A.1. Crises : résolution individuelle ou groupale ?

Après avoir décrit les problématiques que j’essayerai d’aborder dans ma thèse, je me propose d’abord de transmettre mon expérience clinique et de chercher les fondements théoriques du champ de cette pratique sur les groupes et sur les rêves.

R. Kaës affirme que le groupe est un espace d’élaboration d’expériences de crises et remarque que :

‘« Le rôle du groupe dans la résolution ou la fixation des crises « individuelles » permet de comprendre la fragilité d´une conception « individualiste » de la crise » 4

Cette pensée sera mon point de départ pour travailler ce chapitre, parce qu’elle rompt avec une pensée réductionniste de paires antinomiques tel que individu / société. Cet antagonisme ne nous permet pas d’avancer sur la complexité qui s’installe d’un coup face aux groupes. Avec R. Kaës et ses collègues, nous admettons donc qu’on ne peut penser « la crise » sans penser le groupe même si on s’intéresse non pas seulement à l’individu.

Je constate en plus que certains types de groupes et pas seulement les groupes thérapeutiques, possèdent un potentiel naturel pour faire face aux crises du fait d’avoir des caractéristiques spontanées de fonctionnement qui vont au-delà l’objectif explicite du groupe.

Pour illustrer ces propos : les groupes de « Talktime », cinq cafés philosophiques du monde, est un très bon exemple. Je fais partie d’un de ces groupes de discussion philosophique réunis périodiquement afin de dialoguer en diverses langues. Les règles de ce groupement imposent des limites strictes pour éviter un glissement du groupe vers une psychanalyse. Elles encouragent l’échange anonyme des participants qui se retrouvent par affinités culturelles et linguistiques et s’isolent de la sorte provisoirement de la réalité quotidienne.

Les membres du groupe votent de manière démocratique afin de choisir le sujet de chaque réunion. Il est remarquable que la question des rêves soit ce qui revient constamment.

La prolifération inédite de ces rencontres a attiré l’attention des journalistes argentins sur le phénomène Talktime et de son créateur Felipe Fliess.

Cela répond peut-être à une demande, une nécessité impérieuse de la société de rechercher un espace groupal de contenance psychologique. Ainsi peuvent-ils affronter la crise sociale de façon plus productive et retrouver le bonheur d’exister. Ces groupes offrent une alternative face à la solitude du monde actuel. Au lieu de se sentir exclus du reste du monde, les participants de Talktime se rencontrent en quête d’une autre option : pratiquer différentes langues (français, allemand, portugais, anglais, italien, hébreu…) pour s’ouvrir à l’extérieur et rêver d’un monde meilleur.

Cela relance le désir de participer à notre monde globalisé, matérialisant une réalité actuelle qui nous dépasse individuellement. Les avantages de ce regroupement se manifestent par une affirmation de la confiance en soi, de la valorisation humaine, de la solidarité, de l’écoute réciproque, de la mise en relief de la détresse sociale à cause de la crise économique, entre autres. Aussi est-il intéressant que ce groupe ne soit pas payant. Le phénomène Talktime permet l’appropriation et une sorte d’appartenance au monde globalisé et une volonté de prévenir la marginalisation à travers la stimulation de projets, d’échanges, de voyages, de tchat et de discussion en langues étrangères, etc.

Par ailleurs, ce type de groupe remet en cause les paramètres habituels et les idées préconçues sur l’apprentissage. L’une des règles des groupes Talktime interdit d’interférer pour corriger au niveau phonétique les interventions des participants. Les institutions d’enseignement et de diffusion de la langue française ont une position très critique vis à vis de ce type d’exercice.

En effet, la langue n’est pas toujours respectée dans ses règles grammaticales et sémantiques, et par conséquent, utilisée parfois de façon incorrecte par ses intervenants. A ce propos, le créateur éclaire et reconnaît que les groupes Talktime est un espace de liberté linguistique, support de communication et non d’apprentissage de la langue. Il y a toute fois un coordinateur qui est choisi par le groupe dû à son niveau de langue.

A mon avis, il existe à travers cette communication interactive une sorte d’apprentissage naturel et spontané.

Habitués aux mécanismes du groupe, les participants de ces débats, finissent par s’autocorriger avec plus de plaisir tout en renforçant l’estime de soi par l’exercice de l’écoute attentive de l’autre.

L’exemple de cette expérience groupale m’a confirmé quelques hypothèses qui sont les suivantes :

1. L’apprentissage se base toujours sur le lien intersubjectif, fondement de l’apprentissage primaire - mère/bébé/triangulation/culture - qui se poursuit dans les différents groupes. La tendance à recréer cette configuration va être marquée tout au long de la vie et fonctionne en arrière-fond dans tout processus d’apprentissage

Cependant, si l’échange dans toute formation d’un sujet est établi à long terme sur la base de paramètres d’apprentissage conventionnels occidentaux - tels que l’exigence, la critique, la rigueur, les impératifs, les jugements…-, le vrai plaisir d’incorporer les connaissances demeure faible, parce qu’elles ne seront jamais pleinement appropriables. N’y-t-il pas en effet une insistance dans notre culture occidentale de la prémisse « je sais seulement que je ne sais rien ».

D’après J. Lacan, dans une analyse, la place du « sujet supposé savoir » doit être essentiellement une position inaugurale de l’analyste ; il est aussi nécessaire que cette place puisse être destituée pour ouvrir l’espace des désirs propres de l’analysant. Si l’analyste ne se décale pas de cette position parasite, le lien patient/analysant risque de devenir parasitaire et aliénant.

Dans la séance du 17 janvier 1968, J. Lacan définit l'acte analytique:

‘".(…) cette acceptation, ce support donné au sujet supposé savoir, à ce dont pourtant le psychanalyste sait qu'il est voué au désêtre et qui donc constitue, si je puis dire un acte en porte-à-faux puisqu'il n'est pas le sujet supposé savoir, puisqu'il ne peut pas en être. 5

Certes, le statut du sujet supposé savoir est nécessaire au transfert, tout en le motivant, mais la chute de cette position est indispensable au processus de l’analyse.

A mon avis, tout comme dans une analyse, cette destitution est cruciale, au sein de groupes dans lesquels l’hypothèse de dépendance de Bion 6 , (1980) s’installe d’emblée. Il faudra donc mener le groupe à dépasser cette étape afin de ne pas renforcer ce modèle de dépendance au long de la formation.

Cela nous renvoie aux premiers contacts du nourrisson avec la mère et le père, qui donneront lieu, dans le meilleur des cas, à d’autres apprentissages de vie. Ce qui mènera à se détacher de cet état de dépendance des figures d’autorité pour réussir une vraie appropriation des connaissances.

W. R. Bion découvre le travail thérapeutique de groupe en 1941 par son expérience avec des aviateurs de l’hôpital militaire pendant la deuxième guerre mondiale. Il se confronte à des mouvements groupaux émotionnels inconscients qu’il dénomme «groupe de base ». Cela permet de démontrer comment le premier modèle mère/enfant opère dans les groupes dans lesquels domine la mentalité primitive. Ce groupe de base est toujours en relation avec le « groupe de travail » guidé par le processus secondaire.

Je prends surtout l’hypothèse de dépendance parce qu’elle explique bien l’état mental d’un groupe qui fonctionne en dépendance avec un leader. Il faudra que le moniteur ou analyste ne provoque pas l’immobilisation de ces phases ni des deux autres – attaque-fuite où le groupe attaque ou bien se défend d’un élément étranger au groupe espérant l’émergence d’un leader protecteur, ainsi que celle de couplage dans laquelle il se réunit autour d’un couple qui fournit l’espoir qu’un leader messianique puisse arriver.

Dans la phase de dépendance, non seulement l’analyste peut être investi de ce « supposé savoir » par les membres d’un groupe, mais un autre sujet peut tout aussi bien prendre une place aliénante, phénomène que nous retrouvons dans les sectes – gourous–, agroupement militaires ou policiers dans les dictature ; .il est également nécessaire de mettre en travail l’analyse de ces diverses configurations.

C’est pourquoi l’analyste doit donc éviter sans cesse d’incarner le sujet supposé savoir, visant à la subjectivation singulière de l’analysant, tout comme dans le groupe, il devra se de-posséder de la figure de détenteur du savoir afin de faire circuler les connaissances pour aboutir à une production subjectivante.

2. Sur cette toile de fond, il faudra transformer cette hypothèse de base de tout groupe en hypothèse de travail. Ce type d’apprentissage pourrait dans ce sens, permettre un « désapprentissage » de la pensée logique formelle préconçue et héritée, pour accéder à une logique subjectivante.

Sur la base de ces deux hypothèses (lien intersubjectif, désapprentissages, transformation), je réaffirme que le groupe possède un potentiel naturel pour faire face aux situations de crise et pour étayer la vie sociale. L’illusion groupale (D. Anzieu 1978) sur laquelle un groupe se fonde, offre en plus, une possibilité de rêver, une capacité à rêver et à se projeter dans l’avenir, ainsi qu’une identité d’appartenance qui permet de dépasser le sentiment d’exclusion sociale.

Toutes ces hypothèses que je viens d’exposer sur les apprentissages dans les groupes et leurs processus de transformation qui pourraient se produire au niveau psychiquem’ont menée à reformuler les dispositifs d’analyse groupale pour créer un dispositif qui favorise le déploiement de ce puissant potentiel face aux nouvelles formes de souffrance psychique. C’est le point qui va nous occuper à présent.

Notes
4.

Kaës, René et collab., 1979, Crisis, Ruptura y Superación, Ediciones Cinco, Buenos Aires. Argentina, p.40 (la traduction est à moi)

5.

Lacan, J., 1968, Leçon 17 Janvier 1968, p. 61 : www.ecole-lacaniene.net/stenos/seminaireXVbis.1968.01.17

6.

Bion, W., 1980, Experiencias en grupos, Edit. Paidós, Buenos Aires