Conclusion générale

Au Cambodge, malgré une forte croissance économique entre 1998 et 2005, 6 millions d’habitants sur 13,4 millions sont pauvres selon le seuil cambodgien de la pauvreté fixé à 1 $US par jour. Les études conduites par le FMI ces dernières années ont conclu à une relative bonne performance macroéconomique du Cambodge depuis 1998, année qui avait vu le retour à la stabilité politique. Les activités privées se sont développées, grâce en particulier à l’accès facilité des produits textiles aux marchés américain et européen et au développement du tourisme. L’Institut National des Statistiques prévoit que le produit intérieur brut (PIB) du pays augmentera de 7,7% en 2005 (alors qu’il n’avait progressé que de 7% en 2004), en partie grâce à un accroissement de la production agricole, de la confection de textile, du commerce, de la construction et du tourisme. La restructuration du secteur cambodgien du vêtement, suivant les conclusions du Ministère de l’Economie et des Finances, devait limiter la croissance économique en 2005 ; mais le secteur est devenu plus concurrentiel et il est donc demeuré vigoureux. En 2006, le PIB devrait croître de 7 %. Le Cambodge a également enregistré de bonnes performances dans la maîtrise de l’inflation et la parité du riel par rapport au dollar américain a été maintenue. Cependant, la gestion des finances publiques enregistre un décalage par rapport aux objectifs. La rémunération des fonctionnaires se situe très en-deçà de celle des salariés du secteur privé, ce qui encourage les agents de l’Etat à briguer simultanément des emplois privés.

Le gouvernement a élaboré des projets ambitieux de réforme depuis 1998. A cet égard, on peut citer le premier Plan de Développement Socio-économique 1998-2000 (la Stratégie Triangulaire), le second Plan de Développement Socio-économique 2001-2005, la Stratégie Nationale de Réduction de la Pauvreté 2003-2005, les Objectifs Cambodgiens du Millénaire et la Stratégie Rectangulaire. Tous ces documents seront intégrés dans un troisième Plan de Développement Stratégique (2006-2010) avant la fin de l’année 2005.

Le Gouvernement du Cambodge a également à cœur de réformer les systèmes juridiques et judiciaires, l’aménagement des terres, les politiques financières et le secteur privé ; une loi anti-corruption devrait être adoptée à la fin de 2006 et le gouvernement s'attache à réorganiser les secteurs bancaire, de l’assurance et des télécommunications.

Malgré les réformes considérables engagées, les flux d’IDE ont joué un rôle relativement modeste dans le financement extérieur. Malgré une stabilité politique accrue et de meilleures conditions économiques en Asie depuis la crise financière de 1997-1998, l’investissement étranger n’a pas considérablement repris. Les entrées d’IDE, selon le Conseil pour le Développement du Cambodge (CDC/CIB 2006), ont atteint 339 millions $US en 1998, mais ont depuis diminué pour tomber à 161 millions $US en 2004. La majeure partie de l’investissement étranger a été consacrée au secteur des textiles et du vêtement, mais les projets de transformation des aliments et du bois, de fabrication de chaussures ainsi que l’hôtellerie et le tourisme attirent aussi des capitaux étrangers.

Il est important de souligner à nouveau que, malgré la croissance, les recettes ne progressent pas ou guère. Bloquées autour de 11% du PIB, selon le FMI, elles ne permettent ni d’entretenir ou de financer les infrastructures, ni de rémunérer correctement les 165 000 fonctionnaires (les salaires de la fonction publique sont très inférieurs, pour l’immense majorité, à 100 $US par mois). Les investissements publics sont massivement financés par l’aide internationale : 513 millions des 600 millions de dollars américains d’investissements publics programmés en 2006 (cf. FMI, 2006).

En raison de l’insuffisance de l’investissement, les efforts déployés par le Gouvernement durant ces dernières années avec les divers soutiens des bailleurs de fonds n’ont pas permis de créer suffisamment d’emplois pour répondre à l’offre potentielle de travail sans cesse grandissante, particulièrement en zone urbaine. La forte croissance démographique viendra à son tour aggraver la situation : dans les 10 ans à venir, le marché du travail verra arriver plus de 200 000 nouveaux entrants chaque année. Le faible taux de création d’emploi de l’économie cambodgienne explique donc le décalage entre l’offre et la demande de travail, créant ainsi un déséquilibre et un dysfonctionnement du marché du travail.

Notre analyse du marché du travail révèle que le taux de chômage s’établissait à 5,34% en 1998 et a continué de grimper pour atteindre près de 7% en 2005. Ce faible taux de chômage, qui ressort des données officielles du Gouvernement, peut laisser supposer une certaine ignorance de la gravité du chômage au Cambodge, alors que celui-ci constitue l’un des symptômes du dysfonctionnement du marché du travail. En retenant les critères internationaux pour le calcul du taux de chômage, on obtiendrait pour le Cambodge un chiffre plus proche de 20% ou 30%.

Cette constatation nous amène à conclure que le problème du chômage et de l’emploi apparaît comme une difficulté majeure à laquelle l’économie cambodgienne est confrontée et qu’il risque de s’aggraver.

La question contemporaine du marché du travail et de l’emploi donne en effet aux cambodgiens un sentiment de culpabilité vis-à-vis du système économique dans lequel ils vivent. Celui-ci serait dans l’incapacité d’assurer à tout le monde un travail, c’est-à-dire les moyens d’acquérir les ressources nécessaires à une vie décente.

A l’issue de notre analyse, nous observons que les difficultés auxquelles fait face le Cambodge en matière de développement du marché du travail et de l’emploi proviennent de deux sources étroitement liées : d’une part, les faiblesses internes résultant des structures sociales, politiques et économiques ; d’autre part, les contraintes imposées par l’ordre économique extérieur dans lequel l’économie opère.

Les principaux éléments de l’ordre national qui incluent en premier lieu un déséquilibre du marché du travail résultant de l’excédent de la demande d’emploi et la faiblesse de la gestion de l’économie, en conjonction avec les politiques d’ajustement structurel et les structures politiques et socio-économique inéquitables, ont contribué à la faiblesse du développement de nouveaux emplois rémunérés dans le pays. En particulier, la production reste peu développée ; la main d’œuvre qualifiée nécessaire au développement demeure insuffisante, les mauvaises infrastructures physiques limitent les flux d’investissement du secteur privé, les services publics sont sévèrement affaiblis et la capacité des autorités cambodgiennes à formuler et à mettre en œuvre des politiques nationales en faveur d’un développement équilibré et équitable est annihilée. Les conséquences de ces difficultés sont supportées de manière disproportionnée par les populations parmi les plus opprimées de la société, y compris les travailleurs, les paysans et les producteurs. Ces conséquences ont également une influence sur le fonctionnement du marché du travail et de l’emploi.

A cela s’ajoutent la mauvaise gouvernance et une corruption bien ancrée qui contribuent directement et négativement à la croissance de l’économie. La corruption officielle s’est nettement accrue mais aucune mesure effective n’a été réellement prise pour mettre un terme à cette pratique. En particulier, le fait que le Gouvernement ne procure pas des salaires suffisants à ses fonctionnaires les pousse à extorquer des paiements illicites aux usagers des services publics et affecte gravement le revenu fiscal collecté. A cause des paiements illicites, faire des affaires au Cambodge est devenu exorbitant. La corruption est la principale doléance de toutes les entreprises. Et avec la porosité des frontières, les entreprises légitimes ne sont plus en mesure de soutenir la concurrence des produits de contrebande. L’Etat tire une part très importante de ses revenus de la taxe sur l’essence, rendant ainsi les coûts de production très élevés, en particulier pour les petites et moyennes entreprises et les agriculteurs. Qui plus est, le système juridique peu fiable rend encore plus risqué et aléatoire le fait de faire des affaires au Cambodge. En outre, en raison de la « dollarisation » de l’économie, les produits cambodgiens sont chers et ne peuvent pas concurrencer les produits des pays voisins.

Les difficultés internes ont exacerbé les déséquilibres structurels externes de l’économie, tout en sachant que cette dernière est intégrée de manière inadéquate dans l’économie mondiale et régionale car davantage importatrice qu’exportatrice, entraînant la persistance des déficits dans les termes de l’échange. Cette situation a été renforcée par les politiques de libéralisation, de privatisation et de déréglementation, ainsi que par un ensemble de politiques macroéconomiques inappropriées. Les effets combinés de ces politiques et évolutions structurelles ont contribué à la création du fardeau insoutenable et injustifiable de la dette qui étouffe l’économie et met en péril la capacité du Cambodge à s’approprier les stratégies de développement.

Ces stratégies et institutions, malgré leurs limites, étaient destinées à résoudre les problèmes de faiblesse du marché interne et de fragmentation des structures de productions, et à remédier à l’intégration inadéquate de l’économie dans l’ordre mondial. Mais les bouleversements économiques ont renversé les politiques, les stratégies et les institutions mises en place par le Gouvernement en vue de créer et de développer une production intégrée au sein de l’économie dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, des finances et des services sociaux. En conséquence, les gains en terme d’emplois réalisés pendant ces dernières années ont été anéantis.

Afin de résoudre ces problèmes, nous pensons que diverses initiatives devraient être prises tant sur le plan national qu’international afin de mettre en œuvre les mesures efficaces nécessaires au développement du pays.

Notons d’abord qu’une croissance économique soutenue ne peut pas être réalisée sans l’existence d’une main d’oeuvre qualifiée indispensable pour faire avancer le secteur privé. De même, et malgré les efforts et la volonté du Gouvernement, les insuffisances de capacité qui persistent dans le secteur public et qui empêchent l’application rigoureuse des lois et de la réglementation en vigueur, portent un coup dur à la réalisation des réformes des systèmes d’administration et de gouvernance. Il est donc primordial de lever les contraintes qui continuent à peser sur le développement des ressources humaines au Cambodge pour permettre au pays d’optimiser les bénéfices dans la conception et l’application des politiques, des lois et des réformes. Le message principal est ici que, pour répondre aux exigences actuelles du développement, il faut un changement, une modernisation et un accroissement de la productivité.

Cependant, tout changement a de profondes répercussions sur le marché du travail dans lequel se trouveront des gagnants et des perdants, certains étant associés au changement et d’autres en étant exclus. Pour que ce processus soit productif, intégrateur et équitable, il faut s’attacher à mieux gérer le changement. Les politiques économiques et sociales doivent être coordonnées aussi bien au niveau national qu’au niveau mondial. Les mesures prises pour favoriser le changement, puis pour le gérer, rendent possible l’adoption de politiques macroéconomiques et de stratégies de développement davantage orientées vers la croissance et susceptibles de donner de meilleurs résultats sur le plan de l’emploi.

Nous pensons également que le commerce est un élément moteur de la concurrence et un facteur de changement et d’accroissement de la productivité. Pour le Cambodge qui peut assembler ou produire des produits manufacturés et agricoles de bonne qualité, la libéralisation des échanges est un instrument efficace pour créer des emplois productifs à la faveur des exportations. Le pays devrait être encouragé à diversifier et à améliorer les produits qu’il exporte, et devrait pouvoir accéder plus librement aux marchés des pays développés.

Il est important de noter par ailleurs qu’une politique de l’emploi n’est efficace que lorsqu’elle favorise de façon continue la création d’entreprises, l’innovation et le développement des entreprises. Que les organisations soient petites ou grandes, qu’il s’agisse de sociétés ou de coopératives, qu’elles mènent leur activité dans le secteur formel ou informel, ce sont toujours les entreprises qui réalisent le potentiel de production et de création d’emplois. L’initiative dans ce domaine ne doit pas être considérée comme allant de soi ; il faut prendre des mesures concrètes pour encourager le secteur privé à tenir compte des intérêts de la collectivité et pour faciliter la création d’entreprises et le développement de celles existantes. La productivité s’accroîtra dès lors que les investissements augmenteront et que le travail sera mieux organisé.

A cet égard, la priorité des autorités Cambodgiennes sera d’éliminer les obstacles au développement et à l’expansion des entreprises pour qu’elles soient rentables et compétitives. Il convient notamment de remédier aux difficultés d’accès au crédit et aux marchés de capitaux, à l’insuffisance des infrastructures de transport et de communication, aux procédures administratives impropres, inadéquates ou excessivement compliquées pour l’enregistrement des entreprises, la délivrance d’autorisations, les notifications et autres obligations administratives.

Pour accroître la productivité du travail, améliorer la capacité d’adaptation des entreprises et maintenir l’employabilité des travailleurs, et par là même, lutter contre le chômage et l’exclusion sociale, il faut investir dans l’éducation, la formation et l’apprentissage tout au long de la vie. L’éducation et la formation préparent les individus non seulement à un travail, mais aussi à intervenir dans la société en ayant conscience de leurs responsabilités. Les réformes dans ce domaine devraient faire ressortir la nécessité d’un partage des responsabilités pour ce qui est de l’investissement dans l’éducation et la formation, et en particulier dans l’apprentissage tout au long de la vie, par le biais de partenariats entre l’Etat, les partenaires sociaux, les individus et les autres intervenants, notamment du secteur privé.

Des réformes urgentes sont nécessaires pour améliorer l’éducation de base et l’alphabétisation des Cambodgiens. Le développement des « compétences de base au travail » (notamment la communication et la résolution des problèmes) est un élément important des réformes qui visent à préparer les individus à la société du savoir et des compétences.

L’élaboration et la mise en œuvre de politiques actives du marché du travail est un autre élément essentiel d’une stratégie pour l’emploi. Ces politiques doivent avant tout assurer une meilleure gestion de la main-d’œuvre. Elles auront un large champ d’action, en encourageant toutes les autres politiques qui revêtent une importance pour le marché du travail et qui vont dans le sens de l’absorption d’un plus grand nombre de travailleurs, en facilitant l’adéquation de l’offre et de la demande et en apportant une aide aux hommes et aux femmes qui risquent d’être marginalisés et exclus de la vie active.

Nous pensons en effet que pour établir des politiques actives du marché du travail il est indispensable d’adopter des mesures en faveur de la création d’emplois et des services d’appariement de l’offre et de la demande d’emploi. A cet égard, il est nécessaire pour le Cambodge d’avoir un système efficace d’information sur le marché du travail. D’un côté, les dirigeants attendent que leur soient fournies en temps voulu des informations fiables et précises sur les tendances en matière d’emploi, de chômage et de sous-emploi. Ils ont besoin d’informations pour analyser l’offre et la demande d’emploi et pour mettre en œuvre des politiques d’intervention sur le marché du travail, qui insèrent les nouveaux arrivants dans le travail productif et procurent aux tra­vailleurs déplacés de nouveaux emplois. De l’autre côté, les travailleurs ont besoin d’informations pour accéder à un emploi disponible. En outre, une meilleure information est nécessaire pour éva­luer les avantages et les coûts que représente pour l’Etat et les entreprises le renforcement des systèmes de protection sociale pour les tra­vailleurs touchés par le chômage, la maladie, les accidents, un décès ou une incapacité. Les investisseurs potentiels ont besoin d’informations sur les compétences professionnelles, les taux salariaux et la lé­gislation du travail. Les formateurs ont besoin de connaître les compétences recherchées et la main-d’œuvre requise sur le marché du travail.

Une meilleure information, une analyse plus sophistiquée, des po­litiques prospectives à long terme, des stratégies ciblées et des systèmes de formation rentables et pertinents sont donc autant de facteurs indispensables à l’amélioration quantitative et qualitative des emplois. Mais avant toute chose, il est nécessaire que l’emploi figure comme une priorité élevée à l’ordre du jour du programme de dévelop­pement du Cambodge.

Atténuer la pauvreté de masse est un autre aspect du développement. Même si le revenu moyen a augmenté au Cambodge, le taux de pauvreté reste le problème le plus préoccupant pour le pays. Elle est d’ordinaire moins due au chômage déclaré qu’au fait que beaucoup d’emplois n’assurent pas un niveau de revenu décent. Pour échapper au piège de la stabilisation, le Cambodge doit stimuler l’investissement productif et aussi prendre des mesures directes pour aider les travailleurs pauvres, dont la plupart résident dans les zones rurales et sont largement tributaires de l’agriculture. Ces mesures directes peuvent prendre la forme de programmes pour l’emploi et la formation, de revenus ou de mesures de soutien à la consommation (subventions alimentaires, par exemple) et la fourniture de services.

En ce qui concerne l’environnement économique extérieur du Cambodge, nous pensons que l’ouverture prématurée de l’économie au libre-échange, sans un passage préalable par la constitution de capacités et la consolidation de l’administration publique et du système éducatif, a attiré des sociétés étrangères qui ne sont mues que par la quête de profits à court terme. Ces sociétés ne vont pas tarder à dépouiller le Cambodge de ses ressources naturelles et aggraver ses problèmes économiques et sociaux déjà sérieux. Concrètement, l’adhésion du Cambodge à l’OMC en 2004 n’a pas encore, autrement que par le coût des entrants et la maîtrise de l’inflation, particulièrement profité au pays qui ne disposait pas d’industries et ne bénéficie d’aucun avantage comparatif ou différentiel de compétitivité significatif dans la région.

Une bonne nouvelle toutefois pour le Cambodge, selon le relevé des déclarations faites lors de la dernière réunion du Groupe Consultatif, le pays devrait bénéficier à partir de 2005 d’une aide importante se montant à environ 500 millions USD, apportée à hauteur des deux tiers par les aides bilatérales et d’un tiers par les organismes multilatéraux. Le Japon contribuera à lui seul pour 130 millions USD, confortant sa place de principal bailleur de fonds pour le Cambodge. Viennent ensuite les multilatéraux (Banque Asiatique de Développement, Banque Mondiale, Union européenne, Organisation des Nations-Unies) qui consacrent chacun entre 40 et 50 millions USD au développement du pays.

L’analyse à laquelle nous nous sommes livrés tout au long de ce travail, nous a amenée à définitivement admettre que l’évolution de la population active du Cambodge ces dernières années, jointe à la nouvelle dynamique créée par la mise en place des divers programmes de développement du Gouvernement, a eu des retombées particulièrement complexes sur le marché du travail. Il faut en outre admettre que l’incapacité de l’économie cambodgienne, avec le rythme de croissance qui la caractérise depuis plusieurs années, à faire face aux demandes de travail a entraîné une montée du chômage et du sous-emploi. Le défi pour l’avenir sera de trouver des solutions aux problématiques du chômage et de l’emploi dont la gravité s’accentuerait dans le pays tout entier, lesquelles, sans réponses adaptées et durables, feraient du marché du travail cambodgien un champ de tensions des plus inquiétants.