1 – L’équilibre du marché du travail cambodgien est-il classique ?

Dans la théorie classique, le marché du travail est comme tous les autres marchés (biens, services, facteurs de production ou encore monnaie). L’offre d’emploi des entreprises fait face à la demande d’emploi des candidats à l’embauche. Le prix du travail en résulte et il s’agit donc du taux de salaire d’équilibre. Autrement dit, dans la théorie classique du marché du travail, pour déterminer l’équilibre du marché du travail, il faut disposer tous les éléments nécessaires à la compréhension du fonctionnement du marché du travail : une courbe d’offre qui décrit le comportement des ménages, d’une part, et une courbe de demande qui traduit le comportement des entreprises, d’autre part.

La détermination d’un équilibre du marché du travail au Cambodge selon la théorie classique soulève les particularités suivantes :

Offre de travail : théoriquement, les ménages effectuent un arbitrage entre temps libre et consommation (plus généralement, revenus du travail). Au Cambodge, puisque le niveau de salaire reste encore faible, les ménages veulent travailler le plus possible. L’absence de la sécurité sociale, d’assurance maladie ainsi que des divers services publics de santé, les oblige donc à travailler dur pour la survie, d’une part, et pour la précaution future d’autre part. La présence de la pauvreté nous permet également de juger que l’offre sur le marché du travail cambodgien présente un caractère élastique puisque une hausse de salaire pourrait induire un accroissement de l’offre de travail. Ceci répond à la théorie classique en ce qui concerne l’effet de substitution temps libre-consommation.

Par ailleurs, sur le marché du travail cambodgien, il est possible que l’offre individuelle de travail pour certains travailleurs jeunes soit élastique à court terme, et renversée à long terme, lorsque les gains de revenus sont consacrés à un accroissement des loisirs. La même tendance s’observe pour les travailleurs plus âgés, mais la raison n’est plus un choix entre revenus et loisir, mais plutôt une conséquence de leur vieillissement. La situation générale, sur le marché du travail formel ou informel, nous permet de dire qu’il existe un effet de substitution et non pas un effet de revenu (une hausse de salaire entraîne une réduction de l’offre de travail). Notre constatation semble exagérée, mais évidemment, les hypothèses classiques concernant le choix entre travail et loisir s’adaptent à la vie humaine. Tous les individus veulent travailler et désirent également plus de loisirs, sauf que chacun se comporte différemment en fonction de son niveau de vie.

En effet, il nous semble que les hypothèses classiques du choix entre travail et loisirs, ou consommation et loisirs, se vérifient partiellement sur le marché du travail cambodgien. En général, l’offre agrégée du travail cambodgien ne dépend pas forcément du niveau de salaire ; tous les cambodgiens qui sont actuellement en situation de sous emploi et en recherche d’un travail acceptent un emploi sans prendre en considération le niveau de salaire offert par tel ou tel emploi. Une hausse du niveau de salaire au Cambodge est rigide, voire impossible puisque la plupart des travailleurs acceptent un emploi avec un salaire médiocre pour des raisons de survie et parce que la demande de travail est insuffisante. De notre point de vue, à court terme comme à long terme, l’offre agrégée de travail n’est pas sensible au salaire, essentiellement en raison d’un accroissement de la population active d’une part, et de l’insuffisante création d’emplois rémunérés d’autre part. Ceci dit, la situation est inversée par rapport à l’idée que l’on peut trouver dans la théorie classique 253 .

Du côté de la demande de travail, la réalité cambodgienne répond à la théorie classique du marché du travail puisque la productivité (marginale) du travail est fonction des technologies disponibles et du stock de capital. Elle détermine la demande de travail des entreprises. Celles-ci engagent des travailleurs jusqu’au point où la productivité marginale du travail est égale au salaire réel. C’est pourquoi l’insuffisance de la demande de travail au Cambodge s’explique pour une petite partie par une faible productivité du travail.

Emploi d’équilibre et niveau des salaires réels sont donnés par l’intersection entre les courbes de demande et d’offre de travail, ce qui détermine l’équilibre du marché du travail au sens classique. Mais, étant donné les caractères d’offre et de demande de travail au Cambodge, est-ce que le marché du travail s’équilibre ? Selon notre point de vue, il n’existe pas un tel équilibre sur le marché du travail. Plusieurs raisons confirment notre affirmation : d’abord le marché du travail cambodgien est segmenté en secteur formel et informel ; sur les deux segments l’offre de travail est toujours supérieure à la demande de travail. Même pour un travailleur à son propre compte, dont lui-même représente la demande de travail et dont l’offre de travail est son opportunité pour lancer une affaire, la situation d’équilibre n’existe pas car le nombre de travailleurs est en excédent par rapport aux opportunités de création d’activité. Il est par ailleurs important de noter que sur ces types de marché du travail nous n’avons pas un même niveau de salaire pour un même emploi. Ceci dit, le niveau de salaire d’équilibre résultant de la rencontre entre l’offre et la demande de travail n’existe pas. Sur le segment informel, les salariés des restaurants, à titre d’exemple, ne reçoivent pas un même niveau de salaire. Ce dernier varie généralement selon le bon vouloir de l’employeur. Deux raisons expliquent ce phénomène. D’une part l’employeur est en position dominante par rapport aux travailleurs ; il peut déterminer un niveau de salaire en fonction de sa volonté puisque c’est facile pour lui de trouver des travailleurs. D’autre part, dans ces secteurs, l’utilisation de la main d’œuvre échappe à la réglementation, ce qui ne permet pas la présence d’un salaire unique ou minimum pour ce type emploi informel. Quant au segment formel, le problème de déséquilibre du marché du travail ne provient pas du niveau des salaires mais de l’insuffisance de l’emploi.

En somme, il nous paraît difficile, voire impossible, de déterminer un équilibre du marché du travail au Cambodge. Nous ne pouvons que confirmer l’existence de diverses formes de l’offre de travail, et la demande de travail présente un caractère flou qui reste à déterminer. En présence d’un excédent dans l’offre de travail, nous nous permettons de conclure que les marchés du travail ne se trouvent pas au niveau d’équilibre, et qu’il existe d’autant plus de chômeurs que les chiffres apparus dans notre calcul de la section précédente le laissent apparaître. Il nous reste en effet à savoir si le chômage au Cambodge prend un sens classique ?

Selon le courant classique (ou néo-classique), le chômage provient des rigidités du fonctionnement du marché du travail. Si l’offre de travail est supérieure à la demande de travail, la baisse du salaire conduit certains offreurs à sortir du marché du travail et d’autres demandeurs à entrer sur le marché. A l’inverse, lorsque la demande est supérieure à l’offre, le salaire augmente ce qui provoque l’afflux d’offreurs de travail et la sortie de demandeurs de travail. Au Cambodge, il est vrai qu’il existe un dysfonctionnement du marché du travail. L’offre de travail est supérieure à la demande de travail, mais ce phénomène ne s’accompagne pas d’une baisse de salaire, car le niveau actuel se trouve déjà au point le plus bas, et cela ne conduit ni la sortie de demandeurs, ni l’entrée de nouveaux demandeurs de travail. Un déséquilibre du marché du travail persiste en effet pour le Cambodge ; et ce n’est pas en raison de l’existence de rigidités qui empêcheraient le salaire de se fixer à son niveau d’équilibre et ainsi permettre la réduction de l’écart entre offre et demande de travail, mais à cause de l’insuffisance de la création d’emplois. Une seule source majeure de dysfonctionnement du marché du travail cambodgien provient donc d’une incapacité de l’économie et de la faible intervention de l’Etat dans le processus de création d’emploi. Le chômage au Cambodge est donc avant tout involontaire, ce qui ne confirme en rien l’idée de dysfonctionnements du marché du travail dans la théorie classique du marché du travail 254 .

En définitive, l’offre et la demande de travail au Cambodge prennent partiellement un caractère classique, mais le chômage résultant de dysfonctionnements du marché du travail n’est pas volontaire au sens classique. Le marché du travail cambodgien ne peut donc être considéré comme classique que dans certaines conditions.

Si le chômage au Cambodge est involontaire, est-ce que l’on peut confirmer que le problème du chômage au Cambodge est plutôt keynésien ?

Notes
253.

Dans la théorie classique, à court terme l’offre agrégée de travail est plus sensible avec le salaire, en raison de l’accroissement de la population active et en réponse à des salaires plus attrayants.

254.

Dans la théorie classique, les dysfonctionnements ou rigidités sont de plusieurs types : existence d’un salaire minimum, indemnisation du chômage, syndicats, législation sur la protection de l’emploi, politique fiscale et prélèvements sociaux. Il en résulte que le chômage est d’abord et avant tout volontaire.