IV – Le marché du travail cambodgien est-il segmenté ?

La plupart des investigations précédemment réalisées sur le marché du travail cambodgien n’ont pas été menées dans le cadre du schéma de segmentation du marché du travail. Toutefois, selon notre analyse, ce marché est évidemment segmenté au sens des secteurs institutionnels, formels et informels ou urbain et rural. Le recensement a abouti à une analyse en classification hiérarchique, réalisée à l’aide d’une vingtaine de variables dichotomiques décrivant les caractéristiques diverses de l’offre et de la demande de travail. Du côté de l’offre de travail, nous distinguons 5 groupes homogènes de travailleurs : les travailleurs employeurs, les travailleurs pour leur propre compte, les employés rémunérés, les travailleurs familiaux non rémunérés et les autres travailleurs marginaux. Ces travailleurs sont bien répartis dans deux secteurs principaux formel et informel, dont les caractéristiques et les opportunités d’accès à un emploi sont relativement différentes. Du côté de la demande de travail, nous distinguons deux sources de demande : demande de travail dans le secteur informel (commerce et production de biens et services ayant un statut informel) et demande de travail dans le secteur formel (administrations publiques et secteur privé formel : production de biens et de services ayant un statut formel).

Le marché du travail au Cambodge est donc caractérisé par sa segmentation en secteurs formel-informel et encore urbain-rural. Il est souvent avancé que les segmentations du marché du travail au Cambodge coexistent ; s’agissant de l’offre et de la demande du facteur travail, un secteur moderne ou urbain et un secteur traditionnel ou rural. Au niveau du secteur urbain, interviennent comme demandeurs de force de travail, les entreprises et l’Etat. Les conditions de travail dans ces deux types d’entités sont assujetties par la réglementation du travail, ce qui confère un caractère formel aux opérations qu’elles effectuent sur le marché du travail. Mais à côté de ces entités, opèrent dans l’informel d’autres agents, petites entreprises, artisans, commerçants et ménages dont les conditions d’utilisation de la main-d’oeuvre obéissent à des pratiques souvent non codifiées. Plusieurs personnes travaillent aussi à leur propre compte. Sur cette base on peut distinguer d’une manière générale dans les zones urbaines deux niveaux de marché du travail : un premier niveau formel offrant des rémunérations et une protection relevant de la réglementation du travail et un second niveau informel avec des rémunérations plus faibles et sans protection sociale, à type d’emploi équivalent dans le formel. Mais la ligne de démarcation entre les deux niveaux n’est pas toujours facile à déterminer puisque des entreprises et des unités souvent de petite taille, opérant dans le formel, peuvent recourir à la main d’oeuvre dans des conditions non déterminées par le code du travail auquel elles sont censées se référer. Les transporteurs urbains, les commerces, restaurateurs etc. peuvent se retrouver dans cette situation. Bien qu’identifiés par les services de l’administration fiscale, du commerce et de la municipalité, ils peuvent ne pas déclarer leurs personnels à l’utilisation de la main d’œuvre, ni les payer selon les textes de leur profession.

Au niveau des zones rurales, il nous paraît difficile de considérer le marché du travail comme quelque chose de totalement homogène bien que l’auto-emploi y prédomine encore. Tant que le membre de la famille ne s’engage pas à être propriétaire de sa ferme ou de ses plantations, elles peuvent être utilisées occasionnellement ou saisonnièrement moyennant parfois rétribution. Mais la salarisation gagne aussi les zones rurales selon surtout leurs dotations en ressources naturelles. L’exploitation forestière et l’activité minière conduisent à l’emploi d’une main-d’oeuvre salariée.

Le présent recensement de la population pilote auprès des ménages, réalisé au Cambodge en 1998, contribue donc à mieux appréhender le fonctionnement du marché du travail du pays. En effet, selon notre analyse, le résultat majeur de ce recensement semble être la confirmation de l’inadaptation des schémas de la théorie de segmentation du marché du travail en ce qui concerne l’analyse de la structure du marché du travail cambodgien.

L’idée d’une segmentation du marché du travail cambodgien qui transcende la dichotomie secteur informel-formel présente une constatation importante dans le sens où elle montre l’inadaptation de la théorie de la segmentation du marché du travail, surtout les travaux de Doerigner et Piore 251 . Les deux auteurs mettent en avant une spécificité du marché du travail. Des modes de détermination très différents des salaires et de l’emploi distinguent des « segments » de marché, entre lesquels la mobilité des travailleurs est très réduite. Dans la forme minimale de segmentation, le dualisme, coexistent ainsi un segment primaire, au sein duquel les salaires sont élevés et la sécurité d’emploi très grande, et un segment secondaire, présentant les caractéristiques inverses. Ces secteurs sont relativement étanches, certains travailleurs se trouvant confinés au secteur secondaire, sans parvenir à obtenir un emploi dans le secteur primaire : ces emplois attractifs sont en effet rationnés. Alors que l’idée de segmentation du marché du travail au Cambodge est loin d’être distinguée en segment primaire ou secondaire, puisque le niveau de salaire et la sécurité d’emploi varient en fonction du type d’emploi, du domaine d’activité (formel ou informel) et du niveau de qualification des travailleurs, ainsi que des caractéristiques différentes des travailleurs 252 .

Nous essayons dans le point suivant de déterminer l’équilibre du marché du travail cambodgien, tout en nous appuyant sur les modèles théoriques.

Notes
251.

Doeringer P., Piore M., (1971), Internal labour markets and manpower analysis, Lexington.

252.

Dans les analyses de Doeriger et Piore 1971, l’explication d’un tel phénomène ne provient pas de caractéristiques différentes des travailleurs, comme, par exemple, de niveaux différenciés de qualifications, d’aptitudes ou, plus généralement, d’investissement en capital humain, mais au contraire, des emplois eux-mêmes : des modes de gestion distincts de la main-d’œuvre s’appliquent dans chaque secteur et expliquent, pour les auteurs, une telle partition. En particulier, certaines firmes constituent des marchés internes du travail : elles pourvoient leurs emplois vacants en ayant principalement recours à leurs propres employés. La promotion interne explique alors la stabilité de l’emploi, ainsi que des niveaux de salaires qui diffèrent considérablement de ceux qui s’imposeraient sur le marché externe.