IV – Les explications du chômage

1 – Explications classiques et néoclassiques

Pour les économistes classiques de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, la régulation du marché du travail se faisait par l’élimination physique des travailleurs les plus pauvres.

On distribue en effet à ceux qui font les travaux « simples et grossiers » un salaire de «subsistance» dira par exemple J.B. SAY au début des années 1800. Puis, quand le besoin de ces travaux diminue, les salaires « tombent au dessous du taux assurant la perpétuation de la classe des manœuvres » 78 .

T. MALTHUS est encore plus cynique. « Au grand banquet de la nature, pas de couvert pour les pauvres » dit-il en 1798. Même son de cloche chez D. RICARDO en 1817. Lorsque le salaire tombe au dessous de ce qu’il appelle le « prix naturel du travail » par excès d’offre de ce travail, alors seule la réduction du nombre de travailleurs consécutive à leur misère permettra au salaire de remonter à son taux naturel 79 .

Dans le modèle classique, le chômage ne peut correspondre qu’à un déséquilibre provisoire. En cas de déséquilibre, les ajustements sur les différents marchés provoqueront un retour à l’équilibre. Le salaire d’équilibre est celui qui correspond à la productivité marginale du travail. Supposons donc que le salaire soit provisoirement au-dessus de son niveau d’équilibre. Les entrepreneurs vont réduire leur embauche et réviser à la baisse leurs anticipations de production. Un chômage va donc se manifester. Les chômeurs qui désirent travailler à tout prix vont accepter un salaire réel plus bas que le niveau précédent. Le chômage se résorbe par la baisse des salaires. L’économie de marché se dirige de nouveau vers le plein-emploi, la pleine utilisation des capacités de production et l’équilibre général des marchés. Dans le modèle classique, le chômage ne peut provenir que d’un salaire réel trop élevé 80 .

Figure 7 : Chômage classique
Figure 7 : Chômage classique

Source : Rueff J., « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent », Revue d’EconomiePpolitique, mars-avril 1931, p. 211-250.

Selon le modèle classique, l’État ne peut remédier à une situation de chômage. Toute politique de l’emploi est vouée à l’échec. Toute hausse des dépenses publiques en faveur de l’emploi est prélevée (via l’impôt) sur les revenus disponibles. La demande des entreprises et des ménages diminue dans la proportion même où les dépenses de l’État augmentent. La consommation publique remplace la consommation privée sans augmenter l’offre d’emploi. Seule la baisse du salaire réel (moindre consommation) peut résorber le chômage et rétablir l’ensemble des équilibres 81 .

Les néoclassiques tels que L. Walras, A. Marchall ou K. Menger conserveront l’idée classique d’une impossibilité du sous-emploi grâce à une régulation par le salaire. Le salaire agit comme n’importe quel prix sur n’importe quel marché. Si l’offre de travail excède la demande, le salaire baissera à condition que l’on soit en situation de concurrence et, du coup, l’embauche des travailleurs deviendra possible. Dans ces conditions optimales, le chômage est impossible. S’il apparaît, il ne peut être dû qu’aux délais d’adaptation entre l’offre et la demande de travail (chômage « frictionnel ») ou encore aux rigidités du marché du travail : opposition ouvrière et syndicale à la baisse du salaire ; salaire minimum institutionnalisé par les pouvoirs publics ; allocations de chômage …Dans tous ces cas, le chômage est donc « volontaire » 82 .

Le débat sur les causes du chômage s’est cristallisé sur deux points : le premier, plus ancien, porte sur le rôle des allocations chômage et des syndicats ; le seconde, plus récent, porte sur le salaire minimum 83 .

  • Dès 1925 84 , J. Rueff développe une analyse statistique et théorique détaillée sur les liens entre flexibilité du salaire réel et ajustement du marché du travail. Selon lui, en effet, il existe une variation concomitante de l’indice des salaires réels et du taux de chômage.

L’absence d’ajustement des salaires réels est ainsi cause du chômage. Mais les prix et les salaires nominaux ne s’ajustent pas à la même vitesse : les prix s’ajustent plus vite que les salaires. Ainsi, une hausse des prix fait baisser (au moins temporairement) le chômage. Rueff esquisse ensuite une explication de la rigidité du salaire réel, explication développée en détail dans son article de 1931 85 .

A titre exemple, dans un autre article, J. Rueff (1931) rend explicitement responsables les allocation chômage de la persistance du chômage en Grande-Bretagne : elles empêchent l’ajustement des salaires, ce qui permettrait, selon lui, de maintenir le plein-emploi. L’argumentation est indirecte. Les allocations chômage ne sont pas condamnées en tant que telles, mais comme instrument permettant le respect de la discipline syndicale ouvrière (rendant impossible une baisse du salaire réel).

Les allocations chômage sont de ce fait rendues responsables de la rigidité des salaires réels et du chômage permanent. De plus, elles exercent un effet désincitatif manifeste dans la mesure où elles constituent un seuil à la fixation du salaire (pour parler de manière contemporaine, les allocations chômage fixent le seuil du salaire de réserve).

A l’inverse, un peu plus tard, J. Robinson (1947) 86 affirme que les allocations chômage sont un élément indispensable de la recherche d’emploi, car elles la rendent possible. En l’absence d’allocations, les chômeurs s’emploieront dans le secteur informel et contribueront ainsi à l’activité économique.

  • La thèse néoclassique la plus connue est une prise de position critique vis-à-vis de l’institution d’un salaire minimum : celui-ci fait monter l’offre de travail et diminuer la demande, générant ainsi du chômage.

Un cas particulier a cependant été étudié par Robinson (1934) et Stigler (1946) 87  : celui du monopsone. Ce cas peut s’appliquer à des situations dans lesquelles un employeur est en position dominante sur un bassin d’emploi. L’employeur fixe alors la quantité de travail demandée sur sa courbe de coût marginal, et le prix du travail est obtenu à l’intersection de la demande de travail. L’instauration d’une rémunération minimale permet alors conjointement la hausse du salaire et de l’emploi. Elle peut même restaurer l’équilibre walrasien.

Notes
78.

Cité par Perrot Anne (1992), Les nouvelles théories du marché du travail, La découverte.

79.

Rueff J., « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent », Revue d’Economie Politique, mars-avril 1931, p. 211-250.

80.

Rueff J., « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent », Revue d’Economie Politique, mars-avril 1931, p. 211-250.

81.

Ce point de vue sera critiqué par la Théorie Keynésienne du Chômage.

82.

Perrot Anne (1992), Les nouvelles théories du marché du travail, La découverte.

83.

Idem, page 55.

84.

Rueff J., « Les variations du chômage en Angleterre », Revue Politique et Parlementaire, 1925, tome CXXV, p. 425-435, cité par Perrot Anne (1992).

85.

Rueff J., « L’assurance-chômage, cause du chômage permanent », Revue d’Economie Politique, mars-avril 1931, p. 211-250 cité par Perrot Anne (1992).

86.

Robinson J., Essays in the theory of employment, Hyperion Press, first published in 1947, dans Perrot Anne (1992).

87.

Stigler J., « The economics of Minimum Wage legislation », American Economic Review, n° 36, June 1946, p. 358-365, dans Perrot Anne (1992).

Robinson J., The Economics of imperfect Competition, 1934, dans Perrot Anne (1992).