6 Entretien n°2 : Bineta et la lèpre sociale

BinEta, 50 ans, déficience motrice et sensorielle (yeux et mains, doigts tombés avec la lèpre), veuve, mère de 7 enfants, 27 ans de rue, sénégalaise (de l’ethnie wolof)

le 29 avril 2003 à 11H

Nous nous approchons d'une femme, assise sur le trottoir d'une des rues du centre-ville, en train de mendier. Elle est d'un abord dynamique et accueillant. Aliou fait les salutations en wolof, puis un don d'argent. Binta répond par des bénédictions. Nous entrons en dialogue.

  • Binta : « Je vis dans la rue à Dakar, mais j'ai une maison à Mbaling. « 
  • Aliou : « Tu connais mon père qui était grand pêcheur et a appris à pêcher à un grand nombre de lépreux à Mbaling ? »
  • Binta : « Oui, on a cousiné ! Ton père me disait : je vais te vendre pour acheter de la cola. Je lui répondais : « moi ? Je suis vilaine et handicapée, si vous me vendez, personne ne voudra m'acheter ! » Je suis née à la cité des eaux à Hann J'ai travaillé plus de 10 ans dans les usines alimentaires, d'abord dans une usine de sardines, puis de haricots. »
  • Martine : « II y a longtemps que vous êtes malade ? »
  • Binta : « J'ai été malade à 11 ans. Le visage me faisait très mal (elle montre ses yeux, dont un est complètement aveugle), puis dans tout le corps. Au début je cachais ça, c'est pourquoi j'ai quitté Dakar pour la Casamance. »
  • Martine : « Est-ce que la famille vous a rejetée ? »
  • Binta : « Je n'ai plus personne. Tout le monde s'est éloigné de moi. Je n'ai plus de parents ni d'amis. Je suis seule, seule avec le Bon Dieu ! »
  • Martine : « Vous avez des enfants ? »
  • Binta : « J'ai été mariée à 12 ans, puis je suis partie en Casamance et j'ai eu mon premier enfant à 13 ans. »
  • Martine : « Comment avez-vous ressenti la maladie ? »
  • Binta : « J'avais des démangeaisons et des fourmillements dans le corps. Ça me faisait comme des boutons. Je me suis grattée, et c'est devenu des plaies. Alors quand j'ai su que c'était la lèpre, je me suis éloignée de chez mes parents, car chez nous, vraiment, c'est une maladie honteuse.
  • En Casamance, j'ai commencé à prendre le traitement. Chaque vendredi, je prenais une piqûre. Même à Thiés (un village de reclassement des lépreux) où mon mari avait un terrain, j'ai continué le traitement. Après, avec mon mari, je suis partie à Tropical à Mbaling. »
  • Martine : « Est-ce que vous avez eu de l'aide au village des lépreux ? Est-ce que vous avez eu une case ? »
  • Binta : « Non, les gens disaient que j'étais une mendiante et qu'il fallait rien me donner, qu’il ne fallait pas m'aider ! Alors j'ai été logée par une voisine plus ancienne au début. Je n'ai jamais rien eu, j'ai toujours du payer un loyer ! J'ai travaillé dur au village et j'ai perdu tous les doigts.
  • Je suis venue mendier à Dakar (vers 23 ans). Mon mari lavait des voitures à Dakar. Je repartais tous les deux jours avec l'argent au village pour payer la nourriture et la scolarité etles frais de nos sept enfants.
  • Depuis que son mari est décédé il y a deux ans, je suis obligée de mendier tous les jours jusqu'à épuisement total. Je ne réussis plus à faire face à l'achat du riz. Quand jetéléphone à mes enfants, ils me disent :« Maman, on a faim ! Ca me fait très mal, alors je travaille sans jamais de repos ».
  • Martine : « Et la vie dans la rue, ce n'est pas facile. »
  • Binta: : « La vie dans la rue, c'est très, très dur. Je dors dehors, à côté des gardiens. »
  • Martine : « Avez-vous déjà reçu de l'aide ? »
  • Binta : « Je n'ai jamais eu d'aide, ni du gouvernement, ni d'une tierce personne. Aucun service social n'est jamais venu me voir dans la rue. Une fois, mon enfant était malade. Je suis partie à l'ONG dirigée par les allemands. Ils m'ont dit que tout était fini. J'ai pleuré parce que je n'avais rien pour soigner mon enfant. Ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour moi ; et pourtant ils roulent dans de l'or ! Chaque jour ils passent dans les rues sans même nous (les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre) regarder ! »
  • « Même le gouvernement ne fait rien pour nous, malgré ses paroles et ses promesses à n'en plus finir. Même là où on s'abritait, on a écroulé les murs ! » Binta parle de l’immeuble dans lequel le groupe de pairs squattait, en centre ville. Suite aux plans de reconstruction, la police les en a chassés.
  • Martine : « Jamais personne ne vous a aidée ? »
  • Binta : « Un jour, un blanc qui passait souvent devant ma maison et qui voyait mes enfants s'est arrêté. Il est rentré dans la maison, suivi de mes sept enfants. Ce jour là, j'étais malade, alitée. Il m'a demandé : « Qui est la mère de ces enfants ? » J'ai répondu « C'est moi leur mère ! » il m'a demandé « où est leur père ? J'ai répondu qu'il est mort depuis longtemps et que c'est moi seule qui nourrit mes enfants. Alors il a eu pitié de moi. Il m'a offert un sac de riz. Mais mes voisins lui ont dit : « Faut pas l'aider parce que c'est une mendiante ! » II me l'a offert quand même. Mais, depuis, les gens l'ont tellement monté contre moi qu'il n'a pas recommencé. Il passe souvent, mais il ne me regarde même pas.
  • Malgré la cherté de la vie et les difficultés pour nourrir ses enfants, j'ai pu construire une pièce de trois mètres carrés sans toiture, sans porte ni fenêtre. Mon mari, quand il est mort, m'a laissé un bout de terrain, et j'ai pu construire. Mais voilà l'hivernage qui approche à grand pas.
  • Le week-end dernier, mes enfants avaient tellement faim que je suis allée acheter un sac de riz à crédit... à 10 000F. Je suis revenue le même jour pour mendier. J'étais tellement fatiguée que je me suis endormie dans le car. C'est juste à l'arrivée qu'on m'a réveillée. J'étais tellement fatiguée que j'ai continué à dormir là où je mendiais... »
  • Martine : « C'est pour les enfants que vous vivez ? »
  • Binta : « Oui, c'est pour les enfants que je me fatigue. Tout mon problème, c'est de me décarcasser jour et nuit, rien que pour sauver de la faim et de la misère mes 7 enfants ! car je n'ai personne, personne pour m'aider !
    Je suis là, mais tout mon esprit est à Mbaling. Dès que j'ai quelque chose je me dépêche de leur envoyer.
    Ma fille, elle était mariée, mais elle est divorcée. Elle a 16 ans. Elle cherche un emploi quelconque, mais elle ne peut pas le trouver. C'est moi seule qui travaille pour tous mes enfants. C'est difficile, mais quand ils grandiront et trouveront un emploi, toutes mes peines se dissiperont. »

Binta laisse monter sur son visage un grand sourire, avec des dents éclatantes. Elle est d'une bonne humeur à toute épreuve). Un groupe d'hommes lépreux nous rejoint. Binta nous présente son/ils.

  • Binta : « Voyez-vous, mon fils qui a attrapé la lèpre a rendez-vous au pavillon de Malte à Fann. Mais je n'ai pas de quoi l'amener, ni payer sa consultation. Mon enfant a dû quitter l'école parce que je n'ai pas de quoi lui payer ses études. »

Il s'ensuit une discussion très animée dans le groupe qui s'est formé peu à peu autour de nous (une vendeuse de portefeuilles, deux personnes atteintes par la lèpre, un de leur frère, deux enfants de Binta, une petite fille de mendiante et un petit talibé). L'ambiance est éminemment sympathique et conviviale. Le plus ancien nous explique :

  • « Maintenant il faut payer très cher pour se soigner : 40 000F pour l'hospitalisation, 5000F la consultation et acheter les médicaments à chaque fois que le médecin vous donne une ordonnance... Maintenant, il y a des lépreux qui ne peuvent plus se soigner, et il y en a de plus en plus ; la lèpre a même repris à Dakar... par exemple le dispensaire des lépreux de Thiès est fermé depuis longtemps, et le médecin ne vient que très rarement, une fois par mois au plus... les deux tiers des lépreux, comme les aveugles, viennent du Mali. Ils disent que là-bas les gens ne donnent pas l'aumône. »
  • Binta : « C'est dur d'être pauvre, et malade par surcroît !

J'ai des frères qui enseignent en France, mais ils m'ignorent, ils m'ont totalement abandonnée ! Je suis abandonnée par tout le monde. Seule la rue m'a adoptée. Ici, à Dakar, je dors à la belle étoile comme de nombreux lépreux. »

Quelques uns parmi les personnes atteintes par la lèpre s'expriment sur leur mode de vie.

  • Binta : « Nous, lépreux, nous nous entendons et nous nous entraidons. Mais ce sont les autres mendiants, qui ne sont pas lépreux, qui viennent nous bousculer et nous chasser de nos places. Ils nous insultent en nous traitons de « malheureux lépreux, vous n'avez rien ! »
  • Martine : « En France, il y a du racket, parfois avec violence. Et ici à Dakar ? »
  • Binta : « Ici, en pleine ville, ça ne m'est jamais arrivé ! Jamais, car à chaque fois que j'ai de l'argent, je prends un taxi et je m'en vais à Mbour retrouver mes enfants. »
  • Aliou : « Aujourd'hui, de quoi avez-vous le plus besoin ? »
  • Binta : « De la nourriture et de la toiture !
    Actuellement, toute personne qui m'aide à faire la toiture pour abriter mes enfants, je ne saurais jamais la remercier assez. Seul Dieu peut faire cela. Je prierai longuement pour que Dieu la bénisse et exauce toujours ses vœux. »
    « On vit tous dans une seule pièce. Mais c'est déjà ça. J'ai bien une deuxième pièce. Mais il y a une vieille femme qui est malade. Je ne peux pas la chasser. Elle n'a plus personne pour s'occuper d'elle. C'est moi qui m'en occupe complètement. C'est moi qui la nourris, avec mes enfants. »
  • Martine : « Combien coûte une toiture ? »
  • Binta : « Pour ma maison, il faudrait 10 tôles pour le toit (2 000F par tôle)., et puis il n'y a pas de fenêtre, ni de porte ? On peut mettre aussi des tôles... Et puis il faut des lattes de bois pour soutenir les tôles, 6 à 2000 F. »

Nous nous séparons en nous serrant chaleureusement les mains et nous échangeons les adresses. Binta est très heureuse d'avoir pu échanger des idées et partager quelque chose de sa situation. Nous également. Nous émettons le désir de nous retrouver lors de notre prochain voyage. Ce qui se fera régulièrement les années suivantes, avec une visite chez elle dans son « village de reclassement » à Mballing.