9.2. Les droits à caractère seulement déclaratoire

9.2.1. L'écart entre le droit et les situations de handicap et d’errance

« Les droits de l'homme témoignent devant l'histoire du besoin qu'éprouvent les hommes de se libérer de deux fléaux : la tyrannie et la misère 401  ». Permettre aux personnes qui on un travail régulier de bénéficier de la sécurité sociale contribue à ne pas encourager l'oisiveté, mais en même temps ce choix a pour conséquence de refuser la sécurité sociale à ceux qui pour des raisons économiques, sociales, ou psychiques ne peuvent pas accéder à un tel travail 402 . Faute d'être insérés dans des réseaux sociaux, les personnes en situation de handicap et d’errance se trouvent souvent en marge de l'information. La non maîtrise de la lecture est également un élément susceptible d'empêcher l'accès à l'information : l’illettrisme est très présent dans la rue.

Le fait de demander l'application d'un droit peut être perçu comme une humiliation. Cette demande serait révélatrice de l'incapacité du demandeur à faire société avec les autres. Le travail est-il le fondement de la vie sociale ? Telle était la question qui était posée les 16 et 17 décembre 1992, sur le toit de la Grande Arche, lors d'un colloque sur le thème « Exclusion et solidarité, Comment repenser le lien social » 403 ? Si nous ne vivons plus essentiellement dans une société de travail, le travail reste une valeur incontournable d'identification sociale. Ce colloque a souligné l'urgence de proposer une culture qui relativiserait le travail et reconsidérerait le rapport de l'homme au travail. Olivier Piot dans le Monde du 08 septembre 1993 (Initiatives, De nouveaux comportements, p.26) se demande si l'économie a encore besoin du même travail et des mêmes travailleurs ? Il nous faudrait construire une nouvelle société capable de relativiser la valeur travail.

Tant pour le Conseil d'Etat que pour le Conseil constitutionnel de France, ce n'est ici qu'une faculté, en Allemagne au contraire, pour la Cour constitutionnelle ce qui est essentiellement inégal ne saurait être traité de façon égale. La Cour de justice européenne s'oriente dans le même sens, quand elle dispose que le principe d'égalité de traitement veut, sauf exception, que « des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale  404 ». Le terme ex-claudere signifie que la société « enferme dehors  405 » (Dictionnaire historique de la langue française, cité par Jacques-Guy Petit, Pauvreté et marginalité : exclusion et intégration sociale dans l'histoire). Les parcours qui mènent à l'exclusion, comme ceux qui mènent à l'insertion, sont diversifiés et dépendent autant de l'environnement économique, social et culturel des personnes en situation de handicap et d’errance que de leurs caractéristiques propres 406 .

Si l'on reconnaît la paternité du terme à René Lenoir et à son ouvrage « Les exclus », un Français sur dix, en fait la notion avait déjà été utilisée une dizaine d'années auparavant par Pierre Massé et Jules Klanfer, à propos de la population du Quart monde. S'agissant de René Lenoir, il décrit essentiellement trois catégories de populations exclues qu’il appelait : « les personnes âgées, les handicapés et les inadaptés sociaux ». Quant à nous, nous estimons qu’il est difficile de saisir la situation de handicap et d’errance autrement que sous différentes formes, qui donnent lieu à autant de différenciations et de recoupements sur les plans de l'emploi, du logement, de l'éducation sans pour autant tomber dans la catégorisation 407 .

Il y a lieu de dénoncer un système économique qui abêtit une majorité de citoyens dans l'illusion du bien-être reconnus dignes et capables de responsabilités. « Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d'être comme un mort vivant, tout au long de son existence 408  ». Le Secrétaire général de l'O.N.U. dans son rapport à l'Assemblée général sur la coopération internationale en vue d'éliminer la pauvreté dans les pays en développement (A/46/454) souligne qu'il n'y a pas de définition précise et constante de la pauvreté, mais qu'en général « le terme appliqué aux pays en développement fait inévitablement penser au besoin physique ». La pauvreté des personnes en situation de handicap et d’errance se vit d'abord en terme de participation sociale négative 409 .

Le rapport intérimaire sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté, de la Commission des droits de l'homme de l'O.N.U 410 définit la pauvreté par la privation de l'exercice des droits de l'homme les plus élémentaires 411 . Les résultats de l’enquête de la commission onusienne montrait cette image peu reluisante de la situation de marge et d’exclusion : absence de diplôme (47 % de l'échantillon et 10 % souffrent d'illettrisme) ; moins de 400 euros par mois et par unité de consommation (60 % de l'échantillon) ; pas de logement stable ou sans abri (56 % de l'échantillon) ; état de santé dégradé (31 % de l'échantillon) , au chômage ou sans travail (81 % de l'échantillon dont 43 % au chômage et 38 % sans travail et ne cherchant pas à en obtenir). C’est cela qui fait problème dans un monde d’opulence et d’avancée technique et technologique mais où la dignité humaine est dangereusement menacée.

Notes
401.

Modinos, Polys. 1969. Droits de l'homme, notes et observations, in Cassin, René. Liber 1, Problèmes de protection internationale des droits de l'homme, Institut français des droits de l'homme, Paris, Pedone, p.164

402.

Dijou, Xavier. L'écart entre le droit et les individus, Revue régionale de droit, pp.226-227.

403.

Le Monde des débuts, Janvier 1993, Rencontres, Société, Repenser le lien social, p.14.

404.

Voir aussi : Calvès, Gwénaële. Les politiques de discrimination positive, Problèmes politiques et sociaux, n° 822, p.3. Dans son rapport public de 1996, le Conseil d'Etat encourage la mise en œuvre de discriminations positives, afin de réduire les inégalités de fait. Voir aussi Pascal Noblet, Egalité et discrimination positive, Le cas de la France et des Etats-Unis, R.F.A.S.U, Octobre-décembre 1998, Egalité des droits-Egalité des chances, pp. 131-145.

405.

Petit, Jacques-Guy et autres. 1999. Intégration et exclusion sociale d'hier à aujourd'hui, Paris, Anthropos, Economica, p4.

406.

Commissariat au Plan. 1992. Exclus et exclusions, connaître les populations, comprendre les processus. La documentation française, cité par U.N.I.O.P.S., Accompagnement social et insertion. Préface de Hugues Feltesse, Paris, Syros, (Pratiques associatives), 1995, p.135

407.

Gros-Jean, Christian. Padieu, Claudine. 1995. Les exclus, Comment sortir de l'approche en catégories ? R.F.A.S., n° 2-3, p.5

408.

Wrésinsky, Joseph cité par AbderrahmanYoussoufi, Vice président du Comité spécial O.N.G. pour les droits de l'homme, in Colloque des 08 et 09 décembre 1988, 40ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, U.N.E.S.C.O., 1989, p.53.

409.

Les exclus des droits de l'homme, pauvretés et marginalisations, in 24ème session d'enseignement de l'Institut international des droits de l'homme, 02-30 juillet 1993, Recueil des cours, Textes et sommaires, Strasbourg, p.3. Dans le même sens voir Oscar Lewis, La vida, Une famille portoricaine dans une culture de pauvreté, San Juan et New York, Paris, Gallimard, (Témoins), 1969, 826p. ; Jules Klanfer, L'exclusion sociale, Étude de la marginalité dans les sociétés occidentales, Paris, Bureau des recherches sociales, 1965, p.44 ; Pierre Strobel, De la pauvreté à l'exclusion : société salariale ou société des droits de l'homme ?, Revue internationale des sciences sociales, n° 148. La pauvreté, juin 1996, pp. 201-218 ; voir en outre la recommandation du Conseil de l'Europe 893 (1980) relative à la pauvreté en Europe.

410.

E/CN.4/Sub.2/1194/19, 10 juin 1994

411.

En ce sens, voir aussi le rapport Joseph Wrésinsky, le rapport Grande pauvreté et droits de l'homme de la Commission nationale consultative des droits de l'homme ou encore le rapport De Gaulle-Anthonioz.