8.2.2. Autonomie, précarité et responsabilité de soi

L’ouvrage de Norbert Elias « La société des individus » soulève le paradoxe d'un individu qui se croit autonome alors qu'il est soumis à des interdépendances de plus en plus contraignantes. Selon l’auteur, c'est parce qu'il y a une différenciation de plus en plus grande, qui objectivement augmente nos dépendances mais offre un choix plus grand d'aspirations sociales que le sentiment d'autonomie se renforce avec celui d'injustice et de culpabilité, ainsi que de séparation de la société 364 . Plus sont denses les dépendances réciproques qui lient les individus, plus est forte la conscience qu'ils ont de leur autonomie.

C'est parce que la personne en situation de handicap et d’errance peut changer de rôles, et donc devient responsable d'une place qui ne lui est plus garantie par statut, que se pose la question de l'identité. Il n'y a d'identité qu'incertaine et de subjectivité qu'à pouvoir s'objectiver dans le discours et devenir reconnaissance sociale. Le surmoi et l'identification sont ici constituant de la subjectivité comme intériorisation constituant l'opposition du sujet au monde extérieur, entre je et nous, sujet et objet. On a donc ici une forme de fétichisme de la personne en situation de handicap et d’errance dans l'illusion narcissique comme il y a un fétichisme de la marchandise où les rapports sociaux constituants disparaissent dans l'apparence d'un objet indépendant et séparé de la société alors que sa nature est intégralement sociale.

Nous remarquons que la base matérielle de la personne en situation de handicap et d’errance est bien le corps biologique mais c'est une base illusoire pour un animal social, éduqué, civilisé dont les représentations du corps sont déterminés par les configurations sociales. La base sociale est certes la société des individus et le regard d’autrui mais il n'y a de situation de handicap et d’errance qu'au regard du public. On peut remarquer pourtant que l'intériorisation n'est pas seulement auto-contrainte mais aussi rationalisation et légitimation, universalisation selon le processus cognitif dont l'ontogenèse (développement de l'enfant) reproduit la phylogenèse (histoire de la civilisation).

Dans la suite des stades cognitifs de Piaget, Lawrence Kohlberg distingue des stades moraux qu'on pourrait appliquer à l'histoire des sociétés. Dans ce cadre, le monopole de la violence correspondrait au passage des punitions corporelles à la réciprocité du contrat mais nous pourrions accéder bientôt à l'universalité de la justice. Avec la moindre rigidité des conventions qui brident les spontanéités, le contrôle intériorisé des pulsions et des émotions devient encore plus nécessaire et plus exigeant. Selon Lawrence Kohlberg, l’individu s’achemine vers l’autonomie personnelle et morale à travers des stades de développement successifs. L’individu, passant d’une structure à l’autre, devient mieux outillé pour résoudre les problèmes de la réalité quotidienne. Les stades sont aux nombres de huit (8). Au stade 7 de développement intitulé « Justice et principes éthiques », c’est l’empathie parfaite fondée sur l’interpersonnalité et les principes de la dignité humaine. L’individu se comporte selon des principes éthiques qui sont à la fois logiques, universels et cohérents, qui lui paraissent devoir s’appliquer quelle que soit sa situation personnelle dans la société 365 . Le bien est ici défini selon la décision de la conscience individuelle éclairée, appliquant à une situation concrète des principes éthiques. Ces principes seront choisis en fonction de leur pertinence, cohérence, globalité et universalité. On retrouve donc le résultat auquel nous avaient amenés Marcel Gauchet et Alain Ehrenberg, d'une autonomie subie, de plus en plus exigeante et précaire, de la difficulté de passer, dans ce monde du changement et du nombre, à la construction de soi et à la responsabilité de l'avenir.

Sans l'assimilation de schémas sociaux préétablis, la personne en situation de handicap et d’errance n'est rien de plus qu'un animal. L’être social est un être qui a besoin de la société des autres hommes. Norbert Elias réfute les conceptions d'un contrat social entre individus alors que la société les précède comme dépendance fonctionnelle et n'est pas le produit des individus isolés. La personne en situation de handicap et d’errance ne se comprend pas en dehors de la société qui l'a formée. C’est pourquoi, nous avons hésité à parler de subculture ou de contre-culture. Nous sommes convaincus qu’elles vivent les valeurs de leur environnement social, dans la singularité et la pluralité. La personnalité est constituée par sa place dans un réseau d'interdépendances où elle est inscrite. Il n'y a pas les personne en situation de handicap et d’errance d'un côté et la société de l'autre. C’est pourquoi, nous avons vite fait d’écarter les notions de subculture et de contre-culture, en réfléchissant sur une infra-culture possible.

La personne en situation de handicap et d’errance n'est pas un moyen pour la société ni la société un moyen elle. Le rapport de la partie au tout n'a rien à voir avec celui des moyens et de la fin, il n'y a pas l'un sans l'autre. La société bien sûr n'a pas la consistance d'un bâtiment, c'est un ensemble inachevé en évolution constante. Selon Norbert Elias, aucun exemple n'est véritablement satisfaisant que ce soit l'arbre qui cache la forêt, la mélodie, la danse, le jeu, une simple table qui « nous » rassemble ou un marché enfin, pour rendre compte de notre rapport à la totalité sociale, ce qui constitue un « nous », notre inscription dans un discours comme disait Lacan. De même la personne en situation de handicap et d’errance n'est pas une simple partie de la société, elle a une certaine liberté de mouvement. Pourtant la vie sociale  n'offre à la personne en situation de handicap et d’errance qu'une gamme très restreinte de comportements et de fonctions possibles.

Ni l'ensemble lui-même ni sa structure ne sont l'œuvre d'individus isolés, ni même d'un grand nombre d'individus réunis ; et pourtant ils n'existent pas non plus en dehors des individus. En fait, il ne suffit pas de comprendre la personne en situation de handicap et d’errance par ses déficiences, il faut encore l'expliquer par sa situation et sa position dans son environnement et son histoire de vie. Les motivations des personnes en situation de handicap et d’errance peuvent bien être décisives mais elles ne peuvent pas prendre le dessus sur les situations historiques, ni aller au-delà des possibles du milieu social. La marge de l'action est réelle mais relativement étroite, et ses résultats sont imprévisibles étant donnée la multiplicité des acteurs et leurs interdépendances. On peut rapprocher ces remarques de la distinction d'Hannah Arendt 366 faisant de nous des acteurs de l'histoire bien que nous ne puissions en être les auteurs.

Il y a dans ces positions un certain fatalisme rejetant toute réelle possibilité de maîtriser l'évolution d'une société de marché et de masse, livrée à la concurrence et aux intérêts privés. Pour Karl Marx, c'est la production de l'homme qui lui devient étrangère comme une seconde nature (réification) mais qu'il faut se réapproprier. On n'a pas le choix. Nous ne pouvons nous dérober à une «histoire conçue», une construction consciente de l'avenir, lorsque l'histoire subie nous mène à la catastrophe 367 . C'est la nécessité écologiste d'une négation de la séparation de l'économie ou de la société. Ce n'est pas que la société existe en soi, pas plus que la personne en situation de handicap et d’errance. La société est bien constituée par des pratiques, des relations réciproques, des contrats et des conventions. Mais, si ces relations ne sont pas libres, elles ne doivent pas être des forces naturelles laissées à l’appréciation de la force et de la puissance. La société n'existe pas sans les individus ni les individus sans la société. Il n'y a d'individu que dans une société, l’avenir de la personne en situation de handicap et d’errance dépend du type d'organisation sociale, des valeurs d’humanité et de solidarité.

N’y a-t-il pas lieu de rompre avec la pensée et la pratique sous forme de substances isolées et passer à une réflexion et à une action sur des fonctions certes différentes avec des rapports non fondés sur des différenciations handicapantes ? La contradiction entre les aspirations et la réalité sociale donne consistance à l'extériorité et à l’opacité de la société globale. Les actions et les désirs des personnes en situation de handicap et d’errance dépendent de la situation sociale et culturelle, y compris dans leur différenciation, dans ce qu'ils ont de plus intime, de plus opposé à la société car cette opposition résulte elle-même des contraintes sociales, de leur intériorisation et de ce qui y résiste, de l'opposition du devoir-être à l'être, du paraître et du ressenti, du discours et de la subjectivité, du dit et du non-dit. La particularité de la personne en situation de handicap et d’errance est sociale et la société n'est pas en dehors d’elle. La société et ses lois sociales ne sont rien en dehors des personnes-cibles. La société n'est pas simplement un objet face aux individus isolés. Elle est ce que chaque individu désigne lorsqu'il dit « nous ». La personne en situation de handicap et d’errance cesse de penser pour elle toute seule, elle cesse de considérer le monde comme quelque chose qui lui est extérieur. Elle arrive ainsi à se situer elle-même dans le réseau des rues (groupes des pairs, etc.), et dans la structure mouvante de son environnement social. De là, s'estompe lentement en lui le sentiment d'être « intérieurement » quelque chose pour soi tandis que les autres ne seraient qu'un paysage, un environnement, une société qui lui feraient face, et qu'un gouffre séparerait de lui.

Selon la classe sociale à laquelle on appartient, on ne perçoit pas de la même façon les sensations morbides, notamment parce qu'on ne les nomme pas selon les mêmes catégories 368 . Ainsi, à Dakar comme à Lyon, on observe une mise en évidence de différentes « cultures » de la situation de handicap et d’errance selon les milieux d’appartenance, avec des conséquences, entre autres, comme des perceptions très différentes des situations mais et surtout des personnes en situation de handicap et d’errance.

Il ne suffit pas de déclarer que les habitudes corporelles sont aussi modelées culturellement pour en faire des objets sociologiques. De même, les différences de traitement de la question du handicap et de l’errance sont à lier à des considérations beaucoup plus larges que le seul élément économique et les moyens financiers et matériels. Quand on prend en compte l’ensemble des éléments, on s'aperçoit que les différences de lecture sont très fortes, d’abord entre Dakar et Lyon, mais ensuite entre les différents groupes sociaux au sein d’un même substrat culturel.

Les taxinomies morbides et symptomatiques qui ont cours dans une culture et au sein des différents groupes sociaux d’un même ensemble possèdent une culture « savante ». Les textes de loi sur le handicap et l’errance, les politiques publiques en cette matière sont le produit de la culture savante. La familiarisation avec ces taxinomies et l'acquisition de nouvelles catégories de perception du handicap et de l’errance sont pourtant le résultat de cette culture associée à la culture populaire. Et la fréquence et l'intensité des relations entre les deux cultures croissent quand la distance sociale entre les groupes sociaux dans la nation (ou inter-nation) diminue.

La relation culture savante / culture populaire est un rapport de force ; avec les traditions situées au bas de l'échelle, des populations du « tiers-état » et des classes populaires qui maîtrisent mal la culture savante des techniciens et des experts et qui ont donc peu de moyens de pression sur le système (global et local), ce dernier tendant à transformer la relation sociale en une simple imposition d'autorité. Les dispositifs mis en place modifient peu les représentations des couches populaires submergées encore par les catégories anciennes et traditionnelles. C’est même parce qu’elles sont assimilables à des catégories qu’elles sont exposées à une dynamique d’assimilation et de transformation extérieure et opaque. Pour ne prendre que le cas de Dakar et du Sénégal. La langue officielle du Sénégal est le français qui n’est pas accessible aux classes populaires illettrées ou analphabètes. On perçoit aisément les difficultés pour ces dernières à comprendre les textes de loi de la République qui sont libellées en français. Nous sommes ainsi en face d’une société inégalitaire sur le plan institutionnel en ce qui concerne la langue officielle : le français est une langue étrangère qu’il faut apprendre à l’école.

Cependant, les membres des classes populaires sont en mesure d'identifier un grand nombre de sensations et, ils éprouvent des sensations dont les experts contestent la réalité et le bien fondé. Ici et là-bas, on pense que les personnes en situation de handicap et d’errance ne sont pas capables de réflexion voire de participation à la mise en place de dispositifs d’action sociale. Or, la mise en œuvre de la compétence savante est, elle-même, déterminée par l'intérêt et l'attention que les individus portent à leur situation de handicap et d’errance voire à leur vie. Chez les personnes en situation de handicap et d’errance, il existe une sorte de code des bonnes manières d'être avec sa situation (de handicap et d’errance), profondément intériorisée et presque commune à tous les membres d'un groupe social déterminé. On peut parler de culture somatique au sein d'un groupe donné, qui engendre des règles régissant les conduites physiques de manière assez générale. (Ex : parler peu de sa déficience, de ses conséquences sur sa vie, etc.). De la même façon, les femmes en situation de handicap et d’errance se maquillent moins que les autres et de manière différente : elles achètent presque exclusivement des produits pour maquiller le visage à des occasions de vie sociale intense (rouge à lèvres, poudre, etc.). En revanche, elles utilisent beaucoup moins que les autres les produits visant à embellir le corps tout entier et de façon permanente.

La résistance à la souffrance sociale n'est pas une position de principe, mais elle découle plutôt de contraintes quotidiennes, culturelles et économiques. Le principe de cohérence de tout ceci est l'utilisation de la situation de handicap et d’errance au maximum des possibilités de chacun et de tous, avec l'idée de force et de performance physique et psychique. On peut postuler que l'établissement d'un rapport réflexif à la situation de handicap et d’errance est peu compatible avec une utilisation intense de celle-ci. D'abord, l’errance physique accroît les sensations et rend donc les sensations morbides plus difficiles à discerner des autres. Ensuite, l'accroissement de l'attention portée au corps conduit à réduire en durée et en intensité la participation sociale.

Dans la société globale, le sport est essentiellement une distraction pratiquée dans le cadre des loisirs, avec les sports individuels et collectifs pour conserver un corps conforme aux canons de la beauté en vigueur. Il faut rompre avec la théorie naturaliste des besoins et des fonctions qui postule que chaque consommation est l'expression directe d'un besoin spécifique préexistant, dont la nature serait identique dans tous les temps et dans tous les groupes. Une telle optique empêche de mettre en évidence le rôle de l'habitus corporel, principe générateur et unificateur des conduites, qui produit des conduites différenciées mais dont l'unité profonde réside en ce qu'elles restent toujours conformes à la culture somatique de ceux qui les réalisent.

Avec l'accroissement de la part des travailleurs non manuels, des urbains et du niveau d'instruction, l'importance de l'activité physique comme facteur de production diminue et les catégories savantes de perception du corps se diffusent. Mais, le paradoxe est qu’on assiste plus à une translation vers le haut des différenciations en ce qui concerne les personnes en situation de handicap et d’errance.

Comme le montre l'économie, la demande de participation sociale des personnes en situation de handicap et d’errance est fortement induite par l'offre. La production de services sociaux, culturels et autres produit le besoin de ces services en créant de nouvelles entités morbides et en diffusant les signes physiques et les sensations corporelles qui signalent leur présence.

En économie, les besoins des consommateurs n'existent jamais autrement que par référence à des marchandises bien déterminées produites dans des conditions déterminées. Ces besoins sont le produit de la diffusion des catégories de perception adéquates, qui sont produites par les producteurs de ces biens.
À mesure que décroît la part relative de la force corporelle dans l'ensemble des facteurs de production, le corps devient l'occasion, ou le prétexte, d'un nombre toujours croissant de consommations.

Le corps est un signe de statut dont le rendement symbolique est d'autant plus fort qu'il n'est pas, le plus souvent, perçu comme tel et il n'est jamais dissocié de la personne même de celui qui l'habite. L'accroissement de la conscience du corps, qui est souvent décrit comme le résultat d'une sorte de croisade contre les « tabous religieux ou sociaux » visant à rendre possible la reconquête de son corps par le sujet, peut, tout aussi légitimement, être décrit comme l'aboutissement d'un processus objectif de dépossession culturelle puisqu'il est corrélatif d'un accroissement du besoin social de « spécialistes » et des règles, instructions, conseils qu'ils produisent, diffusent et vendent.

Norbert Elias 369 , en comparant des cultures, démontre à quel point ce qui va de soi pour les uns semble anormal pour les autres, en soulignant que les différences ne se situent pas seulement au niveau des comportements mais aussi des structures psychiques. Pour lui, l’élément de comparaison est fourni par les traités de civilité, de savoir-vivre, parus depuis la Renaissance, en tout premier lieu chez Erasme. Vu les conseils prodigués dans ce sens, Elias saisit non seulement l'énorme différence de mœurs, mais aussi la différence d'économie affective et de  sensibilité. L'homme n'a pas toujours été le même. La mutation produite à partir de la Renaissance a changé les éléments constitutifs du moi individuel, sa structure profonde et intime, ainsi que ses sensations et ses perceptions.

Les traités de civilité consacraient de grands chapitres aux manières de table: ils conseillaient de ne pas se moucher dans la nappe, de ne pas remettre dans le plat commun l'os qu'on venait de ronger, de ne pas replonger dans le plat commun la tranche de pain dans laquelle on avait mordu, de se dégraisser les doigts fort gras d'abord avec un morceau de pain, de ne pas faire de la saleté lorsqu’on plongeait ses doigts dans la moutarde ou la saumure, de ne pas se curer les dents avec un couteau, de ne prendre la viande qu'avec trois doigts, selon les manières les plus distinguées, etc. Elias souligne que rien dans les manières de table ne va de soi, rien ne peut être considéré comme le résultat d'un sentiment de gêne, naturel. 

Il en est de même pour d'autres comportements qui nous sont devenus une seconde nature et qui, d’après Elias, sont façonnés par la culture. C’est ce qui se laisse aisément lire dans les situations de handicap et d’errance et des personnes qui les vivent dans leur chair et dans leur âme. Tout ce qui se rattache strictement à leur sphère de l'intime n'a été que tardivement éloignée de la vie publique, y compris le respect de leur dignité et de leurs droits fondamentaux. Quant à Robert Muchembled, il signale que loin de constituer un invariant, le seuil du supportable diffère en fonction du pays et des époques, car il repose toujours sur une perception subjective de la trivialité 370

Norbert Elias insiste non seulement sur la dimension historique de certaines réactions émotionnelles et affectives, mais aussi sur leur dimension sociale. Les sensations de gêne, de dégoût, de honte ont été inculquées aux hommes, dans des circonstances sociales déterminées, à la suite d'une modification de la vie en commun et des structures de la société. Elles sont apparues grâce à certaines formes d'intégration et ont été fixées par la force de l'ancrage institutionnel et de la pression sociale. Ces sensations qui nous sont devenues nature ou seconde nature résultent d'un conditionnement social et culturel. Évidemment, elles peuvent varier d'un individu à l'autre et, du point de vue de ces individus, les différences semblent considérables, mais elles sont minimes par rapport aux différences existant entre des personnes qui appartiennent à des sociétés et des cultures éloignées.

Les injonctions et les interdictions, renforcées par des sanctions sociales, se transforment en besoins « naturels ». Le refoulement obligatoire des manifestations pulsionnelles, la pudeur qui les entoure s’intègrent à ce point aux habitudes que l'homme ne peut s'en défendre, même quand il est seul, même quand il se trouve dans l'enceinte intime. Le code de comportement social s'inscrit si profondément dans la nature humaine, qu'il devient en quelque sorte un élément constitutif du moi individuel.

Les modalités concrètes de la transformation sont intéressantes, mais l'idée même de transformation paraît l'être beaucoup plus : l'idée que l'homme peut et doit être travaillé, cultivé, telle une terre, que la nature, en lui, est à réprimer, ou au moins à dominer et à améliorer. Cette idée ou cette attitude qu'on appelle prométhéenne existe dans les deux cultures (française et sénégalaise). A-t-elle la même fréquence et le même poids dans la culture française et dans la culture sénégalaise? C'est toujours à partir de ces observations pénétrantes qu'on pourrait suggérer une réponse. Dans toutes les formes de la vie sociale, même « primitives », il y a des restrictions imposées aux atteintes des droits des personnes. Cependant, l'intensité de l'effort restrictif et, par conséquent, l'affinement de ces manifestations diffèrent beaucoup. Entre la France et le Sénégal, on constate que l'envergure de la culture n’a pas été la même. C’est pourquoi, dans le cadre de notre recherche, les cultures n'ont donc pas travaillé avec une même intensité à la situation de handicap et d’errance. Elles n'ont pas en égale mesure l'idée que la situation est à dominer, ni les mêmes visées transformatrices et prométhéennes. Même si on ne doit pas la radicaliser, l'opposition établie nous semble extrêmement suggestive.

 

Dans l’Invention de l’homme moderne, Robert Muchembled reprend le problème là où s'était arrêté Norbert Elias, en se donnant pour objet d’étude deux questions fondamentales. La première concerne le cheminement social des mécanismes culturels, c'est-à-dire la manière dont ils ont pu s'imposer. Beaucoup plus ardue encore, la seconde s'intéresse à la fois aux causes et aux origines de la constitution du nouveau flux culturel dominant. S'agit-il de « principes fondamentaux présents de toute éternité dans le tréfonds de la nation ou bien d'une construction dont il faudrait alors pouvoir saisir les rythmes et les objectifs? 371  ».

Les situations de handicap et d’errance sont socialement différenciées, mais culturellement assez homogènes. Il n'y a pas de distinction notable surtout avec la mondialisation de la pauvreté et de la souffrance. Muchembled parvient à éviter le reproche de simplification qu'a souvent encouru l'histoire des mentalités  ou l'anthropologie culturelle dont il se réclame, en montrant que les mentalités sont constituées d'empilements de strates comportementales diverses. En même temps, le fil unique de l'évolution est bien éclairé, réussissant à convaincre qu'il y a vraiment eu une invention de l'homme moderne. Un homme nouveau, maître de lui-même dans ses attitudes corporelles, sa vie familiale ou son intimité domestique, se façonne dans cette culture d'intense culpabilisation personnelle et collective.

Notes
364.

Elias, Norbert. 1998. La Société des individus , Paris, Pocket

365.

Kohlberg, Lawrence. 1972. Development as the Aim of Education, In Harvard Educational Review, Vol. 42, N° 4, p. 448-495

366.

Arendt, Hannah. 1992 . Condition de l’homme moderne , Paris, Calmann-Lévy

367.

Marx, Karl. 1997. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Mille et une nuits

368.

Boltanski, Luc. 1971. Les Usages sociaux du Corps, Paris, Annales ESC, vol. 26, pp. 205-233

369.

Elias, Norbert. 2006. Op.cit.

370.

Muchembled, Robert. 2003. Société, cultures et mentalités dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Armand Colin.

371.

Muchembled, Robert. 1994. Op.cit., p. IV.