2 – L’infrastructure et la croissance

La réflexion théorique sur les sources de la croissance économique a connu un important renouveau dans les quinze dernières années. L’analyse reposait en effet jusqu’alors sur le modèle néoclassique standard (Ramsay-Solow) 318 fondé sur l’hypothèse de rendements décroissants du capital. Ce modèle suggérait que le taux de croissance de long terme d’une économie était déterminé de façon exogène par le rythme du progrès technique et de la dynamique démographique. Dans cette perspective théorique, les politiques budgétaires, et les infrastructures avec elles, ne modifient le taux de croissance de l’économie qu’au cours de sa transition vers l’équilibre de long terme (steady state) ; la stimulation de l’activité par des politiques expansionnistes n’est alors que temporaire, indépendante de l’équilibre à long terme de l’économie 319 .

Les premiers modèles néoclassiques ignoraient donc l’interaction non seulement entre la croissance économique et les politiques publiques, mais aussi entre l’accumulation du capital et le progrès technique. La décroissance des rendements constitue, en effet, une hypothèse fondamentale de la conception néoclassique du marché, comme une simplification mathématique à la modélisation jusque dans les années 1980.

C’est avec Romer (1986) 320 et Lucas (1978) 321 qu’une nouvelle approche, la théorie de la « croissance endogène », a pu développer des modèles de croissance comportant des rendements croissants et souligner dans ce contexte le rôle de la politique économique. Ces nouveaux modèles permettent de comprendre dans un cadre formalisé ce que l’intuition et la pratique considéraient déjà comme un fait acquis, à savoir la façon dont un surcroît d’investissement peut durablement modifier le sentier de croissance d’une économie. Plusieurs nouveaux courants de recherches ont complété cette approche formelle en développant des analyses micro et macro-économiques de différents modes d’investissement : éducation, R&D, infrastructures. La perspective tracée par Romer et Lucas a redonné à ces dernières toute leur place dans la politique économique de l’Etat. Conformément aux théories de la croissance endogène, l’une des conclusions les plus robustes et les plus récurrentes des travaux empiriques est bien que l’investissement en infrastructures a un impact macro­économique important sur les taux de croissance des pays à long terme. Plusieurs revues récentes de la littérature économétrique soulignent l’existence de ce consensus parmi les chercheurs (Temple 1999, Boot 2002, Willoughby 2003) 322 .

Les externalités positives des infrastructures se diffusent à l’ensemble de l’économie par divers mécanismes, qui relèvent à la fois de la dynamique de la demande (les dépenses d’infrastructures sont une composante de la demande d’investissement) et de celle de l’offre. Les infrastructures appellent d’abord des politiques d’équipement et de travaux publics susceptibles, en période de contraction de l’activité ou de sous-production par rapport au potentiel de l’économie, d’avoir un impact keynésien en créant des emplois et en exerçant un effet contracyclique positif ; elles réduisent les coûts de transaction et facilitent les échanges commerciaux entre et à l’intérieur des frontières ; elles permettent aux acteurs économiques de répondre à de nouvelles demandes, dans de nouveaux lieux ; elles abaissent le coût des intrants nécessaires à la production de presque tous les biens et services ; elles rendent profitables des activités non rentables sans elles, et plus profitables encore les activités déjà existantes. On comprend ainsi l’existence de rendements croissants du capital 323 .

L’hypothèse des rendements croissants permet également de rendre compte d’un phénomène qui ne trouve pas sa place dans l’analyse néoclassique standard, à savoir l’imparfaite mobilité internationale des capitaux. Selon les hypothèses classiques de rendement décroissant, le rendement du capital devrait être plus élevé dans les pays en développement puisque leur stock de capital est moindre que celui des pays développés. Pourtant, loin de se déverser des régions riches aux régions pauvres du monde, l’épargne internationale continue de se concentrer dans les premières. La prise en compte des rendements croissants et des effets d’échelle permet d’en comprendre l’une des raisons: le rendement des investissements privés ne diminue pas mais s’accroît avec la densité du capital physique et humain (Lucas 1990) 324 .

Pour le pays pauvre comme le Cambodge, la croissance économique est une des sources du processus pour favoriser l’emploi. Mais l’empoi peut aussi contribuer à pérenniser la croissance : il accroît la taille des marchés solvables, le stock de capital humain, et, en dernière instance, par le jeu des rendements croissants, le rendement du capital privé. Le consensus social est également nécessaire à la pérennité d’une dynamique de croissance. Au-delà de l’impératif social, la création d’emplois peut donc apparaître aussi comme l’un des facteurs d’efficacité économique à long terme.

Les infrastructures expliquent très largement les contraintes du développement du secteur privé à l’intérieur même du Cambodge. Leur impact sur ce secteur peut être compris de trois façons. Tout d’abord, les infrastructures étendent les marchés locaux et nationaux en les intégrant à d’autres plus larges, élargissant ainsi le spectre des opportunités économiques que les travailleurs peuvent saisir ; elles réduisent en somme les coûts de transaction, ce qui permet aux marchés de fonctionner plus efficacement. Deuxièmement, la mise en place d’infrastructures et de services de base plus sûrs (transport, santé, énergie, irrigation…) réduit la vulnérabilité des travailleurs aux chocs et aux crises, dont il a été montré qu’ils constituent un obstacle majeur au développement économique ; la réduction de ces risques peut débloquer le potentiel de provinces entières. Enfin, les infrastructures améliorent significativement la productivité agricole et, par suite, le revenu des foyers, leur nutrition, leur santé, leur éducation ou encore leur usage du planning familial. De fait, chaque dimension de la création d’emploi est directement ou indirectement concernée par une ou plusieurs infrastructures, et donc potentiellement favorisée par de tels investissements.

L’investissement routier n’est pas seul à contribuer au développement du secteur privé à l’intérieur du pays. Les infrastructures d’irrigation contribuent également très directement à l’amélioration de la productivité agricole (notamment en réduisant la vulnérabilité aux aléas climatiques).

Dans le processus du développement du secteur privé en vue de favoriser l’emploi, les infrastructures énergétiques ne sont pas en reste. La production et la distribution d’électricité y contribuent de façon importante, notamment en stimulant le secteur productif non-agricole. Toutefois, l’électrification n’a pas toujours un impact positif sur le revenu des travailleurs : ces derniers choisissent parfois de ne pas se connecter au réseau. L’électricité ne peut en effet constituer une véritable opportunité que si les coûts de connexion et d’usage sont adaptés aux revenus et aux capacités d’emprunt des bénéficiaires, et que si les droits de propriété sont clairement définis, sans quoi la possibilité de s’approprier les bénéfices disparaît, et avec elle l’incitation à investir.

Notes
318.

Solow R. M. (1990), The Labour Market as a Social Institution, Oxford: Basil Blackwell, cite par Willoughby 2003.

319.

Willoughby Christopher, (2003), Infrastructure and Pro-Poor Growth: Implications of Recent Research, United Kingdom Department for International Development, page 23.

320.

Romer Paul, (1986),« Increasing Returns and Long-Run Growth », Journal of Political Economy, volume 94, pages 1002-1037, cité par Willoughby 2003.

321.

Lucas R.E. Jr. (1978), « Unemployment Policy », American Economic Review, may. Cite par Willoughby 2003.

322.

Temple Jonathan, (1999),« The New Growth Evidence », Journal of Economic Literature, volume 37(1), pages 112-156.

Poot Jacques, (2000),« A Synthesis of Empirical Research on the Impact of Government on Long-Run Growth », Growth and Change, volume 31(4), pages 516-546.

Booth David, Hanmer Lucia & Lovell Eliwbeth, (2002), Poverty and Transport, Overseas Development Institute, Londres.

Willoughby Christopher, (2003), Infrastructure and Pro-Poor Growth: Implications of Recent Research, United Kingdom Department for International Development.

323.

DFID, (2002), Making the Connections: Infrastructure for Poverty Reduction, Londres, page 121.

324.

L’incapacité de certains PED à attirer les investissements privés renvoie aussi à d’autres raisons : faiblesses de l’environnement des affaires (stabilité macroéconomique et politique, risque de change, lacunes de l’environnement juridique et institutionnel) ; autres défaillances de marché, comme l’information incomplète concernant les rendements réels de l’investissement dans ces pays - qui ne sont pas toujours si mauvais (Banque mondiale 2004).