Annexe n°5 : Quelques entretiens individuels à Dakar (sur les 50 effectués)

- Entretien n°1 : M. Rouge et le cumul des déficiences

M. Rouge, environ 50 ans, déficience motrice (jambes), sensorielle (visuelle et auditive) et psychique, célibataire, sans enfant, plus de 10 ans de rue. Entretien du 25 avril 2003

Un homme d'une cinquantaine d'années est assis, comme recroquevillé sur lui-même, écroulé par terre sur le trottoir, près de l'hôtel de ville en face du port de Dakar. Sa djellaba, trouée, jaunâtre et poussiéreuse comme la rue, a pris la couleur de l'usure du temps. Un sac en papier, récupéré au marché, le recouvre en partie. Tous ceux qui passent font un détour et ne jettent pas même un regard, jamais un mot. Nous reconnaissons bien ce comportement devant les personnes en situation d’errance et de handicap qui dérangent, en France comme au Sénégal.

Nous nous approchons doucement de lui et nous attendons que nos regards se croisent pour savoir s'il nous autorise à entrer dans son périmètre de sécurité. Martine s'approche et s'agenouille pour lui parler ; Aliou reste debout à côté, attentif aux réactions des dakarois qui passent.

Martine lui dit : « Bonjour ! »

  • - « Bonjour ! » crie t'il très fort, dans un français correct, visiblement très heureux de pouvoir communiquer. Il lui manque beaucoup de dents et il crache en parlant. Un grand sourire se dessine sur son visage. Il me crie : « Ton nom ? »
  • - « Martine »
  • II répète « Martina » en criant et me redemande « Ton nom ? ». La scène se répète au moins vingt fois. Nous finissons par nous demander s'il comprend, s'il entend. Il présente une déficience visuelle importante et a besoin de se rapprocher à 15 cm du visage pour la voir. Il souffre également d'une déficience auditive.
  • Aliou intervient et lui dit : « elle s’appelle Martine ». Il le répète encore une fois, puis demande à Aliou « et toi ?»
  • - « Aliou ». Il répète encore 3 fois le nom d'Aliou. Puis se tourne vers Martine :
  • - « Tu t'appelles Martina ! Martina ! Martina ! » Dit-il à Martine. Il souffre visiblement d'écholalie (symptôme de répétition). La répétition lui permet de s'approprier le mot, de se rassurer en l'introjectant.
  • Martine lui répond en souriant « Oui ! Et vous ?» Il la regarde et ne répond pas. L'hésitation, la crainte et la prudence se lisent sur son visage. Silence. Puis il se tourne vers Aliou qui lui explique qu'il vient de Hann, que son père était un pêcheur. Il lui parle de ses parents et de son lignage selon les salutations coutumières.
  • Lorsque Martine lui demande comment il s’appelle, il se met à paniquer, à détourner le regard et à se recroqueviller sur lui-même, en criant : « Non, non, non ». Nous lui expliquons que ça na fait rien et qu’il n’est pas obligé de nous dire son nom. (Nous le surnommons M. Rouge dans cet écrit). La conversation reprend :
  • « Moi, je viens de la campagne. Mon père avait des champs. Je travaillais dans les champsavec lui. »
  • Puis il demande à Martine : « Tu es de quel village ? Et toi, tu es de quel village ? »
  • Martine répond : « Je suis de Lyon. » II s'affole : « Les lions, les lionceaux, Les lions, les lionceaux » et commence à délirer sur ces mots et à prendre peur en imaginant les bêtes sauvages. Aliou le rassure en lui expliquant que Lyon est une ville. Mais il ne comprend pas. Aliou lui dit : « Martine vient de France! » « De France ! de France ! de France ! » Répète t'il en regardant Martine.
  • Puis il reprend : « Moi, je n'avais pas de case. Ma maman, elle ne voyait pas. Moi je l'aidais et je restais avecelle. Elle demandait l'aumône dans la rue qui passait dans le village.
  • Mon frère, il me disait : « T'as pas de tête ! »Moi, j'allais avec Maman dans la rue. Mon frère, il n'était pas content. Il me disait : « N'y vapas ! » et il voulait m'en empêcher. »
  • Il semble revivre alors des moments douloureux en nous racontant cet événement. Il crie au moins cinq fois : « T'as pas de tête ! », comme s'il entendait encore son frère.
  • « Tous mes frères, ils étaient méchants avec moi. Mon père, il me disait : « Viens avec moi ». J'allais dans sa case. Alors mes frères me laissaient. Mon père faisait des prières, des sacrifices. Moi, j'étais bien avec lui. Lui, il aimait bien quand j'étais avec lui.
  • Mais mon père, il est mort. Alors mes frères, ils m'ont dit :
  • « Poitrine rouge... sors !!! Sors, poitrine rouge ! rouge !! rouge !!! » (dit il en criant)
  • Puis mon frère, il est devenu méchant. Il m'a battu, il m'a insulté. Il était très méchant. Il criait« T'as pas de tête ! T'as pas de tête ! T'as pas de tête !!! »Tout le monde riait. Il disait « gris-gris, ton père est mort.»On a fait des gris-gris, des gris-gris, des gris-gris, des gris-gris, des gris-gris !!! »
  • M. Rouge prononce des paroles délirantes que nous ne comprenons pas. Il est très triste et aenvie de pleurer.
  • « Des gris-gris, c'est bien ? » II se tourne vers nous et attend notre réponse. Nous lui faisonsun signe gentil avec la tête pour diminuer son angoisse.
  • « Des gris-gris, c'est bien ? C'est pas bien ? C'est bien ? »
  • Ils m'ont dit : « C'est bon. Maintenant sors ! Bon, sors ! Et il m'a mis dehors ! Il m'a frappé avec un bâton. Il m'a cassé les jambes...Mon frère, il est mauvais. Il est marié. Il a laissé sa femme ! »
  • Martine lui demande : « Et qu'est-ce que tu as fait quand ton frère t'a mis dehors ? »
  • M. Rouge reprend « Je suis allé à la ville. J'ai fait la cuisine. Les femmes, elles rient ! J'ai pas decase, pas de champ, pas de femme ! Les femmes elles rient parce que je fais la cuisine.Alors un jour, les hommes avec qui je vivais dans la chambre, ils m'ont mis dehors !Pourtant, c'était bien, ils étaient contents de moi. Moi, j'étais heureux avec eux : je dormaissous un toit, je mangeais... Mais c'est les femmes. Ils ont pris une femme pour leur faire àmanger.
  • Maintenant je dors là. Je me couvre à cause du sable. (Il nous montre son sabador – ou habit traditionnel- décousu, qu’il rabat contre lui). Je ne peux pas marcher…Je marche ! (II nous montre qu'il se déplace « à quatre pattes ».). »

Des gens s'attroupent autour de nous, écoutent, regardent, puis repartent. Le spectacle de personnes parlant avec homme considéré comme « un fou » est inhabituel. De surcroît, nous sommes assis par terre avec lui. Cela étonne d'autant plus que Martine est toubab (blanche)..

Un homme parle à Aliou, en l’attirant discrètement un peu plus loin : Il s'étonne car il passe devant cet homme depuis plusieurs années, et c'est la première fois qu'il l'entend parler ! Tous croyaient qu'il était muet et incapable de communiquer par la parole. Aliou lui explique également que nous sommes travailleurs sociaux dans les rues de Lyon et que nous faisons une recherche auprès des personnes en errance à Lyon et à Dakar. Tranquillisé, il repart peu après, ainsi que la plupart des badauds.

  • Martine demande à M. Rouge : « Est-ce que des personnes t’aident dans la rue ? » (Le tutoiement réciproque a été adopté, à la fois pour faciliter la communication en français et du fait du ton très chaleureux des échanges).
  • II répond : « Non, je ne connais personne. Les gens qui passent me donnent temps entemps quelque chose pour manger. C'est tout. »
  • - « Et pour dormir, as-tu un endroit ? »
  • - « Non, je dors là où je suis, dans la rue. Des fois, je bouge. »
  • - « As-tu des aides des associations, des services sociaux de Dakar ? »
  • - « Non, il n'y a rien ! »
  • - « Tu as des nouvelles de ta famille ?
  • - « Non, ça fait des années ! »
  • - « Qu'est-ce que tu aimerais voir changer dans ta situation ? »
  • - « J'aimerais bien avoir une case pour dormir ! »

Un garçon, avec un chariot pour distribuer des boissons, passe devant nous sur la chaussée. Nous demandons à M. Rouge si ça lui ferait plaisir de prendre un café. Il nous questionne :

  • « Est-ce que c'est bon ? C'est le matin ? Le soir ? » Nous le rassurons en lui disant que c'est le soir (il fait nuit), mais que c'est bon et qu'on peut en boire maintenant. Il acquiesce et essaie de sortir des piécettes enfouies dans sa poche. Nous insistons pour lui offrir. Il semble gêné parce qu’Aliou paye. Nous prenons donc 3 cafés avec des oeufs que nous partageons. Il nous dit :
  • « Un œuf, c'est mauvais ! Mauvais ! » Aliou lui affirme que c'est bon en essayant de le tranquilliser. Nous commençons à boire et manger en premier, pour qu'il constate que la nourriture n'est pas empoisonnée. M. Rouge mange, II est très heureux.

Une belle harmonie paisible règne au milieu de nous. Nous dégustons ce moment ensemble, profondément touchés par les souffrances endurées par cet homme qui cumule la déficience mentale aux déficiences motrices et sensorielles. Malgré tout cela, il se dégage de lui une force de vie et une ouverture aux autres étonnantes.

M. Rouge nous bénit en utilisant les bénédictions musulmanes en arabe. Nous recevons sa bénédiction en le remerciant.

Puis nous lui disons que nous reviendrons le voir demain. Il crie plusieurs fois : « C'est bienpour nous ! Saluez tout le monde, le père, la mère ! »

Mais les jours suivant, M. Rouge a changé de lieux et, depuis avril 2003, nous ne sommes jamais parvenus à le retrouver.