Conclusion de la partie I

Au Cambodge, alors que le pays fonde son économie sur le travail et que la réduction de la pauvreté reste le principal objectif des politiques économiques, peu de données fiables relatives à l’emploi, au chômage et aux conditions d’exercice de l’activité, sont disponibles. Les informations existantes résultent par ailleurs de concepts et de méthodes d’analyse différentes, propres à chaque institut de statistique, ce qui empêche une comparaison à l’échelle de l’ensemble du pays.

Aucune série d’enquêtes, sur l’emploi ou sur les entreprises, n’ont permis d’étudier de manière précise les caractéristiques du marché du travail cambodgien. Nous ne pouvons les analyser que de manière approximative. En effet, près de 60% de la population âgée de 10 ans et plus est active, ce qui signifie que 6 personnes sur 10 exercent un emploi ou sont au chômage, ou à la recherche d’une activité. Les emplois occupés relèvent à 52% du secteur informel qui représente ainsi le premier créateur d’emploi dans les zones urbaines et rurales, devant le secteur privé formel (28%) et le secteur public (20%).

Au sein de la population active, 13 % sont des enfants âgés de 10 à 14 ans et en majorité des filles. Cette entrée précoce sur le marché du travail est un phénomène préoccupant, à rapprocher du fait qu’une grande partie de la population active n’a pas fréquenté l’école primaire. Le chômage touche davantage les jeunes et décroît avec le niveau scolaire. Même si la scolarisation reste un facteur positif, les diplômes universitaires n’apparaissent pas comme une garantie absolue contre le chômage. En outre, les chômeurs et surtout les plus jeunes, qui se montrent assez souples quant à la nature de l’emploi qu’ils recherchent, aspirent en revanche à des rémunérations nettement supérieures à celles perçues par les individus déjà en activité et ayant le même niveau de qualification. Il existe donc un profond décalage, source de sévères désillusions, entre les projets professionnels et les opportunités réelles d’emplois.

Mais plus que le chômage, dont le taux avoisine les 5,34 %, c’est surtout le sous-emploi qui constitue le principal frein à l’amélioration de la situation sur le marché du travail, affectant 67 % des actifs. Ainsi, près de 2,7 millions sur plus de 4 millions de travailleurs sont en situation de sous-emploi : au chômage, en activité mais gagnant moins que le salaire horaire minimum (sous-emploi invisible) ou travaillant moins de 35 heures contre leur gré (sous-emploi visible).

Quant aux personnes considérées comme inactives, quatre sur dix se sont en fait retirées du marché du travail, estimant ne pas pouvoir obtenir de travail compte tenu de la faiblesse de l’offre. Ces inactifs, qui relèvent d’une forme de chômage latent, représentent en fait des demandeurs d’emploi potentiels, susceptibles de réintégrer le marché du travail si celui-ci s’améliore. Ils doivent donc être considérés comme tels dans les réflexions sur la mise en place de mesures économiques en faveur de la création d’emplois.

Alors que le secteur public, où les salaires sont les moins élevés, embauche peu, le secteur informel fournit aujourd’hui la grande majorité des emplois. Cependant, ceux-ci restent précaires et mal payés, donc peu attractifs. La requalification de ces emplois et l’augmentation de la productivité du secteur, en générant des emplois mieux rémunérés, apparaissent comme une voie favorable à l’amélioration du marché du travail cambodgien, adaptée à leur contexte socio-économique.

La mise en place d’un réseau d’analyse statistique national devrait fournir à terme des séries de données utiles à la réflexion sur les orientations des politiques économiques en matière de création d’emplois et de développement du Cambodge.

Notre analyse détaillée du marché du travail au Cambodge révèle par ailleurs que le taux de chômage du pays, souvent cité comme étant le moins élevé du monde, est sans doute beaucoup plus fort que ne le donnaient à penser les estimations antérieures. Si le recensement général de la population de 1998 prenait en compte le critère du chômage au sens du BIT, le taux réel de chômage au Cambodge pourrait être 6 fois supérieur aux chiffres établis dans notre analyse. Ce faible taux de chômage qui ressort des données du recensement général de 1998, peut dans certains cas amener à une situation d’ignorance de la gravité du chômage au Cambodge, alors que celui-ci constitue l’un des symptômes de la crise du marché du travail cambodgien.

La sous-estimation du taux de chômage pourrait avoir des conséquences sur les mesures d’interventions essentiellement axées sur la réduction du chômage, et risquer d’aggraver les problèmes de pauvreté et d’inégalité de revenus.

L’incertitude concernant les dimensions réelles du chômage est attribuée au fait que les données statistiques sont imparfaites et parfois obsolètes. Celles-ci sont tirées de recensements et d’enquêtes sur les ménages réalisés avant 2000, qui, en partie du fait du régime politique de l’époque, ont sans doute laissé de côté différentes formes d’activités économiques et sociales.

Nous constatons par ailleurs que la productivité du travail au Cambodge est faible par rapport à celle du reste du monde, mais que cela est dû à l’archaïsme des structures de gestion et d’organisation plutôt qu’à des salaires moins élevés. Le phénomène s’explique aussi par l’importance des coûts non salariaux. Au Cambodge, la semaine de travail est longue, 48 heures, et la plupart des entreprises fonctionnent avec une seule équipe.

Les problèmes de productivité ajoutés à une réputation injustifiée d’un Cambodge ayant l’un des plus faibles taux de chômage au monde risquent de miner la confiance internationale et de masquer les principaux défauts du marché du travail, qui découlent à la fois de l’inégalité générale des salaires et des revenus et de l’imperfection des mécanismes favorisant les relations professionnelles, y compris les négociations tripartites et la négociation collective. Nous pensons qu’il y a de bonnes raisons de penser que le Cambodge connaîtra une forte croissance économique pour autant que la politique macroéconomique ne soit pas démesurément déflationniste et que le pays s’emploie résolument à renforcer la confiance des investisseurs, des travailleurs et des consommateurs.

Sur le marché du travail cambodgien, il apparaît que la probabilité d’être pauvre dépend plus du statut d’emploi que de l’appartenance à tel ou tel système productif. En effet, les catégories de travailleurs les plus vulnérables en termes de pauvreté sont les travailleurs marginaux. L’accès à un type particulier d’emploi constitue un déterminant important de la pauvreté. Les inégalités engendrées par la pauvreté sont d’autant plus élevées dans les ménages où le chef est un travailleur marginal. Par contre, la proportion de travailleurs pour leur propre compte et de salariés du secteur moderne est plus faible dans les groupes pauvres. Notre analyse confirme l’existence d’une relation entre la nature du statut d’emploi et le niveau de vie des ménages. On observe aussi une correspondance entre le statut d’emploi du chef de ménage et de celui des membres secondaires du ménage ; ainsi, lorsque le chef de ménage appartient à un segment vulnérable (travailleurs marginaux et travailleurs familiaux non rémunérés), les membres secondaires ont peu de chance d’être localisés dans un segment non vulnérable (salariat protégé et travail indépendant). Les statistiques du recensement indiquent également que le mode de travail dominant est le travail pour son propre compte ; 60,8% des individus sur le marché du travail sont soit des travailleurs à leur propre compte, soit des travailleurs familiaux non rémunérés. L’étude des caractéristiques de l’emploi principal des membres du ménage le confirme ; le travail indépendant occupe 38% des chefs de ménage, 39,7% des femmes mariées et 20,8% des hommes secondaires.

Le deuxième résultat majeur de notre analyse est la mise en évidence d’un taux de chômage de 5,34% pour le Cambodge. Un tel taux de chômage reflète des déséquilibres importants sur le marché du travail du pays. Le contexte macroéconomique caractérisé par la récession économique, les migrations des ruraux vers les centres urbains dues à la baisse de productivité du secteur agricole liée à une pluviométrie irrégulière et à l’inadaptation du système éducatif cambodgien, contribue largement à l’aggravation du phénomène. En fait, au Cambodge, l’ampleur du chômage est fonction du niveau de vie, de la situation matrimoniale, de l’instruction, et de l’âge des individus. Ainsi, pour l’ensemble des membres du ménage, lorsque l’on considère les ménages pauvres et les ménages non-pauvres, le taux de chômage s’établit à 32,9% pour les premiers et à 22,1% pour les seconds ; cela pourrait signifier que l’une des causes de la pauvreté dans les zones urbaines du Cambodge est l’absence de participation au marché du travail. Par rapport au statut matrimonial, ce sont les femmes célibataires et les hommes secondaires qui sont les plus touchés par le chômage, avec respectivement 48,0% et 42,3%. Néanmoins, le taux de chômage des femmes mariées est assez élevé, à 19%. Les jeunes de la tranche d’âge 15-29 ans sont également très vulnérable face au du chômage. En effet, on observe un taux de chômage de 43,3% pour cette classe d’âge contre seulement 6,7% pour les individus de 40 ans et plus. Enfin, c’est parmi les diplômés de l’enseignement secondaire et du primaire que l’on observe le plus de chômeurs. Une des particularités révélées par l’étude est que les individus ayant un niveau universitaire sont moins vulnérables au chômage que ceux de niveaux inférieurs. En outre, l’analyse montre que le niveau d’instruction affecte la durée du chômage.

En ce qui concerne l’offre de travail, notre analyse révèle un taux d’offre de travail effectif très important de 58,4% pour l’ensemble des individus de 15-19 ans. Ce taux varie avec le niveau de vie et le sexe. L’offre de travail est plus importante dans les ménages non-pauvres (67,9%) que dans les ménages pauvres (58,3%). Au sein du ménage, la propension à participer au marché du travail est plus importante pour les chefs de ménage que pour les membres secondaires du ménage. L’inactivité touche surtout les femmes. En effet, plus de la moitié de la population féminine de 15 ans et plus est inactive contre 27,5% pour les hommes. Certaines pesanteurs sociales et le manque d’instruction entravent leur participation au marché du travail. Par conséquent, il existe une différence entre le statut d’activité des femmes et celui des hommes. En fait, les quelques femmes qui travaillent sont surtout des salariées du secteur moderne ou des travailleurs à leur propre compte.

Le problème de l’emploi apparaît en effet comme une difficulté majeure à laquelle l’économie cambodgienne est confrontée et qui risque de s’aggraver. En effet, le chômage et le sous-emploi massif des jeunes ne cessent de prendre de l’ampleur d’année en année, plus particulièrement depuis le début des années 1990.

Le marché du travail cambodgien se trouve ainsi soumis à de puissantes pressions, d’autant qu’il est le lieu privilégié de répercussion de l’ensemble des chocs de diverse nature que subit l’économie.

La situation du marché du travail au Cambodge présente en effet les caractéristiques suivantes :

En raison de l’insuffisance des créations d’emploi dans le secteur moderne et de l’augmentation du volume global de la main-d’œuvre, une part importante de celle-ci s’oriente vers différents métiers et activités urbaines localisés dans le secteur informel. C’est la question sur laquelle nous allons à présent nous pencher. Dans la partie suivante, nous montrerons le rôle important que joue le secteur informel dans la régulation du marché du travail cambodgien.

Les analyses du marché du travail auxquelles nous venons de faire référence posent explicitement la question du lien entre la situation actuelle sur le marché du travail cambodgien et les politiques économiques et de l’emploi.

Notre deuxième partie s’intéresse particulièrement aux défis du développement du marché du travail et de l’emploi au Cambodge. Nous pouvons définir la politique de l’emploi comme l’ensemble des actions visant à améliorer le fonctionnement du marché du travail. Elle comporte de nombreux volets et peut être rattachée à d’autres aspects de la politique économique. Seules seront prises en considération les mesures concernant le marché du travail au sens strict, c’est-à-dire les mesures agissant sur l’offre de travail, la demande de travail ou l’ajustement entre les deux.

Notons également que la politique en faveur de l’emploi est difficile à présenter car elle ne découle pas d’une problématique unique et stable au cours du temps. Il est malaisé de la rattacher à un courant de l’analyse économique. Le chapitre I de la deuxième partie fait donc l’objet d’une analyse théorique des politiques de l’emploi et du marché du travail. Dans la section 1, nous essayons de distinguer théoriquement les politiques qui dépendent de la demande (activation de la demande globale et des revenus) d’inspiration keynésienne (politique de croissance, politique d’incitation au maintien de l’emploi) ; celles qui agissent sur l’offre (de biens) et visent à diminuer le coût du travail (politiques de réduction du coût du travail et de « flexibilisation » du marché) ; et enfin les politiques mixtes qui ne se classent ni dans l’une ni dans l’autre catégorie (appariement, réduction de l’offre de travail). Le rappel théorique des politiques de l’emploi et du marché du travail va nous permettre de vérifier les stratégies du gouvernement cambodgien sur le marché du travail. Celles-ci seront explicitées dans la section 3, après avoir rappelé dans la section 2 des politiques économiques et sociales du gouvernement cambodgien.

Le résultat de l’analyse que nous allons montrer dans le chapitre I de la deuxième partie mettra en évidence le fait qu’il n’existe pas forcément de politiques de l’emploi et du marché du travail au Cambodge et que certaines théories des politiques visant à améliorer la situation du marché du travail ne sont pas applicables à la situation actuelle du pays. C’est pour cette raison que nous décidons dans le chapitre II d’étudier des analyses propres au marché du travail cambodgien afin de trouver les contraintes à court et à long terme qui empêchent le bon fonctionnement de ce marché et qui bloquent l’application théorique. Enfin, dans le dernier chapitre, nous essayerons d’envisager les enjeux à long terme permettant d’améliorer la situation du marché du travail au Cambodge.