Annexe n°6 : Quelques entretiens individuels à Lyon (sur les 50 effectués)

- Entretien n°1 : Rachid, l’immigré des « trente glorieuses »

Rachid, algérien, déficience visuelle, motrice et psychiatrique, 60 ans, 20 ans de rue, immigré depuis 1962, dans la rue devant le Foyer Notre-Dame des Sans-Abri à Lyon, le 14 mai 2005.

Rachid est couché sur le banc devant le centre d'hébergement. Il se repose, à l'ombre. Il est midi et le soleil darde de ses rayons. Quand il me voit, il se soulève et s'écrie, avec un grand sourire, le visage rayonnant, en nous tendant la main : « Bonjour, Madame Martine ! Bonjour Monsieur Aliou ! Comment ça va ? »

II nous raconte comment il en est arrivé là :

  • « Je suis venu en France, j'avais 17 ans. En Algérie, je travaillais avec les français. C'est eux qui m'ont proposé de prendre le bateau. J'ai travaillé tout de suite dans une usine de métallurgie près de Grenoble. On s'occupait de grosses pièces, des pièces qui coûtaient 5000 F chacune ! Un jour, j'ai eu très peur. Je suis allé voir le chef. Je tremblais. »
    II m'a dit : « Mais qu'est-ce que tu as ? Tu ne vas pas bien ? »
    - « Chef, J'ai cassé une pièce !!! »
    II m'a répondu : « Mais c'est pas grave. Calme-toi. C'est moi le responsable ! »
    Puis, il y a eu les événements en France. Il y avait le Général de Gaulle. Ils sont venus et ils m'ont emmené.
    Après je me suis marié et nous avons habité à la Croix Rousse. Nous n'avons jamais pu avoir d'enfants. Je travaillais dans la soierie ! » Rachid est comme illuminé par ces bons souvenirs.
    « J'étais très estimé. J'ai vu le chef et je lui ai dit : Pourquoi je ne suis pas comme tout le monde ?Vous n'êtes pas content de moi ? »
    II m'a répondu : « Si, je suis très content de toi, de ton travail ! »
    - « Alors pourquoi je suis payé à la tâche, alors que tous les français sont payés au mois ? Parceque je suis algérien ? »Alors il m'a payé comme tout le monde !
    Puis un jour, il a fermé. C'est une fabrique de tissage qui a ouvert à sa place. Je ne savais pas lire ni écrire. Mais ils m'ont embauché quand même. J'ai eu un accident à l'œil. Je suis allé voir ma femme pour qu'elle reste tranquille. Elle était un peu limitée dans sa tête. J'ai pris mes affaires et je suis allé à l'hôpital. Je suis resté deux jours à Grange Blanche, puis après ils m'ont emmené à l'hôpital de neurologie. Je suis resté deux ans à l'hôpital ! Ma femme, elle est morte. C'était en 1983. Je n'ai pas supporté. J'étais très triste et je pleurais. Après, ils m'ont emmené en maison de convalescence.
    Mais l'hôpital, ils m'ont réclamé 60 000 F !!! Parce que la sécurité sociale, elle n'a pas voulu reconnaître mon accident du travail ! Je n'avais plus rien. C'est seulement deux ans après que le juge a reconnu qu'ils avaient tord. Alors ils ont pris en charge.
    J'avais plus rien. Et bien, tant pis !!! » Rachid le dit avec un grand sourire, en haussant les épaules, avec la sagesse d'un homme qui vit en toute sérénité dans la plus grande adversité. « J'ai rien demandé à personne ». Rachid se redresse, avec une fierté toute naturelle.
    « Avec mon œil, je ne pouvais plus travailler dans la fabrique de tissage. J'avais perdu mon appartement. C'est comme ça que j'ai commencé à vivre dans la rue. Et alors !!! Tout le monde, il me connaît, à la Croix Rousse. Et alors !!! »
    « Mais, j'étais triste. C'est pour ça que j'ai fait plusieurs années à l'hôpital psychiatrique. C'est pas parce que j'étais fou ! »
  • Martine : « Vous avez vécu 20 ans sans aucun revenu ? »
  • Rachid : « Et alors !!! Je ne voulais rien. Je me suis débrouillé ! »

Rachid a effectivement pris l'habitude de vivre en accueillant chaleureusement les gens qui passent et en liant des relations amicales. Il faisait littéralement parti du « paysage » du quartier de la Croix Rousse. Il s'organisait pour gérer la nourriture que les gens lui donnaient chaque jour et dormait parfois sur un banc, parfois dans un garage prêté par les habitants. Lorsque nous lui avons proposé de lui ramener un repas avant l'entretien ce midi, il a refusé en nous montrant son sac : « Merci, j'ai tout ce qu'il me faut. Ça va bien ! »

  • Martine : « Je ne vous ai jamais vu alcoolisé. Vous ne buvez pas malgré la dureté de la vie dans la rue ?»
  • Rachid : « Non, parfois une bière, mais c'est très rare. Avant, avec ma femme, nous buvions du vin en mangeant. Quand elle est morte, plus jamais je n'ai rebu ! »
  • Martine : « La rue, c'est dangereux. Vous avez été agressé la semaine dernière par un homme qui voulait vous racketter. Vous avez mal à votre jambe aujourd'hui.»
  • Rachid : « Oui, c'est vrai. J'ai même porté plainte.» Rachid parle de façon pacifique, sans un geste d'énervement, ni de rancœur.
  • Martine : « C'est juste et courageux de porter plainte. Ce n'est pas normal de laisser faire. »
  • Rachid : « Et alors !!! Il peut recommencer sur d'autres ! »

Tout autour, d'autres hommes sans abri, silencieux jusqu’à présent, prennent part à notre conversation pour approuver le geste de Rachid.

  • Martine : « Et vous ressentez de la haine contre cet homme qui vous a frappé ? »
  • Rachid : « Non. Et pourquoi ? C'est comme ça ! » Nous admirons sa réaction pleine de sagesse, sans fatalisme, avec un regard détaché et serein sur la violence subie dans la rue.
  • Martine : « Rachid, qu'est-ce que vous pensez des services sociaux ? » Rachid est en effet suivi par la Veille sociale, par les accueillants du centre d'hébergement et par une assistante sociale de secteur. Mais il semble ne pas comprendre la question.
  • Martine précise :« Paul, l'éducateur qui vient vous chercher pour aller à la Croix Rousse faire vos papiers, qu'est-ce que vous en pensez ? »
  • Rachid : « Ah, c'est très bien. Il est très gentil. Maintenant, j'ai ma retraite ! « 
  • Martine : « Vous êtes content d'avoir de l'argent ? »
  • Rachid : « Ah oui, c'est très bien, Et alors !!! » Rachid semble très heureux de cette situation nouvelle.
  • Martine : « Et qu'est-ce que vous pensez de l'équipe mobile qui est allée vous chercher quand il faisait si froid l'hiver dernier ? »

Rachid avait effectivement été signalé maintes fois au 115, pendant des mois, par des habitants qui s'inquiétaient de le voir dehors à son âge, camouflé sous des couvertures. Les travailleurs sociaux de la Veille sociale sont intervenus de nombreuses fois auprès de lui, de jour comme denuit, mais Rachid refusait de quitter le quartier pour aller dans un centre d'hébergement. Les équipes mobiles médicales et psychiatriques étaient également venues pour aider au diagnostic.
Sa situation, inquiétante, se situait à la limite de l'organisation d'une HDT (Hospitalisation à lademande d'un tiers), compte tenu du danger vital dans lequel il se trouvait.
Un soir, Rachid a accepté : « Ah oui, c'est très bien ! Souvent, il y a un bon noir qui venait me retrouver souvent. Et puis, il m'emmenait ici avec la camionnette ! » (Rachid fait référence à l’équipe mobile de la Veille sociale)
Ayant subi des expositions prolongées dans le froid, Rachid avait de fortes douleurs à la jambe et ne parvenait plus à se déplacer. Il a accepté de séjourner entre les hôpitaux et le centre d'hébergement (en partie dans le service des lits de repos) ; avec des interventions régulières du service médical du centre d'hébergement, de l'équipe mobile du réseau rue-hôpital et de différents services hospitaliers.

  • Rachid : « Les urgences, ils ont été très bien. Ils m'ont bien soigné. » Rachid a été hospitalisé. Les chirurgiens ont pratiqué l'ablation de tous les orteils du pied droit pour éviter la propagation de la gangrène.

Il nous parle de sa reconnaissance envers le corps médical de l’hôpital : « J'avais mal, mal à ma jambe. Je ne dormais pas. Je pleurais. Alors deux jeunes infirmières sont venues. Elles m'ont dit « Vous avez mal ? » J'ai dit « oui ». Alors elles m'ont fait une injection dans la jambe. Je leur ai demandé de s'approcher pour leur dire à l'oreille, doucement : « Ce que vous avez fait là, ça va dans la jambe. Ca va directement dans mon cœur ! Je ne l'oublierai jamais. Maintenant ça s'est calmé. Ça va mieux. C'est grâce à vous. Merci, merci !!! »

  • Martine : « Maintenant, de quoi avez-vous le plus besoin ? Qu'est-ce que vous désirez ? »
  • Rachid : « Je suis bien ! Ici, je ne suis pas seul. Je suis bien ! » Il montre le Foyer Notre-Dame des Sans-Abri.
  • Martine : « Vous êtes content au centre d'hébergement d’urgence ? »
  • Rachid : « Et alors !!! J'ai tout ce qu'il me faut ! Je suis content, bien sur ! »

Au moment de l’entretien, une demande de maison de retraite est en cours, de façon à ce qu'il puisse retourner dans son quartier (la Croix Rousse), avec des conditions de vie suffisamment étayantes (repas, présence sociale et médicale...), avec également un espace de liberté pour vivre un «dedans / dehors» de l'établissement.

  • Martine : « Vous avez envie de partir dans une maison de retraite ? »
  • Rachid : « Et pourquoi pas ! J'y ai droit ! Là où je suis, là où je me sens bien, je suis bien ! Ce que j'aime, c'est la rencontre ! Comme maintenant, c'est la rencontre. C'est ça qui compte ! Et alors !!! »»
  • Martine : « Qu'est ce que vous pensez de la société ? Comment expliquez-vous qu'il y ait tant de personnes dans la rue ? »
  • Rachid : « C'est comme ça. Qu'est-ce que vous voulez ! Et alors !!! »
  • Martine : « Pensez-vous qu'il y aurait quelque chose à améliorer au niveau des services sociaux et des lieux d'hébergement pour les personnes sans abri ? »
  • Rachid : « Ici, on est bien ! Je suis heureux. Et alors ! »

Le soleil ajoute sa lumière à la chaleur de l'entretien. La bonne humeur est de la partie. Nous nous saluons tout en nous souhaitons une bonne après-midi.

Nous avons rencontré régulièrement Rachid pendant quatre ans. Après une acceptation (longue et difficile du fait du double stigmate SDF et immigré), il a séjourné quelques mois en maison de retraite. Puis il a été renvoyé, non pour des problèmes de comportements, mais davantage du fait du rejet par le public – d’un milieu social plus aisé- de la maison de retraite. Il séjourne depuis plus d’un an au Foyer Notre-Dame des Sans-Abri. Là, s’il est hébergé la nuit, il peut également passer ses journées dans le hall d’accueil, et surtout en sortir et revenir quand il veut en journée. Il se dit très heureux dans ce fonctionnement. Il a pu développer un réseau relationnel large avec le groupe des pairs, le personnel médical et social, les bénévoles et l’ensemble du personnel qui passe dans le hall. En fait, il a reproduit le mode de vie qu’il s’était forgé sur les pentes de la Croix Rousse (un quartier considéré comme le « cœur de Lyon »), avec des rencontres multiples qu’il apprécie. Il bénéficie dans ce lieu du gite et du couvert, ainsi que d’une protection contre le racket.