8.1.2. Réformer le contrôle social et les normes répressives

Dans le code pénal sénégalais, l’interdiction de la mendicité et du vagabondage est présente depuis l’Indépendance du pays en 1960. L’article 254 du code pénal apporte des exceptions quand il s ‘agit de « la femme ou le mari et leurs enfants, l’aveugle et son conducteur ».

Durant la période coloniale, des arrêtés ont été signés par le Gouverneur Faidherbe 352 pour interdire la mendicité. La mendicité a des corrélations étroites avec la misère de ceux qui la pratiquent. C’est pourquoi il s’avère difficile de vouloir l’interdire par de simples mesures de police ou par des mesures judiciaires. D’autant que la société sénégalaise n’est pas préparée à se séparer de ses mendiants. Ces derniers jouent encore un rôle de régulation sociale. La guerre contre les mendiants n’aura pas lieu, sinon pas de sitôt, ou elle est simplement perdue d’avance. A quoi servent les lois et les règlements anti-mendicité si la question de leur application n’est pas encore posée ? Ce hiatus entre le législateur et la réalité sociale pose le problème de la tentative de modernisation institutionnelle des jeunes états africains par le droit.

La mendicité et l’état des mendiants habillés en guenilles et offrant un spectacle insolite sont source d’inquiétude et d’exaspération des pouvoirs publics. Aux yeux de la loi, c’est un délit. Mais un délit de plus en plus toléré puisque la société globale y participe : personne ne peut se passer de donner aux mendiants. La question est dès lors, non pas d’interdire, mais de voir comment aménager et organiser la mendicité dans le temps et dans l’espace.

La mendicité ne fait-elle pas partie des plus vieux métiers au Sénégal. Une étude non encore publiée du ministère de l’Action sociale montre que certains mendiants gagneraient plus que des fonctionnaires et qu’ils auraient construit des villas mises en location, par le seul fruit de leur travail de mendicité.

Ces lois anti-mendicité et anti- vagabondage sont typiques de l’opposition entre les cultures de la société traditionnelle et moderne. Avant la colonisation, la mendicité était intégrée dans le fonctionnement « communautaire » de la société sénégalaise, et ce pendant des siècles. Elle était réservée à certains groupes particuliers de la population. Dans l’aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane soulève les interrogations posées par le regard des anciens (celui du chevalier qui représente le sage) sur la civilisation moderne :

Le souhait du chevalier pour l’Occident, c’est de retrouver le sens de l’angoisse devant le soleil qui meurt. Car la science, triomphe de l’évidence rationnelle, est une prolifération de surface qui exile l’homme à l’extérieur de lui-même :

‘« Je vous souhaite cette angoisse. Comme une résurrection. »
« A quoi naîtrions-nous ? »
« A une vérité profonde… »
« La vie trouve son plein épanouissement dans la conscience qu’elle a, au contraire, de sa petitesse comparée à la grandeur de Dieu ».
« L’Occident est en train de bouleverser ces idées simples, dont nous sommes partis… Après la mort de Dieu, voici que s’annonce la mort de l’homme.. Voici que l’occident est en train de se passer de l’homme pour produire du travail. Il ne sera plus besoin que de très peu de vies pour produire un travail immense 353 ». ’

La question de la place de l’homme, au delà de sa réduction à une rentabilité économique, est soulevée. Par voie de conséquence, la survie des hommes considérés comme « improductifs » (non productifs), et à plus long terme, celle de l’humanité se pose.

Les lois sont là pour faire respecter l’ordre établi. Edictées par ceux qui ont le pouvoir, elles impriment des normes sociales à respecter et désignent les « déviants » comme coupables. La question des moyens qu’ils ont pour vivre ou survivre est passée sous silence.

Cristallisant les peurs de contagion, d’incurabilité et de mutilation, tous les appareils du pouvoir se trouvent mobilisés, tant au niveau législatif qu’administratif et policier pour « s’occuper » des envahisseurs des villes que constituent les personnes en situation de handicap et d’errance.

Les services sociaux exercent une activité de contrôle social d’une façon plus douce que la police. Ils n’ont pratiquement pas de budget pour offrir un soutien social matériel aux personnes en difficulté (particulièrement à Dakar). De plus, il y a peu d’actions de réinsertion réussie, malgré tous les programmes, les dispositifs et les projets mis en place. En qui concerne le Sénégal, les villages de reclassement social des personnes en situation de handicap du fait de la lèpre ont fait leur temps et la mode a voulu que ce système soit dépassé et que les intéressés se tournent vers leurs propres solutions. Le rôle des services sociaux se cantonne à des maraudes et des passages pour faire un état des lieux de la situation de la population qui vit et qui mendie dans la rue, ainsi que pour recenser leurs besoins sociaux. Les personnes en situation de handicap et d’errance sont tributaires des plans sociaux déterminés comme prioritaires par le gouvernement et des actions des Organisations non gouvernementales internationales.

L’aide sociale est décrite comme inexistante par les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre évoluant à Dakar. L’absence de mesures d’aide sociales provoque la colère, mais surtout une grande lassitude des personnes à la rue ; certaines ayant connu des organismes qui les aidaient partiellement pendant les années précédentes et qui ont arrêté ou réorienté leur mission 354 .

‘« Les services sociaux dans la rue ? Il n’y a personne qui nous aide. Du temps de Senghor, on avait droit à une aide financière. Maintenant, c’est fini… Il y a un organisme allemand qui reçoit de l’argent, mais qui le garde pour lui.»’

Cet homme âgé témoigne de la dégradation des conditions de vie depuis une trentaine d’années. Les aides ont disparu. Les ONG ciblent leurs actions vers un public précis. Même les soins des lépreux ne sont plus pris en charge. Trop onéreux, ces soins deviennent inaccessibles à ceux qui mendient. Et pourtant, la lèpre perdure à Dakar, faisant des victimes qui grossissent les rangs des personnes en situation de handicap et d’errance.

A Dakar, c’est au cœur même de leur quotidienneté et de leur vécu que s’identifient les personnes en situation de handicap et d’errance. Par conséquent, elles restent fortement sous influence de la mythologie, du totémisme, de la sacralité et des croyances religieuses de leur milieu socioculturel d’origine. De même, leur existence est soumise de façon presque automatique à la coutume et leur vie tout entière reste marquée par le collectif. En somme, les institutions, les règles, les traditions et les symboles du groupe déterminent l'existence de chaque membre.


En ce qui concerne les rapports sociaux, on peut constater qu’ils se font la plupart du temps, dans la verticalité, à savoir que les personnes en situation de handicap et d’errance se trouvent en dessous de la ligne rouge tracée par le milieu environnant au dessus d’elles. Il leur faut à chaque fois lever la tête pour entrevoir leurs interlocuteurs.

Les sociétés modernes incarnent des idéaux culturels de ségrégation et les modes de vie séparée en témoignent. Déjà, dans l’Afrique traditionnelle les personnes vulnérables avaient et occupaient leurs places, aujourd’hui elles sont mises dans les marges et au dessous du seuil d’acceptabilité de la dignité humaine.


Ces pratiques des Temps modernes avec une foi en la science et une conscience d’une société des meilleurs, ce sont là les principaux éléments qui forment la base du monde contemporain. Nous sommes loin des politiques humanistes devant unir tous les hommes et capables de produire une société harmonieuse à l'heure du progrès industriel. Où est l'idéal culturel d'une rationalité scientifique et technique où les valeurs d'uniformité et d'utilité sociale sont mises de l'avant ?

Partout ailleurs, l'idéal culturel et politique de la participation sociale de chacun et de tous est en faillite malgré les déclarations et la volonté exprimée du législateur. Les personnes en situation de handicap et d’errance sont maintenues dans sa misère. Elles sont loin d’être des sujets et des acteurs, elles sont absorbées dans leurs libertés et dans leurs droits individuels et collectifs.


En somme, il semble bien qu'on puisse résumer ce type d'idéal culturel et politique, dans son état achevé, par les deux traits principaux suivants: la souffrance et l’injustice. En effet, ce type d'idéal n'entend jamais décrocher de la souffrance, il se fonde, aujourd'hui, sur une logique de ségrégation et d’éloignement des personnes en situation de handicap et d’errance des centres urbains pour les confiner complètement en milieu rural. Les personnes en situation de handicap et d’errance y sont envisagées, la plupart du temps, comme des incapables et des hommes en trop, aux multiples charges pour la société. Leur vie se lit en terme d’épiphénomène.

Notes
352.

Faidherbe est gouverneur du Sénégal de 1852 à 1865, avec résidence à Saint-Louis, capitale de l’Afrique occidentale française. C’est lui-même qui a présidé l’inauguration du pont de la ville qui porte son nom (Le Pont Faidherbe).

353.

Kane, Cheikh Hamidou. 1961. L’aventure ambiguë, Paris, Julliard 10-18, pp.112-113

354.

Les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre nous racontent que c’est le cas de l’Association Raoul Follereau qui a estimé avec l’Organisation mondiale de la Santé que la lèpre n’est plus endémique dans le monde. Et la conséquence est que cette association s’est tournée vers les enfants de la rue au Sénégal.