10.2. Pour une humanité partagée

10.2.1. La participation sociale comme levier dans les situations de handicap et d’errance

Dire que la participation sociale est un levier dans les situations de handicap et d’errance, c’est d’abord affirmer que c’est à partir de cette existence objectivement déterminée qu’il faut réfléchir à la mise en œuvre d’un projet de société inclusif. Il ne s’agit pas de la convocation d’une idée ou d’un idéal, d’un principe transcendant. Il s’agit moins de se conformer à une problématique d’ordre purement rhétorique de la participation sociale comme levier dans les situations de handicap et d’errance que de se donner les éléments d’analyse pratiques des situations de droits humains, ce qui implique la prise en considération de ce que sont les personnes en situation de handicap et d’errance.

Cette esquisse désigne l’unité d’une étude qui se construit par la pluralité et la diversité des relations entre les personnes en situation de handicap et d’errance et leur environnement, avec des accords, des dissemblances et des contradictions. Elle implique la reconnaissance de leurs conditions d’existence. Selon la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF, OMS 2001), « La participation sociale signifie l’implication dans une situation de vie réelle ». La CIF situe la question de la participation comme inséparable de l’activité au sens d’exécuter une tâche ou de faire quelque chose pour une personne, d’où l’importance des activités multiples au sein des accueils de jour.

C’est pourquoi la participation sociale est intrinsèquement liée aux limitations d’activité c'est-à-dire aux difficultés qu’une personne peut rencontrer pour mener une activité. Elle dépend aussi des restrictions de participation liées aux problèmes qu’une personne peut rencontrer pour s’impliquer dans une situation de vie réelle.

L’état de handicap et de fonctionnement d’une personne est le résultat de l’interaction dynamique entre son problème de santé (maladies, troubles, lésions, traumatismes, etc.) et les facteurs contextuels (environnementaux et personnels).

Comment les dispositifs d’urgence sociale interagissent sur les différents leviers pour diminuer les situations de handicap et d’errance avec : des activités artistiques, des groupes de paroles ou d’écriture, des cafés philosophiques, la célébration des morts de la rue, le tournoi national de foot des Sans abri, les journées de connaissance partagée autour des droits sociaux avec la MRIE (Mission régionale d’information sur l’exclusion), etc. ?

La question de la participation est inséparable de l’activité, au sens d’exécuter une tâche ou de faire quelque chose pour une personne. La participation sociale signifie l’implication dans une situation de vie réelle. Elle comprend la notion d’implication. Certaines définitions d’implication incorporent les éléments sémantiques de « prendre part », « être inclus » ou « être engagé dans un domaine de la vie », « être accepté » ou « avoir accès aux ressources nécessaires » . En couvrant la gamme complète des domaines définissant les aspects du fonctionnement, cette composante « activités et participation » de la CIF  prend en compte le point de vue de la personne en tant qu’individu et en tant qu’être social. Ainsi, le handicap est le terme générique qui regroupe les composantes utilisées pour indiquer un problème, par exemple une limitation d’activité, une restriction de participation ou une déficience. Le terme générique fonctionnement est utilisée en référence aux aspects de la santé qui ne posent pas de problème.

La CIF décrit les situations de chaque personne, mais ne les classe pas dans un « processus pathologique » comme les classifications antérieures (CIM-10 par exemple). Etablissant un langage commun et proposant une base scientifique pour comprendre et étudier les états de santé, leurs conséquences et leurs déterminants, la CIF est un outil de recherche (clinique et statistique). C’est aussi un outil pédagogique pour concevoir des campagnes de sensibilisation et mettre en œuvre des actions sociales et orienter les politiques sociales.

Les personnes en situation de handicap et d’errance sont dotées d'un statut institutionnel, elles sont des citoyens sans condition aucune, et nonobstant leur situation. Cela signifie, qu’elles peuvent, comme tout citoyen et selon les circonstances, « commander ou obéir, à tour de rôle » selon la formule d’Aristote (parlant des citoyens grecs).

Savoir accomplir ces deux opérations et non seulement l'une d'entre elles est la définition de la participation réelle. Le citoyen, sujet et objet de l'autorité, telle est l'innovation majeure des sociétés démocratiques. Cela implique un rapport d'égalité qui est lui aussi un apport essentiel à la réflexion politique. C'est le principe d'égalité qui règle les rapports entre citoyens reconnus semblables. A cette égalité renvoient tous les instruments de protection des droits humains de 1789 à nos jours. Pour que puisse s'établir un système de cette nature, il faut que l'autorité ne soit pas personnalisée. Les Grecs avaient pleinement conscience de ce point qu’ils se prévalaient d'être les seuls hommes libres parce qu'ils n'obéissaient pas à un roi, mais à une loi. La notion essentielle de la politique est la loi qui représente l'autorité entre des citoyens égaux. Elle ne peut tirer sa source de la volonté d'un individu, elle doit être désincarnée. Effort considérable d'abstraction, qui aboutit à faire de la loi une entité incontestable parce qu'elle n'est précisément l'expression d'aucun particularisme.

Les Grecs avaient élaboré des classifications répertoriant les différents types de gouvernement. Aristote, dans la Politique, propose une typologie 458 , une hiérarchie des régimes. Nous en retenons : la monarchie (gouvernement d'un seul), l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et la république ou « politeia » (gouvernement de tous). La monarchie apparaît donc comme le meilleur gouvernement et la tyrannie le pire, selon l'idée, caractéristique de la pensée grecque, de la proximité circulaire des pôles opposés.

Ce qui requiert sans doute le plus notre attention dans les administrations et les services sociaux, c’est l'expérience socioprofessionnelle de la « démocratie », et l'analyse du phénomène de la tyrannie et des violences institutionnelles. La démocratie socioprofessionnelle se réfère à la réforme qu'introduisent l’accompagnement social et la participation sociale des usagers des institutions sociales et médico-sociales dans les dynamiques nouvelles de respect de la dignité de la personne humaine. Contrairement à la prise en charge qui restera jusqu'à la fin de son histoire une donne dominée par une aristocratie professionnelle, l’accompagnement social adopte une attitude différente, qui tente de faire place à la participation de tous les usagers quel que soit leur(s) situation(s).

Fondée sur un principe mathématique d'égalité, la participation préfigure les formes modernes de la démocratie politique, en supprimant toute caractéristique qualitative pour ne conserver que le principe quantitatif, qui assure un accès égal à tous aux fonctions de la vie du groupe. Malgré sa nouveauté et ses difficultés, malgré les critiques de certains contemporains, cette expérience doit profondément marquer l'imaginaire professionnel et citoyen. Son analyse est importante pour d'autres raisons. Elle dessine le négatif de l'univers de la société globale et des pratiques professionnelles de non respect de la dignité humaine.

Pour les personnes vulnérables et notamment les personnes en situation de handicap et d’errance, la tyrannie professionnelle est, en un sens, la négation de leur humanité et de leurs capacités parce qu'elle est, avant tout, absence de reconnaissance sociale et de leur droit de participation sociale. Elle se présente comme le renversement, toujours possible, des fondements d’une société de justice, d’égalité et de solidarité.

A l'opposé, le métier de travailleur social nous a légués plusieurs figures de défenseurs des droits humains et de pédagogie transversale, qui poussèrent leur dynamique jusqu'à renoncer à tout exercice du pouvoir dans leur statut comme dans leur mission d’accompagnement social.

Les typologies que nous venons de décrire ne sont pas des classifications objectives. Elles intègrent des jugements et des appréciations, qui impliquent des préférences. Cependant, l’objectif est de participer à faire simplement découvrir quelles sont les meilleures conditions de participation sociale et d'épanouissement des personnes en situation de handicap et d’errance, voire de l’ensemble des usagers des institutions sociales et médico-sociales. La notion de participation sociale ne peut donc se réduire à l'idée de survie, voire à celle de satisfaction des besoins primordiaux. Elle n'a pas pour finalité de permettre à l’usager de « vivre », mais de « vivre bien ». Cela ne signifie pas vivre dans le luxe ou le bien-être matériel mais plutôt vivre dans des conditions qui permettent le développement de toutes les facultés proprement humaines, qui ne sont pas d'ordre seulement économique, mais éthique.

La participation sociale la meilleure se définit par une manière de comprendre et d’être compris et de vivre son existence comme un projet personnel. L'enjeu de la participation sociale est donc lié à la question des fins de l'existence humaine. Il est inséparable de la réflexion sur l'éthique. Et c’est à cela que nous invite le législateur depuis la Loi du 29 juillet 1998 de « lutte contre les exclusions» jusqu’à la loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » en passant par la loi du 2 janvier 2002 sur « la Rénovation de l’action sociale et médico-sociale ».

La question de la participation sociale des personnes en situation de handicap et d’errance semble problématique, avec le dilemme circonscrit au problème suivant. La question de la participation relève-t-elle de la loi ou de la pratique sociale ? Au lieu d’affirmer la pratique sans aller au-delà, ne faudrait-il pas se poser la question du rapport entre la loi et la pratique ? Si la loi est du côté de la participation sociale des personnes en situation de vulnérabilité, quel est alors le statut de la pratique ? La réponse platonicienne consiste à montrer que la pratique se fonde sur la loi et le respect des droits humains. En d'autres termes, la pratique n’est pas indépendante des lois de la République, mais elle participe de l'Idée de démocratie et des droits de l’homme.

Si l'on néglige les normes, on se prive en fait de tout accès à la participation sociale. La seule attitude acceptable est alors de penser la pratique comme appel du droit, parce qu'en lui la dignité humaine et la participation sociale se réalisent. C'est donc par le regard jeté sur la réalité de terrain que les personnes en situation de handicap et d’errance peuvent accéder à l'Etre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, nous ne faisons pas une critique de la pratique, du moins elle n’est pas récusée ; au contraire, elle est définie comme ce qu’elle ne doit pas être et ce qu’elle doit être.

Cette analyse lui permet d'échapper à deux apories symétriques : ou bien, tout change et rien n'est identique à soi (position que Platon présente comme celle des sophistes) ou bien une chose Est et ne peut pas ne pas Etre ce qu'elle est, ce qui lui interdit toute variation ; le corollaire étant que ce qui n'est pas n'a aucune existence possible (position supposée de Parménide et de l'école d'Elée). La conséquence de cette analyse est qu'il est licite d'admettre une pratique qui intègre la participation sociale de la personne vulnérable dans le respect de sa dignité et de son « Etre-autre » qui ne soit pas un « Néant» un rien, mais seulement un « Etre-autre », ou, en termes plus simples, une différence.

Le statut de la participation reste cependant ambigu : est-ce un appel vrai ou un leurre, selon le regard que l'on porte sur les sujets meurtris par les circonstances diverses de leur vie ? Le travail social n'est pas une relation dans laquelle celui qui accompagne domine par une position préalable celui qu'il accompagne. Il est seulement un parcours avec l’Autre, qui n'implique pas de relation d'autorité, mais seulement un accès à une identité propre mais implicite jusque-là. La pédagogie du travail social est une référence à la liberté, dans la mesure où ce que l’usager et le professionnel mettent en place n’est imposé à aucun et par aucune autorité, c’est le seul fruit de leur accord mutuel (mutualité du travail social).

Si une telle relation est possible, c'est que le contenu du projet social s'impose comme une vérité qui transcende toute intervention humaine. Au terme de leur parcours commun, le professionnel et l’usager ne se présentent pas comme des combattants qui ont livré une joute dans laquelle l'un d'eux a perdu, ils sont parvenus à un accord sur une certitude qui ne dépend de personne, une vérité qu'ils ont admise parce qu'elle dépasse leur point de vue : éthique de la convention, qui ne contraint personne, qui se veut aux antipodes d'une persuasion fondée sur l'ascendant d'une autorité.

En d'autres termes, le législateur propose une éthique de l’accompagnement et de la participation des personnes vulnérables délivrée de tout rapport au pouvoir. Ainsi donc, les rapports de pouvoir et de domination ne sont jamais qu'une ignorance qu'il convient d'effacer par une démarche appropriée : par le respect des textes et l’application de méthodes pédagogiques modernes qui intègrent les droits humains et la participation sociale. Cependant si de telles méthodes sont possibles et indispensables, c'est que la participation sociale est à assurer partout, et elle doit être dégagée de ce qui l'obscurcit.

Le législateur invite à une méfiance à l'égard du non respect des droits des personnes vulnérables. On peut voir là l'origine des arrière-mondes (Nietzsche) dont il convient de se libérer. Ainsi se constitue un dispositif central de la rationalité démocratique (le respect de la loi et de la dignité humaine) qui doit sous des aspects divers commander la réflexion et la pratique professionnelles. Le monde contemporain est marqué par une évolution assez profonde des mentalités, à tel point que l'on a pu parler de « crise de la conscience humaine ». A l’instabilité politique d'ensemble qui a prévalu a succédé une civilisation sûre d'elle-même et de ses valeurs, avec une période de mouvements et d'interrogations qui, en fin de parcours, s'achèveront dans la dynamique d’une démocratie retrouvée et des droits de l’Homme non plus seulement proclamés mais opposables à l’Etat. Au plan politique, l'absolutisme qui s'est imposé connaît une remise en question. Le modèle libéral attire et conduit à une mise en cause des pratiques monarchiques millénaires.

Socialement, la société globale connaît un développement nouveau. Tout d'abord de nouvelles formes de solidarités économiques apparaissent avec une justice redistributive (par Nancy Fraser, 2005) amorcée. Elles conduisent ainsi à l'apparition de nouvelles structures sociales et médico-sociales, base de solidarité nationale et d’égalité des chances. Un reflet de ces évolutions nous est donné par la toute nouvelle réglementation sur le droit au logement opposable depuis l’expérience des tentes pour « SDF » menée cet hiver 2007 dans différentes (Paris, Lyon, etc.) par l’Association « les Enfants de Don Quichotte ».

L'écart existant entre une politique sociale jugée archaïque et une législation en avance sur les pratiques a conduit à une crise d'identité de la société. Les droits fondamentaux sont à caractère déclaratoire. Un besoin de réformes s’impose et c’est ce que les pouvoirs politiques commencent à comprendre et à intégrer dans les politiques publiques. Les grandes œuvres sont avant tout des méditations théoriques. Le monde contemporain témoigne d'une soif de comprendre et d'apprendre. Plus que tout autre, il est critique, interrogatif et ouvert à l'innovation.

La vision nouvelle de l'Homme et de l’Environnement s'impose, mais elle comporte encore bien des incertitudes. Les réponses apportées aux difficultés soulevées par les situations de vulnérabilité ne permettent pas encore d'unifier une vision cohérente d’un monde nouveau qui marque un intérêt renouvelé pour le retour à l’Humanité et à la primauté de l’Homme. Cette quête marque aussi une étape importante parce qu'elle intègre dans son champ de préoccupations les cultures, les savoirs, les techniques et les savoir-faire. Les progrès scientifiques, techniques et technologiques n'ont de sens que s'ils accompagnent les transformations nécessaires des rapports humains dans l’optique d’un vivre-ensemble qui intègre plus de justice sociale, plus d’égalité, plus de convivialité, plus d’égalité et plus de participation, notamment pour les personnes en situation de vulnérabilité.

Notes
458.

D'un côté les pouvoirs qui gouvernent dans l'intérêt de tous, mais se différencient par leurs formes : - monarchie (gouvernement d'un seul) ; aristocratie (gouvernement des meilleurs) ; république ou « politeia » ; (gouvernement de tous). De l'autre, les perversions respectives des formes précédentes, - tyrannie, - oligarchie, - démocratie, qui représentent des régimes gouvernant dans l'intérêt particulier d'un homme ou d'un groupe.