10.2.2. Le soutien social comme porteur de sens dans une société inclusive

L’existence en tant que personne ou individu précède les situations de handicap et d’errance et cet existentialisme « à la Jean-Paul Sartre » est un humanisme. Si nous considérons les situations de handicap et d’errance, nous pouvons nous rendre compte qu’elles sont, dans les cultures française et sénégalaise, inspirées par des conceptions et des représentations stigmatisantes de la déficience et de la normalité.

Dans les deux cultures, la société globale pense le handicap et la façon de le fabriquer. Ensuite, elle le produit comme l'artisan a pensé le coupe-papier, la façon de le fabriquer et l'a produit ensuite. La différence fondamentale entre les deux processus étant que l’artisan pense l’essence avant de lui donner une existence tandis que la société sécrète une conception avant de fabriquer une situation de vulnérabilité. Bref, dans tous les deux cas, l’existence est en second, elle est précédée par un acte posé dans le dessein de créer une chose ou un objet. Comme pour produire un objet, il faut d'abord savoir ce que c'est, comment il est, la question qui se pose est de savoir comment la société globale (l’environnement) perçoit ou conçoit la situation de handicap et d’errance.


Peut-on assimiler le rapport artisan / coupe-papier au rapport représentations / situations de handicap. L’artisan crée l’objet : il le pense et ensuite il le produit. Si l’on supprime l’artisan, l’objet n'existe pas. De la même manière, sans la société et ses images sur le handicap, les situations de handicap n’existent pas, non plus. Il y a dans les deux exemples une constante : il y a que l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c'est l'homme. L'homme existe d'abord et se définit ensuite. Chez lui l'existence précède l'essence. Mais si l'homme se définit lui-même, il est dès lors ce qu'il se fait et non ce qu’on veut en faire, il n’est pas un objet et il ne peut être tenu comme tel, ceci quelle que soit sa situation du moment. L'existence, c'est aussi la contingence.

Dans La Nausée, Sartre écrit : « L'essentiel est la contingence. Je veux dire que par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence, en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même ». Il n'y a pas de nécessité, pas de sens prédéterminé : tout est à construire, à faire.

Dans l’analyse des situations de handicap et d’errance, nous avons beaucoup emprunté à la méthode phénoménologique 459 . Nous n’avons pas nommé le contenu, ni la nature des situations sur lesquelles porte notre recherche mais la façon dont celles-ci sont perçues. La phénoménologie, science des phénomènes c'est à dire de ce qui apparaît dans l'expérience nous a permis de décrire la façon dont les situations de handicap et d’errance apparaissent et se donnent à « voir » dans les deux substrats culturels que constituent Dakar et Lyon.


Ces situations dépassent la simple conscience que nous pouvons en avoir. Elles peuvent se voiler, elles ne se montrent pas d'emblée, c’est pourquoi il faut une recherche rigoureuse qui débusque leurs réalités, non derrière le visible (l'idée d'un arrière-monde caché derrière le visible est une illusion), mais en lui. Comment, en effet, dire que nous avons en face de nous une personne en situation de handicap et d’errance si la personne ne s'était manifestée comme telle? On peut rencontrer une personne en situation de handicap et d’errance, on ne rencontre jamais l'eidos 460 de la situation de handicap et d’errance.


Descartes soulignait que la connaissance des essences est une connaissance d'irréels car les géomètres établissent les propriétés des triangles « sans se mettre en peine de savoir s'il y a au monde quelque chose de tel ». Mais si l'on comprend qu'en géométrie on n'ait pas à se préoccuper de l'existence « réelle » des objets géométriques, il n'en est pas de même en matière de situations de handicap et d’errance. Il s'agit de situations humaines, il s’agit des individus et des personnes humaines, il s’agit de souffrances et de vulnérabilité qui impriment le quotidien de milliers voire de millions de personnes. Il s’agit de savoir comment la conscience humaine conçoit et/ou perçoit les situations de handicap et d’errance voire la souffrance et la vulnérabilité, comment elle les fait exister dans les cultures des hommes et des peuples.


Dans « L'imaginaire », Sartre a remis en cause les conceptions classiques selon lesquelles l'image est une perception sans objet. L'image n'est jamais confondue avec la réalité matérielle. Pourtant, notre recherche semble montrer que dans les situations de handicap et d’errance , les perceptions sont traduites dans les attitudes et les comportements de l’environnement social, par des actes posés au niveau public et privé.


La conscience imaginante est-elle consciente de viser la vulnérabilité et des situations de souffrance ? La conscience est-elle intentionnalité c'est-à-dire, est-elle sur le mode de n'être pas ? La perception ou l'image de la situation de handicap et d’errance veut « faire être » d'une certaine façon. La personne en situation de handicap et d’errance n’est pas celle qu’on pense être ; elle est « autre ». Cette négativité essentielle est particulièrement caractéristique de la conscience imaginante puisque celle-ci rend présente une situation réelle tenue pour inexistante. Le non-réel, l'irréel, est pour la conscience un objet possible, c’est ce qui expliquerait l’oubli de nos sociétés contemporaines que derrière chaque situation de handicap et d’errance, il y a un être humain, un être de dignité et de souffrance.

L'angoisse, chez les personnes en situation de handicap et d’errance, ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se confond pas avec l'anxiété ou la peur. L'angoisse est angoisse du néant, angoisse de l’autre, c'est à dire la révélation de l'essence de la subjectivité. L'angoisse désigne l'expérience radicale de l'existence humaine, surtout celle des personnes vulnérables. Elle est l'épreuve de cette existence marginale et différente de celle des autres.


L’angoisse est un indice pour réveiller la conscience de la liberté (Sartre). Ce n'est pas l'anxiété car elle demande du courage et même de l'audace. La conscience de la situation de handicap et d’errance permet d'affronter le quotidien dans sa contingence et sa nécessité. C'est peut-être une passion mais une passion qui fonde toute action possible.


L’angoisse surgit devant la possibilité, elle-même émergence de la liberté humaine 461 . Ainsi, la personne en situation de handicap et d’errance peut mendier et c'est parce qu’elle peut le faire librement qu’elle s'angoisse. L'angoisse lui découvre une liberté qui, tout en n'étant rien, est investie d'un pouvoir infini : le pouvoir de résister et de faire face aux dures réalités du handicap et de l’errance. L’angoisse est l'essence même de l'homme, c’est une disposition fondamentale de l'existence (Heidegger, 1935). L'angoisse révèle le fond de l'existence. La peur est peur de quelque chose, l'angoisse est angoisse de rien : « c'est la conscience de la mort, c'est à dire du néant ». La plupart du temps, les personnes en situation de handicap et d’errance cachent ou tentent vainement de cacher leur angoisse. Elles ne vivent pas du coup, d’une manière authentique. L'angoisse peut délivrer de cette déchéance.


Chez les personnes en situation de handicap et d’errance, il y a conjugaison de ces deux angoisses. La conscience est le lieu primordial de l'angoisse mais il s'agit d'une conscience ontologique qui est elle-même son propre néant. L'angoisse est à la fois angoisse devant la liberté et devant le néant de la « mort sociale ». Elle n'est pas la peur. Les personnes en situation de handicap et d’errance ont peur de leur environnement social (des êtres dits « normaux ») mais elles ne s'angoissent devant elles-mêmes comme elles le montrent dans leurs expériences quotidiennes. Elles sont au bord d'un précipice social : la peur de glisser et donc peur de la mort sociale. Mais elles restent sereines ou du moins elles restent accrochées à la vie. Elles font attention et elles ne développent pas de comportements suicidaires, au contraire. Elles échappent à la peur par leurs possibilités d'échapper au danger. La mort est le revers de la liberté. Elles la vivent avec le rappel d'autres formes de limites de leur liberté : leur place, leurs entourages, leur passé, leurs pairs, etc.

Si c'est le regard qui dévoile l'existence d'autrui, ce regard ne se limite pas aux yeux car, derrière les yeux, une conscience (un sujet) juge. Dans certains regards, les personnes en situation de handicap et d’errance apparaissent comme des objets (pour la plupart des gens qui les côtoient). Au Sénégal, le rite de l’aumône révèle une conception traditionnelle de l’utilisation de « l’autre ». La personne en situation de handicap et d’errance qui s’adonne à la mendicité est perçue comme un moyen de conjurer le mauvais sort. En France, le regard sur les personnes en situation de handicap et d’errance renvoie à la liminalité et au seuil de l’humainement acceptable, avec la confusion entre l’  « être » (la personne) et les produits toxiques (alcool et autres drogues) qu’il utilise.

Dans L'Être et le Néant, Sartre donne l'exemple suivant d’une pelouse et des chaises avec un homme qui passe. Si l’homme qui passe est perçu comme « un homme » et non comme une « une chose », alors il n’est pas saisi à côté des choses. Le percevoir comme homme, c'est le voir aussi, comme celui qui est capable comme nous, de voir la pelouse et les chaises. Ainsi, l'apparition d'autrui comme objet est le moment d'une première négation de moi en tant que centre du monde, centre qui organise ce monde autour de moi, vers moi. L'apparition d'un autre « centre du monde » c'est à dire plus simplement d'un autre sens est une « pure désintégration des relations que j'appréhende entre les objets de mon univers ». Cette désagrégation gagne de proche en proche tout mon univers jusqu'à me « voler le monde ». C'est une décentration qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps.

La fuite du monde (au sens où le plombier parle d'une fuite) peut toujours être colmatée et localisée. Si autrui est saisi comme un objet, un quelque chose de plein et de saisissable, il est réintégré dans un effort de recentrage perpétuel, « un peu comme le funambule sur son fil est en situation de perpétuel rééquilibrage grâce à son balancier ». Mais l'autre est aussi regard qui juge. Si son regard regarde celui qui le regarde, ce dernier est immédiatement modifié, altéré par ce nouveau regard. Le regard que manifestent les yeux, de quelque nature qu'ils soient, est pur renvoi à moi-même. Ce que je saisis immédiatement lorsque j'entends craquer les branches derrière moi, ce n'est pas qu'il y a quelqu'un, c'est que je suis vulnérable, que j'ai un corps qui peut être blessé, que j'occupe une place et que je ne puis, en aucun cas, m'évader de l'espace où je suis sans défense, bref que je suis vu 462 .

Mais que signifie être vu par les personnes en situation de handicap et d’errance? Sartre prend l'exemple de celui qui regarde par le trou d'une serrure. Sur l'instant, il n'a aucune conscience claire de soi. Il est trop occupé par ce qu'il fait, comme englué dans le monde. L’environnement social des personnes en situation de handicap et d’errance est celui qui regarde par la serrure mais qui ne le sait pas. Derrière cette porte un spectacle est à voir. Le regardant est regardé, il est l'objet d'un regard, objet pour autrui. Il finira par découvrir le regard d'autrui et lui-même au bout de ce regard.

Le regard de l'autre saisit et fige. Il saisit dans la situation c'est à dire dans le monde et à partir de lui sur le même plan que les choses. Pour l'autre, il est penché sur la serrure comme cet arbre est incliné par le vent. Il a un dehors, une nature. Pour l'autre, il existe non seulement comme objet de regard mais comme cette chose vue à l'état de voyeur. Aussi bien à Dakar qu’à Lyon, l’environnement des personnes en situation de handicap et d’errance est figé dans un état qui ne laisse plus libre d'agir. Si les personnes en situation de handicap et d’errance agissent, c’est par rapport à leurs contextes, comme par exemple celles qui se cachent pour ne pas être perçues comme mendiants (Dakar), clochards (Lyon), etc. Elles entrent dans le cycle infernal de l'aliénation : elles sont, elles existent par et pour « autrui ».


Mais en même temps elles sont réellement cette honte. L'Autre leur fait être. Comme Sartre l'écrira dans Le Sursis : « On me voit donc je suis (…) Celui qui me voit… me fait être ; je suis comme il me voit ». Tout le problème est que l'autre fait être à sa convenance, il peut déformer à volonté. C'est le drame des personnes en situation de handicap et d’errance comme le drame des personnages de Huis Clos qui, sans miroir, ne peuvent se voir que dans le miroir déformant du regard de l'autre. Ainsi, la dialectique du regard commande toutes les relations concrètes avec autrui.

C'est le rapport en-soi, pour-soi. Si l'objet est en soi, l'homme est à la fois en-soi et pour-soi. L'objet ne pense pas le monde extérieur, ne se pense pas lui-même. Il est enfermé en lui-même. Il est en soi. Les personnes en situation de handicap et d’errance ne sont pas des objets. Elles réfléchissent, elles se voient, elles jugent leur environnement en commençant par un auto-jugement. Leur situation de pour-soi leur donne la responsabilité de penser le monde, de le juger, de le choisir. Elles sont jugées, pensées par leur environnement social sans que ce dernier ne puisse intégrer leur participation. Elles dépendent de lui. La liberté du milieu social les réduit à l'état d'objets en danger. Et ce danger est la structure permanente de leur être pour autrui.

En un certain sens, elles pourraient jouir de cet esclavage sous le regard d'autrui car elles perdent leur position de sujets libres, elles sont devenues des objets. Mais ce n'est qu'une illusion. Car elles ne peuvent échapper à leur position de sujet. Leur réduction à l'état d'objets ne le permet pas. Elles sollicitent leur position de sujet et ceci pour deux raisons :

  • Pendant que l'autre les juge et en fait des objets, les personnes en situation de handicap et d’errance le jugent aussi c'est à dire qu’elles font de lui leur objet.
  • En pensant les personnes en situation de handicap et d’errance, l'autre établit un jugement sur elles, jugement dont elles vont tenir compte désormais pour se connaître. Autrement dit, l'autre les oblige à se voir à travers sa pensée comme elles l'obligent réciproquement à se voir à travers la leur.

Les personnes en situation de handicap et d’errance dépendent de l'autre qui dépend d’elles. Ce cycle est infernal : « l'enfer c'est les autres », dira Huis Clos. Comme si « l'essentiel des rapports entre les consciences, c'est le conflit » (L'être et le Néant). Plus une conscience se sent coupable, plus elle aura tendance à charger autrui pour se défendre de son jugement. Les bourreaux de Mort sans sépulture, par exemple, veulent faire croire aux victimes qu'elles sont coupables.

Comment échapper à cela ? Il est possible d'envisager une situation idéale où le conflit se désamorce, c'est l'amour. On a vu que, habituellement, les personnes en situation de handicap et d’errance ont à redouter le jugement d'autrui car il fait d’elles des objets. Comme, en même temps, elles font de lui leur objet, cette dépendance est réciproque. Les personnes en situation de handicap et d’errance et leur environnement social se craignent l'une l'autre dans une situation de conflit. Ainsi, l'amour apparaît comme une solution. « Je veux être l'objet de l'autre puisque je veux qu'il m'aime. Je veux donc qu'il soit sujet. Or l'autre veut également que je l'aime, que je fasse de lui mon objet ». Quand une partie accepte de perdre des prérogatives de sujet, l'autre accepte qu’elle soit sujet, son sujet. L'existence de deux sujets devient alors possible dans une situation d'équilibre.


Sartre nous enseigne que, au lieu de nous sentir de trop, nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu'elle conditionne en même temps — et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d'amour, lorsqu'elle existe : nous sentir justifiés d'exister. Tel est l'équilibre de l'amour : deux sujets qui demeurent à l'intérieur d'eux-mêmes sans s'atteindre mais qui, comme ils sont deux sujets, se sentent en équilibre dans l'illusion d'être deux sujets et deux sujets seulement. Il n'y a plus de conflit mais une illusion, une duperie. La preuve en est qu'il suffit que surgisse le regard d'un tiers pour que tout s'écroule car sous le regard d'un tiers, les personnes en situation de handicap et d’errance deviennent objets et ne peuvent plus apparaître uniquement comme purs sujets chez l'autre.

L'indifférence ne libère pas d'autrui. Elle est une autre illusion. La haine vise à supprimer l'autre comme sujet pensant. Mais c'est encore un échec. Car, justement, haïr, c'est reconnaître qu'on ne peut supprimer l'autre. Ni l'amour, ni la haine, ni l'indifférence, ne peuvent faire sortir les personnes en situation de handicap et d’errance de l'enfer dans lequel elles sont plongées. Dans L'être et le Néant, Sartre écrit que le désir est défini comme trouble. Et cette expression de trouble peut nous servir à mieux déterminer sa nature : on oppose une eau trouble à une eau transparente ; un regard trouble à un clair regard. L'eau trouble est toujours de l'eau ; elle a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est « troublée » par une présence insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle par et qui se donne comme un empâtement de l'eau par elle-même.

Le désir est désir de l'autre. Le désir requiert l'autre, même s'il est absent. « J'essaie d'envoûter l'Autre et de le faire apparaître ; et le monde du désir esquisse en creux l'Autre que j'appelle ». Mais de cet autre je ne peux jamais saisir la conscience. Ainsi, je peux saisir non son regard mais seulement ses yeux.

La théorie de l’agapé 463 pose problème : construction pour décrire des actions accomplies par les personnes dans la réalité, idéal partiellement réalisable, utopie ou tromperie 464  ? Selon Luc Boltanski, les situations de justifications sont propres aux sociétés qui se laissent définir en termes de distribution de biens marchands et de biens non marchands (rôles, tâches, droits et devoirs, avantages et désavantages, bénéfices et charges). Ces règles de distribution confèrent aux individus une existence sociale et une place dans leur environnement.

Les paradoxes du don et du contre-don et la logique de la réciprocité 465 sont bien posés par Mauss. Selon lui, l’échange des dons présuppose une reconnaissance mutuelle. C’est ainsi que toute personne en situation de handicap et d’errance doit pouvoir dire : « je suis reconnu(e) » ; comme elle doit pouvoir également  dire : « je reconnais ». Plus qu’un état, la reconnaissance est un parcours particulier et singulier pour chaque individu. Car il s’agit d’un passage de la reconnaissance-identification, au cours duquel la personne en situation de handicap et d’errance prétend à la maîtrise du sens, à la reconnaissance mutuelle. En sachant que le sujet passe par la reconnaissance du soi dans les capacités multiples qui modulent son mode d’agir, sous la tutelle d’une relation de réciprocité. (Ricœur, 1996).

La reconnaissance est une progression qui s’opère à travers la thématique de l’identité doublée de celle de l’altérité, avec pour arrière-plan la dialectique entre reconnaissance et méconnaissance. Le parcours de l’identité commence avec l’identification de quelque chose en général. Il passe par l’identification de quelqu’un, puis du quelqu’un au soi-même, se reconnaissant des capacités. Dans les situations de handicap et d’errance, cette identification se bâtit sur les ruines de la représentation, dramatisée par l’expérience du méconnaissable. C’est à la faveur des expériences de lutte pour la reconnaissance et celle des états de paix que le parcours de l’identité s’effectue dans ses écarts.

Quant au parcours de l’altérité, il est à son apogée dans la mutualité. Les formes recensées de la réciprocité, dont celle de la réciprocité non-marchande, s’effectuent de façon plénière dans le cadre de la reconnaissance-identification. Or donc, le don, en tant que chose donnée entre donateurs et donataires (don / contre-don), est un gage de reconnaissance qui porte une transcendance au sein du système d’échange.  Les figures élémentaires de la réciprocité, que sont la vengeance, le don et le marché, se donnent à voir jusque dans l’échange gestuel entre les personnes en situation de handicap et d’errance, le groupe des pairs. Le festif du don s’y manifeste.

Ce qui définit le « soi », c’est ce dont il est capable. Mais, dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le maître est reconnu par quelqu’un qu’il ne reconnaît pas, et l’esclave, lui, se reconnaît différent au fur et à mesure qu’il transforme la nature. D’où le cri d’Alexandre Kojeve : « l’avenir appartient à l’esclave travailleur  466 ».  Pour Paul Ricœur, il existe le regard de l’autre et le pouvoir. Ce n’est pas la même chose d’exister dans le regard d’autrui et d’exister dans la capacité. Le regard de l’autre peut constituer une illusion totale si le regard de l’autre commet une erreur d’interprétation ou s’il manque de défiance à son égard. C’est une des fausses pistes de la reconnaissance que d’exister dans la renommée. Dans la lutte pour le pouvoir, il y a bien une sorte de réalisme.

C’est pourquoi, il faut rester dans le rapport de confrontation, et pour d’autres mobiles que la puissance que Boltanski et Thévenot appellent « réussite dans un ordre de grandeur ». Axel Honneth a développé les sentiments négatifs du mépris. Cela paraît beaucoup plus fécond que la référence au maître et à l’esclave, car ce ne sont pas simplement dans les inégalités de pouvoir mais dans toutes les formes de la méconnaissance et du mépris que se poursuit la dynamique de la reconnaissance des personnes en situation de handicap et d’errance. Elle comprend trois sphères. La sphère de l’amour et plus largement des sentiments affectifs, avec l’importance considérable prise par les conflits de la petite enfance. La sphère juridique, de par la tension entre l’égalité des citoyens et l’inégalité croissante dans la distribution des biens. La sphère de l’estime sociale réciproque, celle d’une mutualité sans enjeu de pouvoir que, selon Boltanski et Thévenot, nous recherchons plus que la réussite professionnelle. Être considéré comme quelqu’un. Être une personne. C’est là que la lutte croise ce que Ricœur a appelé l’énigme de l’échange des dons comme moments de générosités échangés.

Dans la vie des nations et des peuples, la redistribution en ordres de grandeur a elle-même une histoire dans les histoires singulières de chaque groupe social. Mais ce qui constitue une donnée absolument permanente, c’est l’altérité : aucune subjectivité ne se réalise sans l’appui, l’aide ou l’opposition d’une autre subjectivité.

Il existe bien plus souvent qu’on ne le pense des situations où ce n’est pas la valeur marchande qui donne un sens complet à l’échange d’objets mais le geste qui l’accompagne, la politesse, ce que j’appelle le festif. Cette sorte de soif du festif caractéristique de nos sociétés modernes n’est pas entièrement soluble dans l’économie de la consommation et du divertissement. Les personnes en situation de handicap et d’errance ne peuvent survivre sans cette permanence de la fête.

Le don crée en effet une obligation. Ce qui valide la critique selon laquelle il faut situer la générosité au-delà de l’attente du retour, dans un don qui n’attend pas de retour.

Notes
459.

C'est d'abord une méthode qui vient de Husserl et que Jean Paul Sartre a beaucoup utilisé.

460.

Nietzsche : « Le « monde vrai », nous l'avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?... Mais non ! avec le monde vrai nous avons aussi aboli le monde des apparences ! ». http://www.webnietzsche.fr/impreca.htm

461.

Kierkegaard, Soren. 2003. Oeuvres complètes, volume 7. Miettes philosophiques. Le concept d'angoisse, Paris, De l’Orante

462.

Sartre, Jean-Paul. 1996. L'Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard

463.

L’agapè, pour Boltanski, renvoie à des moments d'insouciance engageant dans un amour singulier débarrassé de tout recours au calcul. C’est un mouvement d’amour singulier vers une personne, qui n’est pas conditionné par une réciprocité, et qui nous éloigne, à certains moments et dans certaines situations, des relations d’intérêts, de calcul et même de mesure. Mais ce n’est qu’un aspect des moments de subjectivation qui ne se déploient pas seulement dans le registre de l’amour.

464.

Boltanski, Luc. Thevenot Laurent. 1991. De la justification, Paris, Gallimard, p.323

465.

Mauss, Marcel. 1992. Essai sur le don, Paris, Gallimard

466.

Kojeve, Alexandre. 1947. Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Éditions Gallimard