Sur la base des groupes et de leurs rêves, je propose de mettre en place un dispositif de traitement des effets que les crises sociales provoquent dans la psyché. J’utilise le terme “dispositif” dans le sens d’une pratique qui émerge du champ social face à une urgence qui affecte la période socio-historique et qui matrice les idées et les pratiques en jeu. Le dispositif ainsi défini est un concept plus ample que le “cadre”. D’après Michel Foucault (1976-1988 ) 7 , il opère comme un ensemble hétérogène de questions multiples, de discours, d’institutions, de lois, de valeurs, de distribution de l’espace, de dispositions architectoniques, de pratiques professionnelles et de pratiques sociales, de paradigmes, etc. Cette définition indique donc que toute création de nouveaux dispositifs pour traiter les souffrances psychiques contemporaines répondra à une nécessité sociale et qui devra contempler différentes nuances du socio-historique.
Ce dispositif de groupe mobilise fortement les niveaux intrapsychiques et intersubjectifs et permet de les analyser. A ces deux niveaux s’ajoutent les niveaux transindividuels et transubjectifs mêlés de manière complexe.
L’appareil psychique se forme aussi dans sa dimension transubjective, dans le sens kaësien du terme, comme point de nouage entre l’espace intrapsychique du sujet et le transpsychique de l’ensemble social.
Ce nœud apparaîtra là où chaque sujet singulier trouvera sa place dans le groupe social dont il fait partie, en fonction de la chaîne transgénérationnelle qui l’accompagne dès la naissance.
Je mettrai l’accent plus particulièrement sur les formations médiatrices psychiques de la transubjectivité tels porte-rêve, porte-voix, porte-parole, porte-symptôme, les idéaux sociaux, la chaîne associative groupale, les alliances et pactes inconscients. Je présume qu’à travers ces formations, le groupe fabrique son propre imaginaire ; il élabore à nouveau les signifiants de chacun et crée ses propres significations imaginaires sociales.
D’après moi, il est fondamental que l’analyste du groupe mette en questionnement la problématique de ces significations avec le groupe, car en agissant sur la pratique et la conduite des individus, ces significations deviennent fondatrices du sujet : elles contribuent à produire sa subjectivité. Le travail d’interprétation de l’analyste ne pourra se faire sans passer par l’élaboration de ces signifiants fondateurs du sujet et du groupe simultanément. Bien qu’il ne soit pas facile de saisir cette simultanéité, il faudra viser à la chercher, ce que je traiterai plus bas.
Selon C. Castoriadis (1983/89) 8 les significations imaginaires sociales sont fabriquées par les collectivités anonymes grâce à leur capacité d’imagination radicale, qui inventent de cette façon des réponses à leurs interrogations fondamentales.
Dans chaque culture, ces significations divergent et façonnent chaque membre de la société selon des formes prégnantes.
Il est fréquent que les différences de sexe entre les intégrants des groupes soient soulignées et que la femme et l’homme prennent des significations différentes et marquées. Par exemple, la femme peut être figée dans le rôle de mère ; dans le cas d’une femme sans enfants, comment sera-t-elle signifiée par le groupe ? Et pour elle-même quelle est la place de la féminité dans une société qui valorise fortement « le maternel » ?
Dans les couples aussi, la marque inconsciente de ces significations donne lieu à beaucoup de malentendus ou à des sous-entendus sur de fausses bases. L’augmentation des divorces, ces derniers temps, a de multiples causes. L’une d’elles est reflétée dans les nouvelles significations qui s’installent dans l’imaginaire social et qui déstructurent le contrat inconscient établi à l’origine du couple. Dans ce cas, la rupture de l’ordre instauré est issu du champ social et provoque une crise à l’intérieur de chaque partenaire. Le couple doit alors redéfinir un espace de sens communs et partageables à l’intérieur du sens social pour résoudre cette crise.
Il est intéressant aussi de constater dans la communauté homosexuelle, la répétition de la même discrimination entre eux à l’intérieur de leurs propres groupes que celle dont ils sont victimes dans la société (il se désignent eux-mêmes comme : « la folle », « la tapette », « le trav. », « le trans. »…). Dans les cultures où ils sont plus acceptés par la société, ce phénomène n’existe pas et les conflits prennent une autre dimension.
Un autre exemple du rôle que jouent les significations sociales m’est apparu à l’époque de la dictature en Argentine, durant laquelle l’augmentation des groupes thérapeutiques en Argentine était évidente malgré la clandestinité obligée de ces rencontres. J’estime que ce phénomène est lié à plusieurs facteurs. Le groupe était pour le gouvernement une menace par excellence, étant donné que tout groupement était soupçonné de « subversion ».
C’est pourquoi les militaires ont interdit les regroupements ou rencontres de plus de deux personnes dans les rues. Cet interdit a tout d’abord suscité l’effet contraire, le désir d’être en groupe. Tel que Freud l’a indiqué, tout mouvement du désir part d’un déplaisir, d’un manque, d’une interdiction. De plus, dans un état où ce qui primait était la terreur inoculée à la population, le groupe représentait le seul étayage psychique valable pour s’en sortir.
L’individu dans ce contexte subit une véritable attaque de la pensée que seul le groupe peut permettre de récupérer.
Nous pouvons faire une première lecture de ces faits à partir des paramètres économiques et sociaux du pays.
Les militaires, détenteurs du pouvoir, se sont octroyé le rôle de « sauveurs » de la situation critique économique que vivait l’Argentine. Afin de faire circuler cette idée à outrance et de faire accepter les nouveaux critères économiques qui soumettaient la plupart de la population à une situation inégalitaire, il leur fallait effacer toutes sortes de questionnements. Cet « endoctrinement » retombait sur tous ceux qui pouvaient être « suspects » et considérés par eux comme « subversifs » : les groupes universitaires, les groupes thérapeutiques, les groupes d’étudiants en général et en fin le groupe en soi. Les « disparitions » de tout les gens dits suspects, étaient fondées sur l’idée de supprimer toute pensée différente qui aurait osé remettre en cause l’idéologie militaire imposée. La peur qui s’insinuait même parmi les connaissances et dans les familles, achevait le processus d’isolement ; chacun pouvant être une menace de disparition pour l’autre du seul fait d’être en lien.
Cela me conduit à penser que l’économie sociale et l’économie psychique sont tramées d’une façon particulière. Plusieurs interrogations ont été soulevées par les psychanalystes groupaux à ce sujet.
Quel type de rapport y a-t-il entre l’économie psychique et l’économie sociale ? Aucune transposition ne peut nous aider à répondre. Ma proposition consiste plutôt à esquisser une articulation possible pour mettre en tension ces deux espaces qui appartiennent à la réalité psychique et à la réalité sociale. Quelles sont les significations qui permettent des points de nouage entre elles ? Comment peut-on mettre en travail ceci vis-à-vis d’un sujet traversé par le discours social dominant ?
Si nous pensons le sujet constitué par un ensemble de discours, de sens et de signifiants, comme un maillon de la trame du tissu social, ces questions concernent et interrogent vigoureusement le champ de la psychanalyse.
J’essaierai donc de me confronter à quelques questions qui problématisent ma pensée.
L’économie libidinale des liens fonctionne dès la naissance sur une articulation intrapsychique et interpsychique, ainsi que transpsychique.
Dans notre culture, le lien mère/enfant, puis la triangulation oedipienne et le groupe familial sont les réseaux libidinaux de base pour la distribution des investissements postérieurs, ainsi que plus tard, des avatars et vicissitudes des liens sociaux. Si nous prenons ces mouvements libidinaux au niveau social pendant la dictature en Argentine, nous pouvons constater le repli que la libido a réalisé défensivement face à l’état de terreur imposé par les militaires. Ce repli libidinal face à une situation critique désarticule d’une part, le tissu social et d’autre part, les étayages rompus par le pouvoir obligeant l’appareil psychique à la quête de nouveaux étayages, ce qui stimule le mouvement de la libido à investir de nouveaux objets.
Lorsque la rupture des étayages provient des institutions de la société, elle provoque des effets de repli libidinal défensif. Face à ce désétayage, la psyché chercherait alors un rétablissement libidinal afin de se rétayer sur des nouveaux investissements. L’une des issues possible est celle du rétayage dans les groupes d’appartenance. Je vais reprendre cette hypothèse dans le chapitre 3 à la lumière de la problématique des rêves traumatiques.
Aussi les groupes représentent-ils un danger pour le pouvoir parce qu’ils constituent une sorte de contre-pouvoir qui s’alimente à l’infini de la force libidinale libérée de son repli et des étayages favorisés par le groupe.
L’idéologie dictatoriale a été fondée et préservée au prix de la destruction des liens sociaux. L’équilibre du groupe au pouvoir et de cette économie sociale reposait sur le déséquilibre de l’économie psychique du reste de la société.
Les militaires ont emprunté au nazisme les mêmes bases idéologiques et les mêmes techniques de tyrannie dans les camps de torture. La logique des camps nous amène à considérer un autre aspect du lien entre économie sociale et économie psychique. En effet, si face à la vie quotidienne qui isole, disperse et divise, les gens se sont regroupés pour préserver leur économie psychique et retrouver un étayage, le camp lui, regroupe pour anéantir.
Primo Levi témoigne de sa vie dans un camp de concentration dans son écrit « Si c’est un homme », où il détaille que la survie des personnes imposait des stratégies strictement solitaires ; la solidarité était en elle-même un danger du fait d’une promiscuité qui déshumanisait le lien. Dans ce cas, le groupe ne pouvait pas être une ressource pour vivre, tout le contraire, parce que l’autre représentait un risque de mort. Par exemple, si l’un d’eux essayait de s’évader, les amis et les parents étaient considérés « coupables » et condamnés à mourir de faim.
Cet auteur laisse entrevoir en termes de survie psychique, la nécessité de pouvoir se soutenir malgré tout sur un sentiment interne d’humanité.
Nous prendrons un rêve de Primo Levi qui éclaire que la manière de supporter la vie dans le camp de concentration en s’étayant sur les groupes internes lorsqu’il écrit :
‘« Un accord tacite veut que personne ne parle : en l’espace d’une minute nous dormons tous, serrés coude à coude, avec des brusques chutes en avant, et de sursauts en arrière, le dos raidi. Derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence, et une fois encore ce sont les rêves habituels. Nous sommes chez nous, en train de prendre un merveilleux bain chaud. Nous sommes chez nous, assis à table. Nous sommes chez nous en train de raconter notre travail sans espoir, notre faim perpétuelle, notre sommeil d’esclaves ». 9 ’« Chez nous » cela veut dire sa « psyché » habité par ses autres qu’il préserve à travers les rêves pour se maintenir vivant malgré « l’accord tacite » d’interdire tout lien possible.
Plus tard, j’illustrerai la question des rêves traumatiques par un autre rêve de Primo Levi qui exprime la dévastation psychique, le sentiment d’être dépouillé et dépourvu des liens groupaux dans cette situation tragique.
Ayant établi au moyen des réflexions ci-dessus, le lien entre économie sociale et économie psychique, nous constatons que la construction de tout dispositif implique nécessairement la prise en compte de ces mouvements libidinaux. Ce qui rend possible leur analyse à l’intérieur de notre dispositif de travail ainsi que l’analyse des investissements liés aux significations imaginaires sociales du contexte historique dans chaque culture.
Pour ce faire, il est impératif que l’analyste puisse remettre en cause son propre degré d’aliénation à ses appartenances sociales et aux croyances associées en fonction de l’époque qu’il vit. Pour dépasser ses préjuges il faut que l’assume qu’il n’est pas isolé, il est touché lui aussi par les mêmes significations sociales et il est travaillé par et pour elles.
Alors, comment l’analyste peut-il se positionner, comment peut-il dénouer ces significations dans lesquelles il est formé aussi comme être humain ? Comment est-il travaillé par le groupe ?
Voici quelques-unes des interrogations auxquelles j’essaierai de répondre dans ce travail.
Foucault, M., 1976/1988, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits II, Paris Gallimard, 2001, p. 1042
Castoriadis, C., Vol. I: 1983 et Vol. II: 1989, La institución imaginaria de la sociedad, Tusquets Editores, Barcelona
Levi, P., 1990, Si c’est un homme, Edit. Pocket, Paris, France, p. 74