8.2. L’équité sociale à sauvegarder

8.2.1. Dé-liaison et vie en miettes

La recherche montre, dans les deux substrats culturels (Dakar et Lyon), la façon dont les personnes en situation de handicap et d’errance tentent d’ajuster leurs relations, tant amoureuses que sociales, culturelles et économiques, dans un monde de globalisation et d’individuation, surproduction d’objets et de produits mais aussi de consommation. Selon Zygmunt Bauman, l’homme contemporain n’est pas sans qualités, il est devenu « sans liens  355 ». Cette « dé-liaison » peut être vue comme une libération (« soyez libre », « sans attaches », c’est le slogan, l’éthique préfabriquée vendue par tous les publicitaires), mais c’est aussi le danger de la solitude et de la déréliction. C’est la peur constante et universelle d’être jeté et re-jeté, pour dire que la peur n’est pas l’apanage des personnes en situation de handicap et d’errance.

Le monde liquide de la modernité triomphante est celui de la liberté, de la flexibilité, mais aussi de l’insécurité. Bauman s’interroge sur ces relations humaines où l’on jauge, évalue, choisit, jette, où l’on passe des contrats et des deals temporaires. Les couples se composent, se décomposent et se recomposent ou bien ils vivent « semi-attachés ». Les relations durables ont été « liquidées » au profit de liaisons flexibles, de connexions temporaires et de réseaux qui ne cessent de se modifier, aussi bien sur les plans sexuel et affectif qu’au niveau du voisinage, de la ville et finalement de la société tout entière.

La société est assiégée 356 , soumise à des attaques sur deux fronts. D’un côté un monde globalisé, auquel les anciennes règles et structures ne sont plus adaptées et où de nouvelles règles tardent à prendre forme. De l’autre une politique de la vie de plus en plus « liquide » et mal définie. L’espace compris entre ces deux fronts, gouverné selon les principes de l’Etat-nation souverain, est chaque jour plus difficile à concevoir comme une entité autonome. La souveraineté et le pouvoir relèvent de moins en moins des politiques de l’Etat-nation sans être en contrepartie institutionnalisés dans un nouvel espace.

Zygmut Bauman a décrit l’expérience contemporaine avec son temps accéléré, ses rencontres décousues, ses engagements momentanés, son obsession de la forme, la recherche de la sensation vraie, la vie dans le déplacement, la rencontre de l’étranger dans le tourisme ou la xénophobie, le commerce de la violence, la surveillance de la vie et la toute puissance technique. En même temps, profondément influencé par Levinas, Bauman retrouve au milieu des décombres de l’ordre ancien l’urgence et l’instance d’autrui. Là où la vie est en miettes, il reste le défi de la rencontre d’autrui 357 . Comment vivre humainement en dépit du fait que la vie est en miettes ? N’est-ce pas ce défi qui est relevé par les personnes en situation de handicap et d’errance, lorsqu’elles établissent entre elles des relations fortes et spontanées, lorsqu’elles se structurent en groupe de pairs ?

« Le besoin d'autonomie va de pair avec celui d'appartenance au groupe social 358  » et. « on ne change pas d'identité collective comme on change de chemise  359 ». Dans les deux substrats culturels que constituent les villes de Dakar et Lyon, la situation de handicap et d’errance n'a pas toujours existé comme telle. C'est une apparition récente dans leur histoire personnelle dont on peut suivre le processus de formation, le cas de Dakar le révèle dans tous ses aspects, avec la progression de l’éclatement de la famille large et de la vie communautaire au profit de la modernité, avec l’accélération de l’urbanisation et de l’individuation de la société. La situation de handicap et d’errance est inscrite au registre des préoccupations politiques des Etats et des collectivités.

Les rapports de la personne en situation de handicap et d’errance avec l’environnement global montrent, aussi bien à Dakar qu’à Lyon, comment cet individu est un produit de la société avec un tissu de relations et d'interdépendances, avec un nœud de relations. La personne en situation de handicap et d’errance est aussi au cœur de la question du libéralisme et de la refondation sociale. Son actualité n'est pas seulement la question de l'individualisation et de la contractualisation, c'est surtout une tendance de fond qui affecte toutes les sphères de son existence (école, famille, travail, etc.) en délégitimant le politique jusqu'à laisser la personne en situation de handicap et d’errance autonome mais incertaine à la fatigue d'être soi  360 . « Tout se passe comme si, du système des valeurs hiérarchiques au système des valeurs libérales, on échangeait une méconnaissance contre une autre : recouvrement de la nature par le social ou recouvrement du social par la nature  361 ».

C’est là où nous dessinons une filiation entre Norbert Elias, Marcel Gauchet, Alain Ehrenberg, Robert Castel et Jean-Claude Kaufmann. Avec ces penseurs, nous interprétons la propriété comme constitutive de la personne en situation de handicap et d’errance. La production de soi exigée par l’économie néolibérale abandonne les personnes en situation de handicap et d’errance à une interminable solitude et une précarité certaine. Au lieu d'assister à leur mort, nous sommes plutôt au début de la réalisation d’un processus de civilisation, où l'humanisation de l'homme ne doit pas rimer avec l'oubli de l'être.

Piaget 362 a théorisé le refus des dualismes esprit/matière et la construction des conditions de la connaissance comme processus basé sur l'action, structuralisme génétique dont les figurations dépendent des configurations (structure, jeu, hiérarchie, réseau). Les civilisations peuvent représenter des stades cognitifs d'un processus dynamique d'organisation, d'apprentissage et de coordination, de contrôle de soi, même si c'est aller un peu au-delà de ses formulations.

Le Malaise dans la civilisation est provoqué, selon Freud, par une répression de plus en plus forte de nos pulsions et un renforcement du surmoi se traduisant en culpabilités et névroses. Sa théorie peut servir de base à l'analyse de la société ou de l'évolution de la civilisation des mœurs 363 , d'une intériorisation des contraintes constituant la subjectivité de l’individu voire de la personne en situation de handicap et d’errance. C’est un processus éducatif et non-biologique, qui reste donc réversible n'étant pas génétique et qui entre même en contradiction avec l'héréditaire à mesure qu'il accélère le changement. Cependant, cette discipline est indispensable à une vie (ou survie) urbaine, avec la division du travail et une économie de marché. La causalité n'est pas métaphysique, c'est celle de la force et du nombre, celle du monopole de la violence dont l'autre face est la pacification et la privatisation de la vie, une docilité qui laisse la place à l'économie, à la circulation, la police.

Les violences policières sont intégrées dans les monopoles qui représentent des phénomènes d'auto-organisation d'un processus d'équilibration comme dirait Piaget, avec la force qui a toujours le dernier mot. Dans ce système néolibéral, il n’y a pas de monopole économique qui ne s'appuie sur un monopole de la violence ; et cela se complique quand le monopole de la violence dépend de l'économie et des rentrées fiscales. Pourtant, il existe un paradoxe qui fait de la domination de la force une pacification de plus en plus universelle qui interdit toute violence et tente de civiliser les mœurs dans la société.

A partir de la globalisation et notamment de la force, la normalisation ne fera que s'accentuer avec la différenciation, le poids du nombre et les contraintes des rôles sociaux. La science et la technique, le machinisme surtout, ont renforcé considérablement cette normalisation, participant à l'augmentation du niveau de discipline et de civilisation. C'est la logique de la mondialisation de s'approprier toutes les ressources et de monopoliser toutes les formes de violences. Le contrôle de la nature, le contrôle social et le contrôle individuel forment une sorte d'enchaînement en cercle, dont ne peuvent échapper les personnes en situation de handicap et d’errance.

Notes
355.

Zygmunt Bauman. 2004. L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Rouergue/Chambon

356.

Zygmunt, Bauman. 2005. La Société assiégée, éd. Rouergue/Chambon

357.

Zygmunt, Bauman. 2003. La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, Rouergue/Chambon

358.

Norbert Elias. 1991. La société des individus, Paris, Fayard, p.202

359.

Norbert Elias. 1991. Op.cit. p. 291

360.

Ehrenberg, Alain. 1998. La fatigue d'être soi, Paris, Odile Jacob

361.

Gauchet, Marcel. 1985. Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, p.127

362.

Bringuier, Jean Claude. 2000. Conversations libres avec Jean Piaget, Paris, Robert Lafont.

363.

Elias, Norbert. 2006. La civilisation des moeurs , Paris, Pocket