une participation sociale. Ce sont là des points de rupture parce que le législateur cherche à sortir les personnes en situation de handicap et d’errance du circuit de l’assistanat pur et simple, sous réserve de l’ouverture « urgentiste ».

Les politiques sociales s’inscrivent dans le mouvement général du progrès en apportant les améliorations du niveau de vie et en permettant à chacun de vivre avec moins de contraintes. Ceci renforce l’intégration sociale. L’aide sociale, plus ponctuelle, a pour fonction de secourir les personnes en situation de handicap et d’errance dans leurs activités et leur vie de tous les jours dans une dynamique de compensation. Il ne s’agit pas de faire des personnes en situation de handicap et d’errance des individus inadaptés qui ne peuvent pas sortir par eux-mêmes de leur situation actuelle de vulnérabilité et de précarité.

Dans ce sens, l’aide sociale a pour seul objet de pallier momentanément certaines difficultés financières et personnelles. Ainsi dans l’esprit du législateur, la pauvreté et la marginalité ne sont pas des statuts. Elles ne sont qu’un phénomène archaïque, un effet néfaste lié à la situation de handicap et d’errance.

Dans les deux pays, on note une similitude au niveau des textes législatifs et règlementaires, avec des particularités certaines liées à la culture propre de chacun. Ainsi, en France comme au Sénégal, les politiques sociales nouvelles sont une conséquence directe de l’insuffisante des mesures et des dispositifs au départ des transformations de la question du handicap et de la vie à la rue. Face à la précarité et à la marginalité de ces personnes, la prévention et l’insertion sont des outils que les Etats ont mis en place.

Mais, leur mise en œuvre et leur succès passent par la capacité et la participation des personnes en situation de handicap et d’errance à s’y impliquer en tant qu’acteurs. Leur participation doit être constante et recherchée d’amont en aval. Les transformations et les indices de reconnaissance dans les deux villes indiquent la conscience de rendre les acteurs autonomes c’est à dire de ne plus en faire des objets des politiques sociales mais des sujets et des acteurs reconnus dont l’implication est indispensable et sollicitée comme telle.

Cependant, on peut souligner l’existence de confusions, à savoir que cette situation de pauvreté et de marginalité a toujours été pensée en termes de déficiences personnelles et non en terme de défaillance dans le contexte social et environnemental pour favoriser l’insertion de ces personnes. Les politiques sociales ont ainsi pendant très longtemps été axées sur l’assistance financière, matérielle et éducative. Dès lors, elles ne prennent pas en compte les besoins et les désirs des personnes en terme de reconnaissance sociale et d’estime de soi. Or, il est important et urgent que les politiques sociales combinent un soutien psychologique des bénéficiaires pour arriver à améliorer la situation de handicap et d’errance mais également l’élaboration de projets afin de permettre aux personnes en situation de handicap et d’errance de maîtriser leurs conditions de vie et de faire face à leurs obligations de citoyens et de chefs de famille (surtout à Dakar). Car dans une société démocratique, assurer la protection des personnes vulnérables, c’est leur offrir des moyens pour qu’elles s’intègrent au tissu économique et social du pays. C’est aussi distribuer des allocations pour celles qui sont inaptes au travail. C’est encore favoriser l’accès à un logement. C’est leur permettre l’exercice de la citoyenneté à part entière.

Au delà de la démocratisation, les politiques sociales permettent de renforcer l’intégration dans la société et dans la nation. Du point de vue de l’Etat, elles ont pour objet l’unification sociale de la nation, cherchant à éviter tous les problèmes de ségrégation, de discrimination, de marginalisation et d’exclusion. C’est la dimension sociale qui permet d’assurer la stabilité de la République.

L’Organisation des nations unies (ONU) réaffirme la protection et la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Elle réaffirme dans sa charte les principes de paix, de dignité, de valeur de la personne humaine, de justice sociale et de développement durable 349 . L’ONU proclame également « les droits des personnes handicapées 350  » dans une déclaration qui souligne la nécessité de protéger les droits et d’assurer le bien-être et la réadaptation des personnes en situation de handicap. Elle y rappelle la nécessité de prévenir les invalidités physiques et mentales et d’aider les personnes en situation de handicap à développer leurs aptitudes dans les domaines d’activités les plus divers ainsi qu’à promouvoir leur intégration à une vie sociale normale.

En ce qui concerne cette « déclaration des droits des personnes handicapées », l’ONU se dit consciente des étapes et des difficultés de développement de certains pays membres (comme c’est le cas d’ailleurs pour tous les instruments internationaux de protection et de promotion des droits de l’homme). A ce titre, certains pays ne peuvent, au stade actuel de leur développement, consacrer à cette action que des efforts limités. Mais, l’ONU exhorte tous les Etats à entreprendre des actions afin que cette Déclaration constitue une base et une référence communes pour la protection des droits des personnes en situation de handicap. La question de l’accès aux droits sociaux des personnes en situation de handicap dicte la logique des politiques sociales dans les pays membres de l’ONU en mettant en avant les questions d’égalité de chances, d’intégration et de soutien social.

S’il est vrai qu’au Sénégal, les structures traditionnelles éclatent progressivement, fragilisant ainsi les solidarités communautaires, il faut reconnaître que les services sociaux et les ministères commencent à développer une « Veille sociale » (en se référant à l’expérience française). La fragilisation des bases anthropologiques 351 se poursuit, surtout dans la ville de Dakar avec un ensemble d’atteintes vitales : errance urbaine, sans logis, mendicité, difficultés pour se nourrir, etc. La rue constitue pour la plupart du temps « une sorte de camp de la souffrance à ciel ouvert » qui met à l’épreuve les résistances humaines des personnes.

La situation de handicap et d’errance est un problème économique et politique et il est dangereux de vouloir la réduire à sa dimension cognitive et culturelle, sans créer les conditions de vie décentes. Ce serait pérenniser, voire aggraver les situations de handicap et d‘errance. Derrière les Droits de l’Homme se cache le droit des minorités vulnérables à une vie normale sans discrimination et sas stigmatisation pour une humanité réconciliée à elle-même.

Notes
348.

L’Ecole nationale des Assistants sociaux et Educateurs spécialisés du Sénégal (ENAES) s’est chargée de la formation des travailleurs sociaux (Assistants, Educateurs, etc.) pendant deux décennies(1970-1990). C’est en 1990, avec le désengagement de l’Etat, les plans d’ajustement structurel imposés par les bailleurs de fonds et la fermeture de l’ENAES que l’Ecole nationale des Travailleurs sociaux du Sénégal a été créée. Depuis cette date, les assistants sociaux sont formés par l’Ecole nationale du Développement social du Sénégal (ENDSS) qui dépend du Ministère de l’Action sociale.

349.

Charte des Nations unies du 26 juin 1945 de San Francisco.

350.

Résolution 3447 (XXX) de l’assemblée générale de l’ONU du 9 décembre 1975.

351.

Lanzarini, Corinne. 1997. Violences extrêmes et dissolution des bases anthropologiques des sous- prolétaires à la rue, in Misères du monde, Ramonville, Erès.