- Entretien n°2 : Suzanne, jetée dans la rue comme une « clocharde »

51 ans, troubles psychiatriques, française, 17 ans de rue, sans papier d'identité ni allocation, enfant martyre placée tardivement en foyer par la justice, qui a appris à lire à 17 ans en CM2.

Le 14 mars 2003 à 10H gare de Perrache

Suzanne nous parle du mépris subi en tant que femme en errance :

  • Suzanne : « Tu vois, les gens, ils me dégoûtent. Ils nous regardent, ils nous méprisent. Pourtant, eux, ils ont un toit. « Clocharde », ils ne voient que cela ! On dirait qu'ils ont besoin de nous écraser, de nous traiter comme des merdes. Pourtant, qu'est-ce qu'on leur a fait ? Rien ! »

Puis elle nous retrace son histoire d’enfant martyre :

  • « Je suis une enfant martyre : ma mère me faisait manger mes excréments, ma pisse et mon vomis. Elle me tirait par les cheveux et je ne devais rien dire. Sinon, la police serait venue et m'aurait retirée et elle serait allée en tôle. Je regrette de ne pas l'avoir fait : C'est pas juste, elle n'a pas été punie pour cette horreur, elle est en liberté ! Ce qu'elle a fait, c'est inhumain ! Ma tante lui disait : « au moins, tu ne la bats pas ? » Mais maintenant, elle est morte. A18 ans, elle m'a jeté des croissants de l'étage en me hurlant : « mange ». Elle est folle... et moi, j'étais dans la rue comme une clocharde. Pourquoi souffrir comme ça ? Qui m'a jeté dans la rue ? Pourquoi je suis devenue clocharde ? Tu crois que c'est possible d'en sortir quand on a été enfant martyre ?
    C'est nous qui souffrons le martyre dans la rue. Personne ne nous reconnaît ! On n'existe pas. Pourquoi on vit ? On n'a qu'à crever ! Personne ne s'en apercevra.
    On a faim, on dirait qu'ils font exprès de ne pas nous donner à manger, ou juste ce qu'il faut pour survivre. Pourquoi ? Ça me ferait plaisir de manger une soupe chaude, avec des légumes et du poisson... Mais, au camion, il y a un monde fou : des gens... des gamins qui viennent prendre les sacs ! Moi, j'ai peur, j'y vais plus, on ne connaît plus les gens. C'est la première année où je vois ça. » Solange parle de la distribution de la soupe chaude et des sandwichs par l’Armée du Salut sur la place Carnot vers 20H (devant la gare de Perrache.

Quand la prostitution se surajoute à l’exposition dans la rue :

  • Suzanne : « Oui, on souffre : le froid, la faim, la haine des gens - ils disent des choses horribles - et surtout la solitude. Jamais personne ne m'a comprise. Et puis, il n'y a pas d'intimité. Pour une femme, c'est horrible ! Les hommes passent et nous lancent des regards affreux. On perd notre dignité ! Regarde, la prostitution, ça devrait être interdit ! Comme ça, attendre dans le froid, exposées aux regards de tous... et puis un s'arrête, et c'est ton tour ! On perd tout, on ne peut plus se regarder dans une glace après ! » En parlant de la prostitution, tout le visage de Suzanne se creuse et exprime la nausée et le dégout. Elle agite les bras devant elle, comme pour empêcher que quelqu’un s’approche d’elle.
  • Suzanne : « On ne devrait pas permettre ça. Une femme, ça doit être protégé ! Tout de suite, on devrait l'emmener dans une chambre pour qu'elle se repose. Regarde les femmes dans la rue : la grosse qui se prostitue tous les jours, elle dort à l'hôtel. Celle qui se promène avec son nounours dans les bras, elle est complètement folle (moi, j'ai ma poupée et on m'appelle « la clocharde à la poupée ». Mais je sais, je la mets dans un sac... ma poupée, c'est comme mon enfant ! »

Une femme d’une cinquantaine d’années vient la saluer. Elle a l’air perdue. Après avoir échangé quelques mots avec Suzanne –qui l’a accueillie avec beaucoup de gentillesse et de plaisir – elle s’éloigne rapidement de la passerelle abritée dans laquelle nous sommes assis sur des cartons pour rentrer dans le côté centre commercial de la gare de Perrache.

Suzanne se met à nous décrire quelques femmes avec qui elle échange dans son groupe de pairs :

  • Suzanne : « Celle qui nous a rejoint et qui a son appartement, elle aussi, elle est folle. Mais elle est gentille. Là bas Nadia, c'est pas normal, elle est handicapée, elle se fait dessus et personne ne s'en occupe. Elle est mal, à rester mouillée comme ça. Elle devrait être dans un lieu où une infirmière en prend soin, la change... qu'elle soit bien ! »

Puis elle accuse la police et le gouvernement qui n’assurent pas leur mission de protection :

  • Suzanne : « La rue, c'est la violence, nous sommes en danger, sans cesse exposés aux mains de tous. La police devrait faire quelque chose, les arrêter (elle désigne les jeunes de banlieue qui sont en train de passer devant elles et qui « font des descentes en centre-ville ») et les garder tant qu'ils n'ont pas dit pourquoi ils sont dans la rue ! La police doit nous protéger. Mais elle ne le fait pas. Pourquoi ? Ils s'en foutent, comme les vigiles qui nous parlent comme à des chiens. Ils nous traitent comme des bêtes. Ils sont grossiers avec nous, sans respect.
    Moi, quand je vais me réveiller, je vais porter plainte contre la police et contre le gouvernement : on n'a pas le droit de laisser des gens dans la rue, à la merci de tout. Il n'y a pas de respect. Et les droits de l'Homme? La société est pourrie. Il y a de l'argent, mais pourquoi y-a t'il tant de pauvres, dont les jeunes qui finissent dehors ?

Elle nous explique pourquoi elle refuse les revenus sociaux :

  • Suzanne : « Oui, je veux bien le RMI, et dormir dans une chambre, dans un nid au chaud, comme tout le monde.... Comment faut faire ? Demander un acte de naissance pour avoir une carte d'identité... Non, j'ai peur. Après, les gens connaitront mon nom, et ils auront un pouvoir sur moi. Et je vais me faire tabasser pour le fric quand j'aurai le RMI. Vivre en dehors de la rue ? Non, ça n'est pas possible. Je veux être en lien. Je n'ai jamais vécu dans un logement. Ce qui me rendrait heureuse, c'est qu'on me respecte dans ma dignité. C'est d'être en lien. »

Nous rencontrons régulièrement Suzanne depuis plus de dix ans. Elle continue à refuser tout accès aux droits sociaux, tout soin psychiatrique et décline toute proposition d’hébergement. Les équipes mobiles la rencontrent régulièrement. Elle continue à organiser sa vie entre la gare, les églises et les accueils de jour au centre ville de Lyon, cachant le mieux possible son coin de squat.