2 – Le chômage au Cambodge est-il keynésien ?

Comme nous l’avons rappelé dans le chapitre II, et comme tous les économistes le savent, le regard keynésien sur l’économie du travail est un peu paradoxal : la problématique keynésienne met au centre de ses préoccupations le plein emploi (donc la lutte contre le chômage) mais ne propose pas d’analyse spécifique du marché du travail : l’emploi est dérivé de la production (du PIB ou produit intérieur brut) via une fonction de production dont les termes ne sont pas nécessairement explicités. Nous ne parlerons donc pas ici du marché du travail au sens keynésien, mais nous analyserons le caractère de chômage au sens keynésien.

Selon Keynes, et à sa suite les keynésiens, le chômage n’est pas dû à un mauvais fonctionnement du marché du travail. Ils réfutent l’idée de l’existence d’un marché du travail au sens néo-classique. Les salariés ne peuvent offrir un travail en fonction d’un salaire réel puisqu’ils ne maîtrisent pas les prix des biens et des services. Ils négocient seulement un salaire nominal. Ce sont les entrepreneurs qui fixent les prix des biens et des services. Le niveau d’emploi dépend des décisions des entrepreneurs qui cherchent à maximiser leur taux de profit en fonction d’un univers incertain où ils anticipent l’offre et la demande globale. En conséquence, le niveau d’emploi peut ne pas correspondre au niveau du plein emploi. Si la demande effective (au sens anticipée) est faible, les entrepreneurs fixeront un niveau de production faible et toute la population active ne trouvera pas forcément un emploi. Ainsi, si le chômage existe, il est alors de nature involontaire.

Il nous semble que l’idée de Keynes est loin d’être vérifiable dans la situation de chômage au Cambodge, puisque, de notre point de vue, la demande effective n’est pas à l’origine du dysfonctionnement du marché du travail.

Revenons au tableau 5 du chapitre I, les seules informations disponibles pour les dernières années. Nous observons que les exportations n’ont augmenté que 6 pour cent entre 2000 et 2001, alors que les importations augmentaient considérablement, de l’ordre de 18 pour cent sur la même période. Le solde du commerce extérieur était de -212 millions de dollars des Etats-Unis. Notre idée est de montrer ici que, au Cambodge, la production nationale reste encore faible et ne peut pas couvrir les besoins du pays. Pour répondre à la demande de consommation intérieure, le pays a plutôt recours aux importations au lieu d’augmenter sa production. L’insuffisance de l’industrie de production de biens et services est une source de faiblesse de la création d’emploi. Si le chômage persiste au Cambodge, c’est à cause de l’insuffisante capacité de production du pays et non pas faute de demande effective. Le dysfonctionnement du marché du travail cambodgien peut être dans ce contexte provoqué par la capacité productive du pays et la faiblesse du secteur privé qui, à son tour, provient de l’instabilité politique et macroéconomique, du dysfonctionnement administratif (la corruption), et d’un système peu attractif pour les investissements directs étrangers.

Le chômage involontaire au Cambodge prend en effet le sens du chômage involontaire keynésien, sauf que les causes de son existence ne prennent pas les mêmes sources. Le chômage cambodgien peut être qualifié d’involontaire au sens où les demandeurs d’emploi sont prêts à accepter un emploi pour un salaire équivalent au salaire courant, voire inférieur, mais n’en trouvent pas. Cette définition du chômage correspond parfaitement à l’idée de chômage dans les modèles de chômage d’équilibre et les imperfections de marché 255 . Mais dans ces modèles, l’existence du chômage trouve son origine dans les imperfections du marché du travail (asymétrie d’information entre le travailleur et l’entreprise, contraintes de licenciement, négociation collective, divers chocs ayant affecté chaque économie : hausse des taux d’intérêt réels, du progrès technique, ralentissement de la croissance de la productivité du travail (en Europe), augmentation des allocations chômage, des taxes sur les salaires, du salaire minimum, chocs pétroliers (Phelps, 1994 ; Phelps et Zoega, 1998)). Ces causes ne s’appliquent pas au Cambodge.

En somme, les deux types de chômage, keynésien et classique, sont extrêmement difficiles à vérifier pour le cas du Cambodge. Ainsi, l’évolution des capacités de production cambodgiennes qui semble avoir limité la demande de travail, est à l’heure actuelle déterminée par le taux d’investissement, qui lui-même dépend des perspectives de demande.

L’évolution économique et démographique à venir aura-t-elle des conséquences importantes sur le fonctionnement des marchés du travail ? Nous nous intéressons dans la section suivante à l’évolution récente du marché du travail cambodgien, plus précisément au cours des six dernières années. Le nombre de chômeurs a-t-il augmenté? L’emploi a-t-il progressé ? Cette section brosse un portrait historique du marché du travail tout en mettant en lumière les modifications structurelles du marché de l’emploi qui sont intervenues depuis l’année 1998 et les évolutions dans la conception du chômage.

Notes
255.

Sous l’hypothèse de parfaite flexibilité des prix et des salaires, le chômage ne peut résulter que des imperfections du marché du travail (asymétrie d’information entre le travailleur et l’entreprise, contraintes de licenciement, négociation collective). Ces imperfections génèrent une rente, captée par les salariés, de sorte que le salaire se fixe au-dessus du salaire d’équilibre concurrentiel. On parle alors de « chômage d’équilibre ». Le chômage peut également résulter d’une rigidité réelle des salaires dont l’origine ne serait pas limitée aux imperfections du marché du travail. Ces types de fonctionnement du marché du travail auxquels est associée la notion de chômage structurel/d’équilibre peuvent être représentés simplement au niveau macro-économique. Le salaire réel accepté par les travailleurs s’accompagne d’un certain chômage, puisqu’il est supérieur au niveau équilibrant l’offre et la demande notionnelles de travail (Layard et al., 1991).