9.1.2. L'effectivité de la distance entre le fait et le droit  380 .

La société moderne est faite pour l'individu et non l'inverse. Le pouvoir politique n'est donc légitime qu'en tant qu'il permet et favorise l'épanouissement des personnes en situation de handicap et d’errance. Le concept « d'État de droits » définit le modèle d'un pouvoir désormais soumis au droit. Il ouvre la voie à un contrôle juridictionnel du pouvoir d'État. Le droit tend ainsi de prendre le pas sur la politique. Il prétend, en tout cas, en dessiner le cadre et en fixer les règles du jeu, espérant par là, sans forcément y réussir, juguler le potentiel de violence contenu dans la volonté de puissance et de domination 381 .

Il faut des règles, car l'absence de règles donne assurément droit à la loi du plus fort. Et en même temps, il ne faut pas trop de règles. « Là où il n'y a pas de règles, ce n'est pas la libre concurrence qui s'installe, c'est tout simplement la loi du plus fort, la loi de la jungle, ce que l'on appelait la loi de nature, c'est simplement la guerre de tous contre tous, et c'est précisément pour éviter cette situation de violence que les théoriciens ont inventé l'idée d'État  382 ». Sans doute, il convient de méditer les propos d'un Tacite quand il nous dit que « trop de lois font une mauvaise République. Au début d'une République, nous avons quelques lois fortes et des hommes libres. On dirait qu'ils se gardent eux-mêmes. Mais voilà au fil du temps, lois et règlement se multiplient et c'est l'Empire tout entier qui se dérègle 383  »

Si en Europe occidentale, on considère que le problème de la pauvreté tient à la menace que font peser sur la cohésion sociale les facteurs à l'origine de l'exclusion sociale, aux Etats-Unis, le débat sur la pauvreté est principalement orienté sur la menace que les personnes en situation de handicap et d’errance font peser sur la paix sociale 384 . Encore faut-il que cet ordre assure un équilibre. « Un ordre qui se bornerait à aggraver les luttes historiques et à enfermer l'homme dans son passé ne mériterait pas une heure de peine 385 Encore faut-il qu'il soit l'œuvre d'une conscience.

Cette fraternité est pour Maurice Hauriou une « espèce de solidarité qui unit les hommes considérés comme membres de l'institution de l'Etat et qui a pour but de leur assurer réellement par des services publics des avantages publics ou des secours publics  386 ». L'Etat ne peut pas exclure de sa fin sociale la réalisation de la fraternité notamment dans le cas de l'aide aux personnes en situation de handicap et d’errance. Le bien public ne serait pas humain, il ne serait pas moral si le principe de la fraternité en était exclus 387 .

Pierre Leroux est l'inventeur du mot solidarité. C'est ce mot et l'idée qu'il sous-tend qui constitue le fondement des grandes lois d'assistance en France. Sur le terrain juridique, la solidarité a connu au cours de l'histoire un retournement de sens. Autrefois, le terme était davantage l'expression d'une justice venant frapper aveuglément un groupe à raison de la faute commise par l'un de ses membres. Désormais, la notion est devenue le fondement de l'aide apportée par la nation à un groupe en difficulté 388 . La solidarité se situe désormais dans une perspective de justice, non point de la justice au sens pénal, mais de la justice au sens social 389 . Elle ne serait finalement que l'autre nom de la sociabilité et du soutien social institutionnel 390 .

Pour Jacques Robert, « l'une des façons de violer les droits de l'homme est pour un État de laisser une trop grande partie de la population dans une situation de pauvreté, voire de misère  391 ». Tout groupement humain a besoin d'ordre pour subsister et la tâche des gouvernements a toujours été le maintien de l'ordre public. Le droit se doit de concilier les aspirations au juste avec les exigences du social et les mouvements alternés qui tendent à l'ordre et au désordre 392 . La multiplication des situations de pauvreté extrême, de handicap et d’errance désagrège peu à peu le ciment social. En conséquence, émergent des conditions de nature à compromettre gravement l'ordre public. En même temps, la justice se trouve profondément atteinte. Les Etats n’arrivent pas encore, malgré certaines tentatives 393 , à rendre les droits fondamentaux opposables à l’Etat et aux Collectivités locales.

Sur ce point en ce qui concerne le droit à l'aide et à l'action sociales 394 , force est de prendre acte du fait que le droit à l'aide et à l'action sociale met face à face l'individu et la collectivité. Également, les techniques de mise en œuvre de ce droit ont un caractère fortement public. En outre, les acteurs qui utilisent ce droit ont massivement la qualité de personnes publiques. Ces dispositions légales amènent le juge à se laisser « prendre au jeu du droit » et à se laisser porter et manipuler par lui. Il peut aussi partir du discours juridique, mais pour pratiquer sur ce discours une interminable interrogation critique, allant dans le sens de la défense et de la promotion des droits des personnes vulnérables, car c’est cela l’esprit et la lettre de la loi sur l’aide sociale et l’action sociale.

Il y a, pour la justice, danger à penser les droits de l'homme séparément, car et comme le souligne le rapport intérimaire de Danilo Türk, du 06 juillet 1990, présenté à la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, sur le nouvel ordre économique international et la promotion des droits de l'homme, « à l'évidence, la misère torture l'être dans son corps comme dans son esprit, dans les conditions matérielles et immatérielles de son existence. La défense des droits économiques, sociaux et culturels et des droits civils et politiques n'est qu'une 395  ». La question de l'indivisibilité des droits humains est une réalité juridique consacrée dans de nombreux instruments de protection et de promotion des droits de l’homme tels que la résolution de l'Assemblée générale de l'O.N.U. de 1977 sur les critères et moyens d'amélioration de la mise en œuvre effective des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la Déclaration de 1986, les résolutions 43/113, 43/114 ou encore 43/125 de l'Assemblée générale, la Déclaration de Vienne de 1993 ou encore le rapport de la Commission européenne de groupe d'experts en matière de droits fondamentaux et l’affirmation des droits fondamentaux dans l'Union européenne de 1999, etc.

Si la politique n'est pas suivie d'un appareil juridique, ce n'est que du discours. C'est l'appareil juridique qui met en route la politique 396 . L'approche de la pauvreté extrême en termes de droits, et notamment de violation des droits de l'homme est l'un des apports essentiels du rapport Wrésinsky 397 . Le rapport souligne que la précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et reconquérir ses droits par soi-même dans un avenir prévisible.

L'objectivité nécessaire à la cohésion et à la justice sociales doit savoir se concilier avec des normes exprimant des valeurs conformes à l'exigence de dignité de la personne humaine. Ainsi donc, l'obligation des pouvoirs publics dans la lutte contre la situation de handicap et d’errance se laisserait assez facilement saisir. Comment pourrait-on ne pas vérifier que la loi n'a pas falsifié le droit naturel des personnes en situation de handicap et d’errance ? La recherche des raisons de la loi est indispensable et elle fait nécessairement partie de la recherche anthropologique. Le juridique ne saurait être étranger à une réflexion sur le sens qu'il convient d'imprimer à la chose sociale. Le risque est souvent de transformer les personnes démunies en objets passifs d'un assistanat inefficace 398 . « L'être humain qui se cache sous le masque hideux de la misère ne pourra se réaliser dans toute sa plénitude que s'il peut exercer effectivement tous ses droits et responsabilités 399  »

Tout en subissant les désagréments du droit, les personnes en situation de handicap et d’errance semblent ne pouvoir que très difficilement bénéficier en fait de ses avantages. Il n'y a pas là une question de fatalité. L'explication se trouverait davantage dans le fait que le droit envisage « la situation moyenne de la population » sans suffisamment porter attention à ce qui se vit à ses marges. En conséquence, les personnes en situation de handicap et d’errance se trouvent exclues. Elles le sont aussi par manque d'information sur le droit et par la crainte ou la honte qui peut les animer de faire valoir leurs droits. La complexité des dispositifs qui tendent à se surajouter les uns aux autres ne semblent pas à même de réduire cette crainte. Finalement, le droit serait répudié pour mieux se protéger.

Les personnes en situation de handicap et d’errance ont vocation à pénétrer le champ du droit, mais il semble y avoir comme un écart irréductible entre droit et pauvreté extrême. Étrangères à l'univers juridique par défaut d'implication dans l'univers économique, social et politique, et étrangères à celui-ci par défaut d'implication dans celui-là, elles (les personnes en situation de handicap et d’errance) s'enferment dans un cercle vicieux de déprivation. Les désinsertions économique, sociale, politique et juridique en viennent à se nourrir mutuellement.

Dès lors, la lutte contre la situation de handicap et d’errance pose foncièrement la question de l'insertion dans l'ensemble des champs de l'existence et bien évidemment dans le champ juridique, comme valeur de resocialisation. Notion cardinale des politiques publiques, l'insertion se situe au centre de la réflexion relative à la lutte contre l'exclusion et elle est importante en ce que logiquement elle cherche à donner forme au droit à l'unité sociale 400 . Le droit à l'insertion considère les personnes en situation de handicap et d’errance comme des citoyens actifs et pas seulement comme des assistés à secourir, d’où l’importance réitérée de la notion de soutien social global que nous développerons plus loin. A partir de là, il n'est pas imaginable de réduire la lutte contre la situation de handicap et d’errance à une politique de minima sociaux, même si ces minima sont incontournables, à moins que l'insertion ne soit qu'un nom pour cacher les plus vieilles et les plus classiques pratiques de tutelle, de paternalisme et de contrôle social.

Notes
380.

Bonnechère, Michèle. 1998. La reconnaissance des droits fondamentaux comme condition du progrès social,Paris, Droit ouvrier, p.252.

381.

Frydman, Benoît. Haarscher, Guy. 1998. Philosophie du droit, Paris, Dalloz, p.2.

382.

Méda, Dominique. 1999. Qu'est-ce que la richesse ?, Paris, Flammarion, p.319

383.

Viandier, Alain. 1986, La crise de la technique législative, Paris, Droits n°4, p.76.

384.

Duffy, Katherine. 1995. Exclusion sociale et dignité de la personne en Europe : Rapport d'orientation pour le projet du Conseil de l'Europe, Doc. CEPS (95) 1 Rev., Strasbourg, Conseil de l'Europe, pp.35-36.

385.

Duffy, Katherine. 1995. Op.cit. pp.35-36

386.

Hauriou, Maurice. 1910. Principe de droit public, Paris, Sierey, p.592

387.

Dabin, Jean. 1939. Doctrine générale de l'Etat, Éléments de philosophie politique, Bruylant-Sirey, pp.446-447.

388.

Pontier, Jean-Marie. 1993. De la solidarité nationale, Paris, R.D.P, p.899

389.

Pontier, Jean-Marie. 1993. Op.cit. p.900

390.

Chevalier, Jacques. 1992. La résurgence du thème de la solidarité, C.U.R.A.P.P.? La solidarité : un sentiment républicain ?, P.U.F., p.111

391.

Robert, Jacques. 1999. Droits de l'homme et libertés fondamentales, Paris, Montchrestien, p.8

392.

Terré, François. 1996. Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, p.31

393.

Les tentes de l’Association Don Quichotte en faveur des sans-abri de cet hiver 2007 ont abouti au projet de loi sur le droit au logement opposable.

394.

Borgetto, Michel. Lafore, Robert. 2000. Droit de l'aide et de l'action sociales, Paris, Montchrestien

395.

ONU/E/CN, 74 Sub.2/1990/19, p.61

396.

Alfandarin, Elie. 1995, Vie sociale, n°6, p.16-486. Ainsi que Dion-Loye, Sophie. 1995. Le pauvre appréhendé par le droit, Revue de la recherche juridique, droit prospectif, n° 2, pp.433-449

397.

Wrésinsky, Joseph. 1987. Grande pauvreté et précarité économique et sociale, J.O. C.E.S. du 28 février 1987, n° 6

398.

Avant propos d'informations sociales, Les citoyens face à la pauvreté, n°48, p.4.

399.

Cité par Olivier Gérard, Revue Quart Monde, n° 162, p.42.

400.

Buhrig, Martine. 1996. Réussir l’insertion, Lyon, Chronique sociale