- Quelques échanges avec les groupes de pairs à Lyon

Histoires de vie au fil du quotidien du groupe des pairs

Entretiens avec Patrick (38 ans) et Christophe (44 ans), au cours des activités de l'accueil de jour (le service d’accompagnement renforcé) et au réfectoire du Foyer Notre-Dame des Sans-Abri pendant l’été 2003.

Premier entretien le 12 août 2003

  • Martine : « Qu'est-ce qui vous aide, dans votre situation ? »
  • Christophe : « Le Foyer nous aide, et le 68 (local de l’accueil de jour) et Philippe et Aliou et toi ! » Patrick : « Et le pinard ! »
  • Martine : «  Est-ce que vous pouvez préciser davantage ? »
  • Patrick : «  Oui, les bénévoles en priorité, parce qu'elles sont mignonnes d'abord et toujours à l'écoute. »
  • Christophe : « Elles nous amènent le plateau (pour le repas au réfectoire du Foyer). »
  • Patrick : «  II n'y a pas que ça, elles sont attentives. »
  • Christophe : « Elles nous donnent des clopes ! » f
  • Patrick : « Oui, au Foyer on a tout, toute la structure, le médecin, les infirmiers, les Assistantes Sociales. »
  • Christophe : « Parce que, des fois, pour remonter, c'est grave. Une fois, ils m'ont monté dans un chariot. »
  • Patrick : « Oui, tu te rappelles, t'étais tellement bourré que je t'ai ramené dans une poubelle jusqu'au Foyer ! »
  • Christophe et Patrick rient.
  • Christophe : « Et on mange bien. »
  • Patrick : « On y mange tous les midis et ça nous aide de manger tous les jours. »
  • Martine : « Depuis combien d'années tu n'as pas eu d'alimentation régulière, le midi ? »
  • Patrick : « 7 à 8 ans. Avant, je ne mangeais jamais le midi. »
  • Martine : « Y a-t-il un lien avec la consommation d'alcool ?
  • Patrick : L'alcool, c'est un coupe-faim. Quand on mange, on boit moins.
  • Martine : Qu'est-ce qui vous aide au niveau social ?
  • Patrick : « Ça aide pour le RMI, la CMU, toutes les demandes. »
  • Pendant que nous parlons, Roger a discrètement pris le verre de vin de Christophe, pour le boire.
  • Christophe : « II m'a piqué mon pinard ! Couard ! » Et il fait mine de vouloir le frapper.
    Roger est un papy sans défense. Il vit dans l'errance depuis plus de 20 ans, d'abord à Paris (où il a connu Nanterre et les « bleus »), puis depuis plus de 10 ans à Lyon. Refusant tout accès aux droits sociaux, et donc à un revenu, il a pris l'habitude de prendre ce qui est à portée de main (cigarettes, nourriture, boisson), soit pour le consommer sur place, soit pour faire des réserves pour plus tard. Il ne se sépare jamais de son sac qu’il porte en bandoulière, qu’il soit debout ou assis.
  • Martine : « Eh, arrête ! Ne le frappe pas. Un peu de respect, faut le comprendre ! »
  • Christophe : « Mon père, il est mort à 90 ans. Il buvait que du Berger blanc ! »
  • Martine : « Au niveau du Service Accompagnement, qu'est-ce que vous pensez ? »
  • Patrick : «  "Le 68(le local de l’accueil de jour) , ça nous occupe l'après-midi : le tarot, la musique. Pendant ce temps, on ne fait pas la manche ! »
  • Martine : «  Et les sorties, qu'est-ce que vous en pensez ? »
  • Patrick : « Les sorties, ça change du quotidien. Ça nous sort de Lyon, du Milieu. »
  • Christophe : « On voit moins les cons ! »
  • Patrick : « Ça dépend, des fois on les emmène : c'est chiant ! »
  • Martine : « Qu'est-ce que vous pensez du "café philosophique" ? »
  • Patrick : « C'est intéressant ! On peut discuter, échanger, donner notre avis sur un sujet. Oui, on peut donner notre avis sur l'activité. On peut choisir en commun. A part ici, on n'a pas d'autre lieu pour s'exprimer. Une fois, j'ai été au Commissariat du 7ème, ils m'ont dit "Ta gueule ! Tais-toi !" »
  • Patrick rit, de connivence avec Christophe. Martine rit avec eux.
  • Puis Patrick poursuit : « La police, c'est nécessaire. Il en faut, c'est comme les pompiers, mais, par moment, les conards de l'ABAQ, ils sont un peu trop violents physiquement. »
  • Martine : « Ils t'ont déjà frappé ? »
  • Patrick : « Oui, une nuit. Je ne dormais pas. Je suis sorti, je marchais dans la rue. Je suis passé devant une voiture, la vitre était ouverte. Je n'ai pas fait attention. Ils m'ont pris par derrière et m'ont mis le flingue sur le cou. Ils croyaient que j'avais cassé la bagnole ! Puis ils m'ont mis deux ou trois poings dans la gueule et au trou. J'avais rien fait ! Le lendemain, la Commissaire m'a fait sortir ; elle leur a téléphoné devant moi : "Eh, les conards de l'ABAQ, vérifiez que la voiture n'est pas volée depuis 3 mois avant de frapper les gens ! " »
  • Et Patrick reprend, fier : « Eh bien, c'est la première fois que je suis sorti avec les excuses de la police ! »
  • Martine : « Tu disais, tout à l'heure, que le pinard ça vous aide ? »
  • Patrick : «  Le pinard, ça nous aide. Moi, j'ai pris ma première cuite à 7 ans. Quand t'es à la rue, t'es obligé de te défoncer : du shit ou de l'alcool. Quinze ans de rue ! D'abord, quand j'ai travaillé, j'étais à l'héroïne. J'ai arrêté en 1986. Quatre ans. Au début que j'étais à la rue, je prenais les cachetons. Il y a trois-quatre ans, j'ai arrêté. Maintenant, je me limite aux joints et à l'alcool : je me sens mieux ! »
  • Martine : «  Le shit, qu'est-ce que ça te fait ? »
  • Patrick : « La première fois, tu rigoles comme un dingue. Après, c'est un désinhibiteur, tu te sens bien. Ça me fait parler. Je raconte des conneries plus grosses que moi. »

Patrick sourit et, en regardant le plafond, des tas de bons souvenirs lui reviennent en mémoire. Christophe et moi le regardons, en attendant la suite.

  • Patrick : « La première fois, je me suis fait virer du cours de Français, j'avais 15 ans. On était 4 gars pour 20 filles : c'était bien. Tous les matins, une séance de bises. Je ne te dis pas! Il y en a 2 qui m'ont dit : "viens avec nous" et on a fumé. La première fois, je me suis fait virer du cours de Français, j'avais 15 ans. Tellement on rigolait, le prof nous a virés tous les trois.
    L'alcool, c'est un désinhibiteur : t'as moins de problèmes dans la tête. Mon frère s'est suicidé à l'héroïne, il avait 35 ans, je devais en avoir 29 ans, à tout casser. J'avais déjà décroché quand il est mort, j'avais fait un sevrage de force, à l'hôpital, enfermé dans une cellule ! »
  • Martine : «  Du type du Dr Olivenstein, dans les années 68, à Marmottan ? »
  • Patrick : « Oui, j'étais comme une bête fauve. Quand ils rentraient dans ma cellule pour me donner à manger, ils étaient à trois avec une matraque ! Ils me disaient "colle-toi au mur, bouge pas !" et ils déposaient la bouffe dans la cellule et ils repartaient à reculons. Au bout de 15 jours, je me suis réveillé dans mon lit. Après, j'ai passé deux ans et demi en psychiatrie et, à 24 ans, je ne croyais toujours pas à la mort de ma mère ! Pourtant, j'avais 5 ans quand elle est morte. J'avais un excellent psychiatre et une excellente psychologue. Ils m'ont aidé. Maintenant, elle est psychologue à Maçon. Ce sont de grands amis à moi. Un jour, j'en pouvais plus, je zonais à travers la France. J'ai pris le train et suis arrivé au milieu de la nuit chez elle : j'ai sonné, elle m'a dit : "qu'est-ce que tu fais là, allez, rentre ! " et elle m'a installé sur le divan pour dormir. Le lendemain, elle est allée chercher des croissants pour le petit déjeuner. Je lui ai dit "Andrée, je vous aime /". Andrée m'a répondu : "je sais, ça s'appelle le transfert. Reviens quand tu veux. ". Eh bien, en cas de problème, je vais la voir quand je veux. Je me cachetonnais quand j'étais chez mon père. Tu te souviens, quand tu m'as accueilli au Foyer ? Il m'appelait tous les jours, ça me mettait dans des états de délire et d'angoisse. Je ne m'en remettais pas. Un jour, tu as dit à mon père : "je vous demande d'arrêter d'appeler Patrick, comme vous le faites, il est majeur. Si vous appelez une seule fois de plus au téléphone, je porte plainte contre vous pour harcèlement !". Eh bien, tu sais, en 92, j'ai eu un accident de voiture, mon père estquand même venu me voir à l'hôpital. J'ai fait deux semaines de coma. J'ai été trépané, les jambes cassées. J'ai fait 8 mois et demi d'hôpital. Le personnel était super. Ils m'amenaient 2 paquets de Gauloises par jour et j'avais la TV gratuite avec le câble. C'est quand je suis parti que j'ai appris que tout le service se cotisait pour payer pour moi! Ca, je ne l'oublierai jamais.

Le fauteuil roulant, c'est chiant pour tourner ! Huit mois et demi en fauteuil. A la fin, mon kiné m'a remis les jambes comme avant. J'ai réussi à marcher. Quand je suis sorti, je lui ai acheté une bouteille de whisky. Il était tellement content, il m'a dit : "Viens !" On est allé la boire dans le vestiaire. Ce jour-là, il n'a pas travaillé ! »

  • Martine : « Cet accident, comment est-ce que ça t'est arrivé ? »
  • Patrick : « Une voiture m'a roulé dessus quand je traversais, au-dessus d'une aire de jeux, dans un jardin public. Le gars, il s'est barré. Je me suis traîné dans le jardin. Ils sont venus me chercher en hélico : c'était le 4 juillet 1992.
    A l'hôpital, ils m'ont demandé "votre nom, votre prénom ?". Je savais plus. "Votre numéro de sécu ?". Eh bien, je me rappelais de rien, sauf du numéro de sécu. Maintenant, ça m'arrive encore de faire des crises d'épilepsie. Avant, je prenais du Gardénal. La dernière crise, ça date de 3 mois. »
  • Christophe : « Moi, j'ai fait une syncope dans les toilettes. »
  • Patrick : « Oui, La Touffe s'est écroulé dans les toilettes ! »
  • Christophe : Moi, j'ai fait un delirium tremens. Je voyais une soucoupe volante. C'est avant 1977. Il n'y avait pas ma fille. J'ai commencé à 7 ans, à la pêche avec mon père. J'ai fait 12 cures, j'ai un implant. »
  • Patrick : « II s'est ouvert le bide avec un canif pour enlever l'implant. »
  • Christophe : « C'était avant ma fille. »
  • Patrick : « Moi, j'ai fait ma cure. C'était il y a 3 ans et, quand tu fais une cure, faut préparer la sortie. Si tu reviens au Père Chevrier, c'est raté. La Touffe, il revient de cure, trois minutes il regardait la bouteille par terre, il avait l'air tellement malheureux, il ne disait rien : je lui ai dit "bois".
    J'ai un copain, Jean Claude, du jour au lendemain il a arrêté l'alcool. Maintenant, il est à la campagne ; il fait lui-même son shit ; il est tranquille, il est heureux. »
  • Martine : « Patrick, comment tu vois ta vie plus tard ? »
  • Patrick : « Plus tard ? Peut-être qu'un jour je serai mort. Je ne vois pas comment m'en sortir. La rue, c'est ma vie. J'ai fait Chazay (centre d'hébergement avec un Centre d'Adaptation à la Vie Active) : mon lit, mon lavabo, ma chaise ; au bout de trois mois de l'atelier d'horticulture, ça me faisait tellement chier, je voyais pas les potes : je me suis barré. Les chefs, c'est eux qui faisaient tout le boulot intéressant ; moi, je ramassais la feuille par terre. Au bout de trois jours, j'en avais ras le cul.
    Prendre un studio, je pourrais le faire, mais je ne me vois pas avec la responsabilité d'un appartement. »
  • Martine : « Mais est-ce que tu as déjà voulu fonder une famille ? »
  • Patrick : « J'ai eu une gonzesse. Elle ne pouvait pas avoir de gosse. On voulait en avoir un, on a rompu à cause de l'héroïne. Je lui ai dit "retourne chez tes parents, moi je vais à l'hôpital psychologique me faire soigner". »
  • Martine : «  Est-ce que tu as des séquelles qui te créent des limitations dans la vie ? »
  • Patrick : « Houai, j'ai les genoux nazes, un pied déformé, j'ai fait des crises d'épilepsie et j'ai des troubles de la mémoire ; ça s'est un peu calmé. »
  • Martine : « Et si tu avais un rêve, ce serait lequel ? »
  • Patrick : « Mon rêve, c'est être dans un champ en Jamaïque. »
  • Christophe : « Mon rêve, c'est la famille. Ma fille Delphine a 23 ans, Lucile et Ombeline je ne sais même plus... »
  • Martine : « Mais tu sais où et comment les joindre ? »
  • Christophe : « Non, ma sœur doit savoir, mais elle est sur liste rouge. J'ai été à Roscoff, pour les nerfs. Je voulais tuer ma mère. J'ai essayé de la tuer avec un couteau. »
  • Christophe nous montre comment il a pointé le couteau sous la gorge de sa mère.
    « J'avais 10 ans, après elle m'a placé pendant 9 ans. J'avais 10 ans, j'ai été à Biarritz. Je dormais déjà dehors. »
  • Patrick : « Le jour où j'ai failli tuer mon père, je ne t'ai jamais raconté. J'avais un 9mm dans la poche ; le capitaine m'a vu quand j'allais sortir de la caserne. Il m'a dit : "où tu vas ?", j'ai répondu : "voir mon père, à Paris". "Donne-moi ce 9 mm !" : il a compris, il savait.
    Il ne m'a rien dit, je lui ai donné. Mon père, c'était un alcoolique profond. Il a violé ma sœur, il a essayé de me violer. Je me suis tiré de chez mon père, j'avais 16 ans. Je lui ai cassé les jambes en deux avec mes grosses chaussures, il était bourré. Ma sœur a été placée à Albertville à 15 ans. »

Patrick est au bord des larmes. Nous gardons un peu le silence.

  • Martine : « Patrick, tu m'as parlé que tu avais été adopté par une famille sympa et riche. »
  • Patrick : « C'est mon oncle et ma tante. Ils m'ont adopté à la mort de ma mère. Génial ! Les plus belles années de ma vie ! On était très heureux avec ma sœur ; mon père a fait la demande de garde à 12 ans : l'enfer a commencé. Il était ingénieur chez Thomson. De 12 à 16 ans, c'était l'enfer quotidien. Mon oncle et ma tante savaient, mais ils étaient à Lyon. Mon père leur en voulait, mais il était à Paris. Il leur en voulait parce que, quand ma mère a demandé le divorce, ils se sont portés témoins pour la défendre. Mon père, il la frappait. Nous, quand mon père il arrivait, avec ma sœur, on allait faire les poches de son manteau. S'il n’avait pas la bouteille, ça allait. Sinon... on savait. C’est terrible, quand on est jeune, de vivre comme ça. Tous les jours ! C'est terriblement angoissant. Alors, toutes les 2 ou 3 nuits, je finissais au commissariat de la ville. La police me disait : "Alors, ton père est encore bourré ?" et j'attendais ; ils me ramenaient chez moi au milieu de la nuit. »
  • Martine : « Mais personne n'a fait un signalement. Devant cette situation, la police était au courant. Tu y allais plusieurs nuits par semaine. C'était connu ? »
  • Patrick : « Non, personne ! »
  • Martine : « Tu as quand même réussi tes études ! »
  • Patrick : « Oui, j'ai eu mon Bac Biochimie à 16 ans. A 17 ans, je suis parti à l'Armée. J’ai devancé l'appel. A 18 ans, j'ai travaillé comme conducteur d'appareils à Rhône-Poulenc. Je gagnais 1,5 millions. Moi, c'est là que j'ai commencé à l'héroïne. »
  • Martine : « Mais avec tout ce que tu as connu, tu n'as pas fait de thérapie ? »
  • Patrick : « Non, jamais. C'est quand je suis allé à l'hôpital psychiatrique que j'ai commencé. Lorsque je suis allé à Agen, je volais pour vivre et j'ai fais un mois de tôle, en 93. J'ai fait trois fois de la tôle dans ma vie, dont 7 mois à St Jo à Lyon, en 2001. C'était terrible. »
  • Martine : «  Est-ce que tu en as gardé des angoisses ? »
  • Patrick : « Pas trop, parce que je me suis bien débrouillé. On était dans une cellule où on s'entendait super bien. »
  • Martine : « Mais pourquoi ne reprends tu pas contact avec ton oncle et ta tante ? »
  • Patrick : « Parce que j'ai trop honte ! »
  • Martine : « A cause de la prison ? »
  • Patrick : « Oui, j'ai raté ma vie. Eux, ils ont tous réussi. Ils ont des villas avec piscine. Ils sont directeurs de banques, responsables de grosses entreprises et moi, regarde ! »
  • Christophe : « Regarde, en tôle, tout ce que j'ai fait : Là. » Il nous montre les tatouages sur ses avant-bras. « C'est le nom de mes deux filles ; là c'est ma femme. »
  • Martine : «  Et là, tu as une belle rose ! »
  • Christophe : « C'est parce que j'aime bien les femmes ! Je leur dis avec des fleurs ! Et puis, c'est aussi pour maman qui est partie. »

Christophe se met à pleure.

Tout de suite, Patrick hausse la voix « Christophe : Allez, on joue ! »

Nous poursuivons les jeux de cartes au Service Accompagnement Renforcé. A la fin de l'après-midi, Patrick s'adresse à moi pour me dire :

  • « Tu sais, on va prendre un studio à 2 avec Christophe. »
  • Martine : « Vous pensez pouvoir l'assumer tous les deux ? »
  • Patrick : « Oui, ça nous fera deux RMI et comme on s'entend bien .... »
  • Martine : « C'est bien, mais il faut que vous puissiez bien mûrir votre projet pour que ça marche. »
  • Patrick : « Oui, on s'y prépare. »

Nous parlons de résilience, de cette capacité à dépasser les événements traumatiques pour bâtir sa vie. Patrick plonge dans le livre de Cyrulnik : "Le murmure des fantômes" et me dit : Tiens, écoute :

  • "Quand le réel n'est plus supportable, c'est le fantasme qui fait vivre".

Deuxième entretien le 19 août 2003, au cours d'un repas au foyer. Patrick reparle de sa mère à Martine. Le matin, nous avons eu des échanges à propos du meurtre de Marie Trintignan par le chanteur de Noir désir. Martine y a défendu le principe d'égalité de droit entre les hommes et les femmes. Momo lui a alors demandé pourquoi les hommes frappent. Martine lui a répondu que des hommes violents lui avaient expliqué qu'ils frappaient quand ils ne parvenaient plus à parler. Momo l’a interrogée sur les raisons qui poussent les femmes à se laisser battre. Martine a parlé de l'effet de sidération et de la représentation intériorisée de la femme victime. Patrick écoutait, sans réagir, couché dans le fauteuil.

  • Martine : « Est-ce que ta mère est décédée suite aux coups portés par ton père ? »
  • Patrick : « Non. Elle a eu un accident de voiture. Mais j'ai lu les papiers que mon père laissait entassés. J'ai vu la demande officielle de divorce. Ma mère état restée à la maison... Ça sert de savoir lire ! C'est comme ça que j'ai su que mon frère s'était suicidé, mais personne d'autre que moi ne le sais dans la famille. J'ai vu les rapports du médecin. Il s'est injecté une forte dose d'héroïne pour y passer. »
  • Martine : « Pourquoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? »
  • Patrick : « II voulait en finir. Il n'arrivait pas à décrocher. Il avait essayé de nombreuses fois sans y arriver. »
  • Martine : « Tu sembles te sentir culpabilisé par cette mort ? »
  • Patrick me regarde. Il s'est arrêté de manger. Quelques secondes de silence s'écoulent, secondes pendant lesquelles Patrick semble descendre très profondément à l'intérieur de lui-même. Il répond à Martine, d'un ton apparemment très dégagé : « Non, pourquoi ? »
  • Martine : « Quand on perd un être cher, par un suicide en plus, c'est très douloureux. On se demande si on aurait pu faire quelque chose. On se sent responsable. »
  • Patrick baisse les yeux et laisse émerger discrètement son immense tristesse refoulée. Il parle à voix basse : «  C'est vrai. Pourtant je ne suis pas responsable, j'y pouvais rien. »
  • Martine : « C'est vrai. Tu n'es pas responsable. Tu sais, quand une victime est torturée par son bourreau, elle se sent coupable. C'est une réaction plus forte que nous. Et la culpabilité, ça bouffe toute la vie, ça fout tout en l'air. »
  • Patrick : « Oui, c'est vrai. »

Nous en sommes à la moitié du repas. Patrick est assis à table en face de Martine. Elle tourne son regard vers Christophe qui mange à côté d’elle. Bien qu’il soit très alcoolisé, Il mange avec bon appétit. Peu à peu, il retrouve un certain équilibre et n'a plus besoin de s’appuyer sur la table pour éviter de s'écrouler. Patrick et Martine échangent des regard de connivence l'un avec l'autre. Au sein du groupe des pairs, il y a cette habitude de veiller sur celui qui est le plus alcoolisé et qui risque soit de tomber, soit de se quereller avec celui qui le contrarie et de semer la panique.

  • Martine demande à Patrick : « Christophe, c'est comme ton frère ? »
  • Patrick lui répond : « Oui. »

Tout est dit. L'essentiel s'est exprimé. Une grande paix se répand tout autour. Patrick roule unecigarette pour Christophe pendant que celui-ci est parti chercher la moutarde. Pendant que nouséchangeons, Roger pique tranquillement la cigarette et se met à la fumer. Il a fini le repas. QuandPatrick s'en aperçoit, il se fâche un peu.

  • Martine regarde Patrick en riant : « Pourtant, tu connais bien Roger. Tu es responsable, tu as posé la cigarette à côté de lui ! »
  • Patrick : « Oui, mais quand même, il pourrait demander !!!»
  • Patrick sourit et recommence à rouler une autre cigarette à son ami Christophe qui revient.