Chapitre 10 : Le modèle de soutien social global : de ses dimensions fondamentales et de ses enjeux d’humanité

10.1. Pour un mieux possible

10.1.1. La nécessité du soutien social global

Les personnes en situation de handicap et d’errance jouissent d'une certaine autonomie sans laquelle, d’ailleurs, il leur serait difficile de se créer une place dans les villes où elles se posent pour vivre manière certes atypique. Elles restent confrontées de ce fait à un pouvoir disciplinant leur production de soi qui se réfère aux représentations qui s'ancrent dans des pratiques sociales et des institutions, « l'individu (est) une question d'institution et non de subjectivité  426 ». Leur environnement social constitue toujours un vecteur et une expérience du vivre ensemble, sans moyen véritable d’intégration. Cela a pour conséquence de les voir dans la débrouillardise (Dakar) et dans la lutte quotidienne pour exister. Chacune d’entre elles est confrontée à sa vulnérabilité, à sa précarité et à ses souffrances, d’une part ; et d’autre part, à ses joies de vivre, à ses interrelations, à ses réseaux et à son groupe de pairs.

Les personnes en situation de handicap et d’errance sont tentées de se définir individuellement (et collectivement certainement) par soi-même, comme « un je sans nous 427 ». Chez elles, on note aussi que l’effritement des frontières entre le privé et le public témoigne du fait que, par leurs conditions de vie assez particulières, « la subjectivité est devenue une question collective 428 ».

La question de leur autonomie est souvent prise comme un alibis par les pouvoirs publics, ce qui empêche la mise en place de politiques publiques répondant aux attentes d’une autonomie véritable. L’autonomie ne doit pas être une contrainte, elle doit permettre de se repérer et d’agir dans la société. Elle exige de l'individualité, mais elle ne doit pas la fragiliser.

L’autonomie doit déboucher ou aller de pair avec toutes les richesses des personnes en situation de handicap et d’errance. Ces richesses doivent être comprises au sens de Amartya Sen c'est-à-dire de capacité(s) de choisir sa vie 429 .

La notion de liberté réelle, comme capacité effective de l'individu de choisir sa vie, constitue une quête permanente pour les personnes en situation de handicap et d’errance. Il faut insister de ce fait sur l'importance de la définition du « développement comme liberté objective » pour recentrer l'économie sur le développement humain (la production de l'homme par l'homme), sur les capacités individuelles et collectives. D’une certaine manière, il s’agit de reformuler l'économie comme domaine des choix (d'affectation des ressources), des jugements de valeur et de la conciliation des libertés. C'est le retour du sujet (et de tout citoyen) comme agent, la reconnaissance des citoyens comme acteurs et non pas simples destinataires passifs d'une aide concoctée par d'habiles experts (Amartya Sen, 2005). C'est enfin la réintégration de l'économie dans le politique, notamment en expliquant les situations de handicap et d’errance par des manquements à la démocratie et aux droits de l’homme.

Amartya Sen définit ainsi la richesse comme pouvoir, capacité et moyen pour la liberté à la condition cependant de donner toutes leurs places aux libertés collectives. Les libertés réelles (individuelles et collectives) constituent les condition sine qua non de la responsabilité envers le groupe et la société globale.

Il s'agit surtout pour nous de mesurer ce que la précarité dans le travail doit à la précarité de notre place d'individu dans la société et en quoi la pénétration du travail dans la sphère privée participe d'un mouvement plus global et politique. Le danger ici est de tomber dans l'idéologie la plus plate de justification de l'ordre établi, ce que suggère inévitablement une méthode qui se veut simplement descriptive (ce qui arrive devait arriver). Ce qui néglige par trop l'économie et peut donc servir simplement à donner une représentation unitaire d’une société qui recouvre ses divisions. C'est d'ailleurs un des thèmes principaux d'Alain Ehrenberg, et le plus contestable, la fin des conflits sociaux confondue avec le déclin du conflit névrotique.

La question sociale tourne autour du sens des mots : contractualisation, individualisation, personnalisation, autonomie qui font l'objet d'une lutte idéologique intense et demandent une discussion approfondie pour éviter les confusions d'amalgames idéologiques intéressés. L'autonomisation de l'individu est-elle celle du gouvernement de soi dans une société post-disciplinaire où chacun doit trouver sa place qui ne lui est pas assignée d'avance ?

En effet, nous retrouvons les demandes individuelles et collectives des personnes en situation de handicap et d’errance et les solidarités agissantes de leur environnement en tant que réponses. Nous notons que le politique ne se réduit pas au service public, il est aussi responsable de ce que sont l'école, le travail, la santé, etc. avec les citoyens à condition qu'on leur en donne les moyens, c'est-à-dire « les supports matériels de l'individu » comme dit Robert Castel 430 . Ceci pour éviter une refondation sociale supprimant les normes collectives pour se réduire à l'individualisation du contrat. Il s'agit de défendre les personnes, surtout vulnérables, contre un individualisme extrême qui les prive de tout support social sans lequel elles ne peuvent exister comme des individus et des citoyens.

La société de l'individu nécessite une assistance individuelle, un soutien personnel tout au long, non seulement légitime mais indispensable pour faire face aux changements incessants. « Un individu aujourd'hui, c'est de l'autonomie assistée de multiples manières  431 ». On retrouve encore la logique du développement humain défendu par Amartya Sen, une inversion de la logique économique productiviste au profit d'un droit à l'existence et d'une société d'assistance plus écologique, de la production de l'homme par l'homme plutôt que de la consommation de marchandises.

 

L'Etat-providence 432 a progressivement donné droit à la protection sociale pour tous ceux qui remplissaient leur devoir de travailler, tandis que les « incapables » entraient dans les circuits de l'assistance. Aujourd’hui, le système sociopolitique (libéral) voudrait que la dette de la société envers l'individu s'élève à proportion de l'augmentation de ses responsabilités 433 .

Les réponses apportées à la question de la situation de handicap et d’errance montrent qu’il ne s'agit plus tellement aujourd'hui de faire face à une question liée aux droits fondamentaux des personnes. Le style de réponses prend la forme d'un accompagnement des personnes, éventuellement sur la durée de leur vie. C’est une forme de maintenance se déployant par des voies multiples : assistance sociale, accompagnement social, hébergement d’urgence, etc. Des pédagogies, des professionnels, des associations ou des organismes publics en sont le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions et de services publics ou privés, se réfèrent à une même règle : produire une individualité susceptible d'agir par elle-même et de se modifier en s'appuyant sur ses ressorts internes. L'expérience contemporaine des personnes en situation de handicap et de vie à la rue est une interrogation fondamentale sur la place de ces citoyens dans leur milieu social. L'individu incertain dont parle Ehrenberg s’applique à leur situation d’homme et de femme ou d’enfant, c’est même un pléonasme que de le souligner.

 
L’individu est un produit de la société et n'est pas une substance objective isolée. Il y a bien d'autres choses, bien sûr, notamment la critique de la prohibition de la mendicité en France et au Sénégal au nom d'une morale civique qui témoigne de la permanence d'une conception métaphysique du Citoyen et de la République qui est pourtant complètement obsolète dans ce monde de la production de soi et de la raréfaction du travail.

En plus, le travail social connaît des transformations qui ont des effets sur la psychologie des personnes accompagnées. Dans les années 1970-80, les professionnels étaient largement du côté du public accueilli et leurs prestations répondaient de la dialectique de résolution de problèmes. L’action sociale s'opérait largement en amont de la personne et de ses difficultés. L’Etat-providence mettait les moyens pour une (ré)insertion sociale possible.

Aujourd'hui, la massification de la population marginale articulée et les maigres budgets sociaux conduisent à ce que la prise en charge sélection s'opère tout au long de la vie. Parallèlement, une exacerbation des impératifs de l’économie libérale s'abat sur les personnes en situation de vulnérabilité et de précarité. Les exigences qui pèsent sur elles s'accroissent tandis que le système leur enjoigne d’assumer à elles-seules la responsabilité de leurs échecs, ce qui ne va sans engendrer des formes de stigmatisation personnelle.

La situation de handicap et d’errance conduit ainsi à une précarisation nouvelle brouillant souvent les places symboliques des uns et des autres. L'égalisation des rapports interrelationnels, mais aussi entre la société globale et ces personnes conduit à des rapports de force permanents. Quand les frontières hiérarchiques s'effacent, les différences symboliques avec lesquelles elles étaient confondues s'effacent également. La lisibilité des rapports sociaux pose problème. Les transformations institutionnelles et sociétales commandent des choix et des responsabilités qui ne sont pas toujours réels. Ils sont pour la plupart du temps, et pour une large frange de la population, notamment les personnes en situation de handicap et d’errance, uns stratégie de simple faire-valoir pour les pouvoirs politiques. Un véritable choix et une véritable responsabilité doivent aller dans le sens du respect des droits et de la dignité de ces personnes pour leur mieux-être.

Un changement doit être opéré dans le sens de permettre aux personnes en situation de handicap et d’errance de sortir de la spirale de la crainte, de la chute et de la peur et de vivre l'espoir d’une ascension sociale possible. La vulnérabilité, la fragilité, la précarité, l’errance, le handicap résument des vies à l’état de survie. C’est cela qui doit changer pour permettre une évolution positive de la différence, reconnue en tant que différence et non pas portée comme élément de différenciation, de stigmatisation et d’exclusion sociale.

Les personnes en situation de handicap et d’errance sentent des changements dans leur vie de tous les jours, cependant elles n’ont pas le sentiment de progresser dans leurs projets de vie. Combinée à tout ce qui incite aujourd'hui à s'intéresser à sa propre intimité, la « civilisation du changement » stimule chez elles une attention massive à la souffrance psychique. La division du social qui conditionne l'unité de la société moderne joue dans leur existence, avec à la limite des conflits avec leur environnement social ou certains de ses démembrements. Ces conflits leur permettent, entre autres, de faire tenir le(s) groupe(s) des pairs sans qu'il y ait besoin de justifier son sens en se référant à une autre station spatiale et temporelle.

Au lieu de se préoccuper des luttes intra-groupes et des concurrences individuelles qui affectent autrement leur quotidien, les personnes en situation de handicap et d’errance sont dans une dynamique de résistance aux actes de déstabilisation posés par les autorités politiques (policières notamment) et municipales dans leur optique « d’assainissement » des villes. Il est vrai qu’on assiste, au-delà de Dakar et Lyon, à une mondialisation des exigences urbaines de ségrégation : les personnes en situation de handicap et d’errance ne sont pas les bienvenues dans les villes du monde. il est de plus en plus difficile à ces personnes de réclamer individuellement et collectivement justice dans ce contexte, parce que les lois et les arrêtés sont nombreux qui leur demandent de ne pas s’arrêter dans les centres urbains.

Au moment où elles se sentent victimes d’injustice à leur égard, les autorités comptent renforcer l’arsenal juridique et policier. C’est une lutte inégale mais supportable puisque les deux parties sont prêtes à en découdre ; c’est le face à face entre la légitimité et la légalité. Il semble difficile de reporter sur un adversaire désignable (et désigné) la responsabilité d'une situation dont on se sent victime. Les personnes en situation de handicap et d’errance vivent dans l’indifférence presque totale des autorités, et de plus en plus mal, souffrance et injustice, compassion et inégalité. On assiste à une crise du politique et du sujet résultant de la montée de l’intolérance et de la violence politique envers les populations les plus vulnérables. Ce qui constitue pour le 21e siècle un changement suicidaire des figures du politique et de la personne humaine.

La pauvreté s’aggrave dans de nombreuses régions du monde, y compris dans les pays industrialisés, malgré les progrès technologiques et l’amélioration des indices de bien-être social. Elle fait partie du processus d’exclusion généré par le libéralisme.

L’exclusion peut être définie en termes d’échec du système démocratique et juridique, du marché de l’emploi, de la protection sociale, de la famille et de la communauté. Or ces systèmes (d’appartenance) sont considérés comme fondamentaux pour le fonctionnement de la société. Cette notion d’exclusion est apparue dans les années 1990 pour appréhender la plupart de problèmes sociaux. Elle permet de rendre « compte de l’hétérogénéité des situations et, en même temps, de constater leur caractère instable et évolutif, ce qui rendait possible une analyse des processus pouvant conduire de la précarité à l’exclusion au sens de cumul de handicaps et d’une rupture progressive des liens sociaux 434  ».

Nous avons constaté tout au long de cette étude que les contextes économiques défavorables sont une des causes majeures qui provoque les situations d’errance des personnes atteintes de déficiences. Les racines du processus de l’errance se trouvent dans les systèmes d’exclusion générés par une mondialisation libérale.

La paupérisation croissante à une échelle mondialisée provoque l’exode et l’errance d’une partie des populations. Les demandeurs d’asile et les autres migrants, dont les personnes en situation de handicap, viennent tenter leur chance en Europe. A Lyon en particulier, ils viennent gonfler le nombre de citoyens français projetés dans l’errance par le processus d’exclusion. Parallèlement, l’exode rural des populations africaines de la sous-région occidentale provoque l’arrivée de personnes immigrées à Dakar, venant grossir le nombre de mendiants. Depuis les indépendances des pays africains (1960), l’urbanisation s’est poursuivie suivant le flux régulier de l’exode rural, en fonction des contextes (catastrophes naturelles, guerres, crises économiques). Ces pays ont connu une centralisation excessive avec une mégapole et un ensemble de petites villes.

Au Sénégal, Dakar constitue l’unique centre politique, administratif et économique décisionnaire du pays. Non maîtrisée, l’urbanisation s’accompagne d’une prolétarisation accrue des couches sociales défavorisées, ainsi que des nouveaux arrivants. Les bidonvilles fleurissent. « Par ailleurs, si les villes produisent des richesses, elles en consomment encore bien davantage. Tributaires des campagnes et de l’aide internationale, elles connaissent une situation économique de dépendance. Cependant, les quartiers populaires voient émerger une économie informelle extrêmement dynamique 435  ».

« En Afrique les sols s’épuisent, la population croît, le Sida ravage 436 ». C’est l’insuffisance des ressources qui est la cause fondamentale de l’émigration et qui obligent les habitants à sortir de l’intérieur du pays pour se procurer du « numéraire 437 ». L’exode rural est lié à des raisons d’ordre économique : trouver un emploi, des conditions de vie meilleures, aider la famille. Déjà en 1964, Abdoulaye-Bara Diop mettait l’accent sur le contrôle social du groupe ethnique qui s’exerce sur les jeunes et évite le vagabondage. Force est de constater que, presque un demi-siècle plus tard, la solidarité communautaire s’est morcelée dans l’ensemble du pays, plus particulièrement dans les zones urbaines, notamment à Dakar. Elle est traversée de part en part par les valeurs modernes d’individuation liées à l’émergence du marché : propriété privée, profit, droit individuel, liberté fondamentale de l’individu, etc.

Au Sénégal, les wolofs constituent la majorité de la population 438 . Traditionnellement, ils sont paysans céréaliers et ont une organisation familiale basée sur les principes de la hiérarchie et du communautarisme. Leur entrée dans l’économie monétaire, dominé par le système capitaliste, provoque un bouleversement profond de leur organisation communautaire traditionnelle, et donc des traits dominants de leur culture. L’errance de certains membres de leur famille large est liée autant à l’exode rural qu’aux fractures familiales.

La famille large sénégalaise est la base des structures de parenté et d’alliance. Elle a promu des solidarités communautaires qui ont diminué les risques d’exclusion et d’errance 439 . Les économies informelles de débrouillardise prospèrent dans un pays marqué par la paupérisation de la population. Dans les stratégies de survie développées par les jeunes, la problématique de la drogue dans les quartiers populaires pose la question des représentations culturelles et du rejet social. Les mères y jouent un rôle de médiatrices.

Avec cette évolution culturelle, l’Afrique fonde ses structures psychosociales sur un passé historique très ancien, intégrant des mythes, des religions indigènes, des créations culturelles et artistiques, des savoirs agricoles et une récurrence comportementale : la joie de vivre et la fête. » 440

Une lecture anthropologique de la perte progressive des solidarités communautaires peut être amorcée à partir de ce que décrit Lévi Strauss : un système d’interprétation rend « simultanément compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique 441  ».

Dakar est un carrefour international de l’Afrique de l’Ouest. Dans les cultures du continent africain, les structures psychosociologiques « situent l’individu dans un dispositif socio-affectif fondé sur des liens de solidarité et des relations complexes de devoirs et de droits au sein du groupe. » 442 La famille large en est « le principal espace de construction des personnalités.

L’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir se donnent à voir dans « une certaine manière de parler, de chanter et de danser, de peindre et de sculpter, voire de rire et de pleurer » 443 . Les valeurs de sa philosophie se cristallisent dans une pensée dialectique : l’unité des contraires. Celle-ci est construite sur une opposition, du monde visible et du monde invisible, de l’un et du multiple, de la matière et de l’esprit, de la vie et de la mort, comme du mâle et de la femelle. Cette opposition est en même temps une complémentarité par symbiose. Dans cette société, l’individu s’intègre dans la communauté et l’art dans la religion. La religion intègre l’homme à Dieu, un Dieu saisi aux dimensions de l’univers. Et réciproquement, Dieu, devient davantage Dieu en étant humanisé par l’homme. Cette société est fondée sur le dialogue d’où jaillit la vérité, sur le travail communautaire d’où naît la prospérité, sur les formes d’où émerge la beauté.

La colonisation, suivie de la mondialisation libérale, sont caractérisées par la négation des valeurs et des institutions traditionnelles africaines :« (…) il faudra compter avec la bizarre détermination des blancs-blancs à vouloir, coûte que coûte, nous faire vomir nos us et coutumes pour nous gaver des leurs  444  ». Actuellement, deux systèmes de représentations culturelles se conjuguent et s’interpénètrent, intégrant les valeurs du monde occidental aux valeurs traditionnelles du monde africain. Les valeurs traditionnelles de l’Afrique se heurtent aux modes de vie individualistes et à la place prépondérante donnée à la réussite sociale individuelle. Elles interrogent l’Occident sur son intériorité pour bâtir en « artisan responsable des destinées de la Cité (…) Je souhaite à l’Occident de retrouver le sens de l’angoisse devant le soleil qui meurt.(…) Quand le soleil meurt, aucune certitude scientifique ne doit empêcher qu’on le pleure, aucune évidence rationnelle », qu’on se demande s’il renaîtra. Vous, vous mourrez lentement sous le poids de l’évidence. (…) - A quoi naîtrions-nous ? - A une vérité profonde. L’évidence est une qualité de surface. (…) L’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il détruit l’homme et fait de lui une victime de tragédie. Une plaie qu’on néglige s’infecte jusqu’à la gangrène. (…) Une société qu’on ne gouverne pas se détruit 445 ».

Ce questionnement se joue quotidiennement dans les appartenances communautaires à Dakar, dans l’atomisation de l’individu à Lyon. Les représentations culturelles sont un des facteurs importants du rejet social des personnes en situation de handicap et d’errance.

Au cours de l’histoire, le statut social des infirmes et des handicapés n’a cessé d’évoluer. Ils ont été accueillis dans des institutions à partir de la Révolution française. Ce sont principalement des sourds, des aveugles, puis des arriérés mentaux mendiants et livrés à la charité publique 446 . Au XIXème siècle, le terme « mendiant infirme » ressort du découpage du monde social de l’élite française. Le « mendiant infirme » est perçu comme un personnage hybride : vraie ou fausse infirmité ? bon ou mauvais pauvre ? Le « regard de classe » rejète ceux qui incarnent « la barbarie et l’inculture des temps anciens » et qui scandalisent par « le spectacle des corps difformes et tordus » en plein Siècle des lumières. D’une époque à l’autre, l’horreur des infirmités des pauvres, exposées sur la voie publique, est en partie à l’origine des mesures prises à leur encontre.

Selon Nicolas Veysset, s’il n’y a pas de liens directs entre l’état d’infirmité, de pauvreté et la mendicité, les infirmités reflètent l’état de santé de la classe ouvrière. La mendicité reste un fait social, avec ses codes spécifiques. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre mendicité et infirmité. Nous avons fait le même constat. Par exemple, il nous a été rarement possible de déterminer si la situation de handicap était à l’origine de l’errance, ou inversement. Si nous avons pu remarquer l’antériorité (ou non) de la déficience par rapport à la situation d’errance, nous ne pouvons pas statuer sur une relation de cause à effet, Tout comme dans la spirale de l’exclusion, il s’agit plutôt d’une accumulation de pertes qui déclenche le processus de l’errance : rupture psycho-affective, perte ou absence de revenus, perte du logement, rupture des liens sociaux, aggravation de l’état de santé, etc.

Une autre donnée importante est celle de l’interaction permanente entre le processus sociologique de l’errance et la dévalorisation de soi. Ce processus psychologique va de pair avec la dépréciation sociale. Dans ces stratégies de catastrophe, la faillite du Moi conduit à la faillite sociale, et inversement. 447 La personne passe d’une zone d’intégration à une zone de vulnérabilité (avec un travail ou une insertion précaire et une fragilité relationnelle) pour s’échouer dans une zone de désaffiliation marquée par le détresse sociale.

La conscience honteuse hypothèque le vie de la personne qui se perçoit dans son infériorité sociale et dans sa déchéance. Mais, la personne peut entreprendre des actions pour y échapper.

Tout au bout de la honte, il y a la résilience. Le processus de requalification sociale, associé aux réparations des failles personnelles, existe. Certaines personnes restent en capacité de changer de stratégies d’adaptation à la situation.

Deux mots permettent la résilience ; le lien et le sens ; Deux mots qui définissent une stratégie de lutte contre le malheur et d’arracher du plaisir à vivre. A l’origine de la résilience, il y a le lien social et le lien social est le fondement du réseau social. Dans la philosophie libérale, les inégalités sociales sont « naturelles, inéluctables et irréductibles 448 ». Dans ce contexte, le lien social a une double nature : les relations d’intérêt et les relations d’assistance.

Ces relations d’assistance ont plusieurs fonctions dont une fonction politique de socialisation et de maintien de l’ordre social en évitant l’éclatement de la société ; et une fonction civique qui tend à soutenir le pauvre pour qu’il redevienne sujet de droit. Le lien social recouvre des rapports humains particuliers (l’amour, l’amitié) ; « des formes de liens plus collectifs tels que la sociabilité (capacité d’ouverture et de tolérance à autrui), la solidarité (capacité de s’associer à quelqu’un) ou la socialité (capacité de faire « corps » ou équipe avec autrui) » ; ainsi que des formes historiques telles que « la socialité mécanique (dimension communautaire) et organique (dimension sociétaire) 449  ».

La cohésion sociale se fonde sur le lien social. Elle se définie comme « le souci de prendre en compte toutes les dimensions et les niveaux du lien social, pour tenter de les articuler entre eux, c’est-à-dire pour tendre vers une forme réciproque de cohérence générale ». Elle se construire sur :

  • le ciment sociétal qui englobe les réseaux d’échange,
  • la force du lien en fonction du degré de cohérence,
  • les vecteurs dimensionnels qui intègrent les dimensions collectives du lien social, avec en particulier les réseaux de solidarité dans la recomposition de la trame sociale,
  • le lignage dont les liens du sang déterminent l’appartenance à une communauté qui définit des rapports sociaux avec des obligations réciproques, etc.

Multidimensionnel, le lien social ne se décrète pas : il se construit à partir des solidarités minimales des groupes d’hommes qui développent un objectif commun. Il s’agit d’accompagner ces dynamiques qui émanent de la société.

Parmi les formes du lien social, le lien établi dans le cadre de l’accompagnement exercé par les services sociaux présente des spécificités. L’accompagnement social 450 de la personne en situation d’exclusion s’inscrit dans une approche holistique de l’individu. Il est bâti sur une éthique et une philosophie qui respecte la liberté du sujet. Il inclut la démarche d’ « aller vers » les personnes en errance dans la rue, ainsi qu’une écoute de sa souffrance psychique. C’est à partir du désir de la personne que se construisent les trajectoires d’insertion sociale.

En Afrique traditionnelle, le lien social présente des spécificités, car « l’individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n’est que le prolongement. C’est pourquoi, lorsqu’on veut honorer quelqu’un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce qu’on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan : « Bâ ! Bâ ! » ou « Diallo ! Diallo ! » ou « Cisszé ! Cissé ! » car ce n’est pas un individu isolé que l’on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres 451  ».

A l’ère de l’information, de la mobilité et de l’échange accéléré, une morphologie sociale nouvelle l’emporte sur l’action sociale. Les réseaux sont constitutifs de la société capitaliste : les processus de production, de culture et de pouvoir sont déterminés par des logiques de mise en réseau. Les processus sociaux dominants proviennent de la dynamique de chaque réseau. L’individu qui n’est plus en réseau est « déconnecté » et perd son existence sociale : les individus sont atomisés au milieu de réseaux mondialisés. Luc Bolstanski 452 explique ce passage de la société industrielle (marquée par la domination entre classes sociales, avec une culture et une mythologie ouvrière) à l’émergence du monde en réseau (avec l’éclatement des mouvements sociaux et le processus d’exclusion sociale).

Il pose la question de la Justice sociale dans ce monde où il est de bon ton de développer flexibilité, adaptabilité et performance. Cette société réticulaire, qui prône la dynamique du projet, s’avère être profondément inégalitaire, anti-démocratique et excluante. Elle n’offre plus aucune stabilité. La personne en errance est devenue le symbole même de l’atomisation de l’individu, de la non-existence sociale.

Robert Castel en parle sous la forme de la désaffiliation : le sujet, dans l’impossibilité de constituer du lien, serait projeté dans une sorte de no man’s land social. 453 En fonction des deux axes, l’un de l’intégration par le travail, l’autre de l’insertion dans la sociabilité socio-familiale, son parcours se trace 454 entre les trois zones de l’espace social :

  • la zone d’intégration (corrélant les liens relationnels stables et le travail permanent)
  • la zone de vulnérabilité (associant la précarité du travail et la fragilité relationnelle)
  • la zone de désaffiliation (marquée par l’absence de travail et l’isolement social).

Dans la conjoncture socio-économique actuelle, la zone d’intégration se fracture (travail précaire en expansion et perte du rôle intégrateur du travail ; fragilisation de la structure familiale) Lorsque la cohésion sociale s’étiole, la zone de vulnérabilité grandit, alimentant ainsi la zone de désaffiliation.)

Notes
426.

Ehrenberg, Alain. 1998. La fatigue d'être soi, Paris, Odile Jacob, p. 286

427.

Elias, Norbert. 1998. La Société des individus , Paris, Pocket, p.34

428.

Ehrenberg, Alain. 1995. L'individu incertain, Paris, Pluriel, Hachette, p.14

429.

Sen, Amartya. 2005. Rationalité et liberté en économie, Paris, Odile Jacob

430.

Castel, Robert. Haroche, Claudine. 2001. Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi

Paris, Fayard

431.

Ehrenberg, Alain. 1995. L'individu incertain, Paris, Pluriel, Hachette p.305

432.

Surtout dans les « trente glorieuses » (1945-1975) avec le plein emploi, l’insertion sociale, etc.

433.

Ehrenberg, Alain. 1995. L'individu incertain, Paris, Pluriel, Hachette

434.

Paugam, Serge (dir.). 1996. L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, p. 14

435.

Mauro, Didier. 2001. Afriques secrètes, éléments d’une anthropologie rebelle, Fontenay, Anako éditions, p. 159

436.

Morin, Edgar. 1993. Terre – patrie, Paris, Le Seuil, p. 44

437.

Diop, Abdoulaye Bara. 1980. Migrations toucouleur à Dakar, in Littérature africaine, le déracinement, Dakar, Les Nouvelles éditions africaines, p. 123-125

438.

Diop, Abdoulaye Bara. 1985. La famille wolof, Paris, Kartala, p. 252-258.

439.

Seye, Aliou. 2000, Famille élargie et rôle des mères, in Adefi,Polytoxicomanies, Action individualisée. Approche communautaire, Lyon, pp. 86-89

440.

Mauro, Didier. 2001. Op.cit. p.24

441.

Lévi-Strauss, Claude. 1950. Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF

442.

Mauro, Didier. 2001. Op.cit. p.124

443.

Senghor, Léopold Sédar. 1989. Liberté III négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, p. 69-70

444.

Makonda, Antoine. 1988, L’étrange destin de Wangrin d’ Amadou Hampaté Ba, Paris, Nathan, p. 46

445.

Kane, Cheikh Hamidou. 1961. Op.cit. p.90-91

446.

Veysset, Nicolas. 2003. Les mendiants infirmes, in Gueslin, André. Stiker, Henri-Jacques (dir.). Handicaps, pauvreté et exclusion, Paris, Ed. de l’Atelier, pp 36-40,

447.

Mannoni, Pierre. 2000. La production de la malchance sociale, Paris, Odile Jacob, pp. 111-114.

448.

Ewald, François. 1986. Histoire de l’Etat Providence, Paris, Grasset, p. 40

449.

Xiberras, Martine. 1996. Les théories de l’exclusion,Paris, A. Colin, pp 218-222.

450.

Buhrig, Martine. 2000. L’accompagnement social, in Adefi, Polytoxicomanies. Action individualisée, approche communautaire, Lyon, Chronique sociale, p.154.

451.

Hampaté Ba, Amadou. 1991. Amkoullel l’enfant peul, Mémoires, Paris, Actes Sud, p. 17.

452.

Boltanski, Luc. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard

453.

Castel, Robert 1991. De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle, in Donzelot, Jacques, Face à l’exclusion, le modèle français, Edition Esprit, p. 270

454.

Castel, Robert. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, p.15