Partie B) Le rêve et le psychodrame comme dispositif face aux crises

B.1. Les groupes et leurs rêves: une approche des pathologies actuelles

En nous appuyant sur les idées développées antérieurement, nous pouvons établir que les rêves dans le groupe prennent une autre dimension que dans la cure classique. C’est la raison pour laquelle je conçois le groupe et le rêve comme des outils et des voies privilégiées d’accès à l’inconscient. Ces outils rendent analysables les problématiques dites : pathologies actuelles. Ces formes de souffrances psychiques qui se manifestes selon de nouvelles modalités, sont dernièrement, motifs de consultations de plus en plus fréquents : la dépression, les troubles de sommeil, la violence familiale et sociale, les maladies psychosomatiques, les pathologies narcissiques, la dépendance aux drogues, l’alcool et l’abus d’antidépresseurs etc., nous interpellent en permanence et demandent que nous ajustions nos dispositifs pour les aborder ; ce que j’étudierai ultérieurement.

Les caractéristiques actuelles de ces troubles se manifestent par une incapacité de symbolisation et en conséquence, par des difficultés à mettre en paroles les émotions, ainsi que par une profonde fragilité du moi, une tendance à l’isolement, un sentiment de vide, un déficit dans la construction des liens primaires et des difficultés à soutenir les relations quotidiennes. Cependant, la production des rêves de ces patients nous permet de reconstruire ce psychisme, même s’il est faible, pour ensuite l’étayer sur de nouvelles bases symboliques.

Nous ne pouvons pas déterminer clairement si ces psychopathologies sont situées entre les névroses et les psychoses et B. Duez souligne qu’il faut ici prendre en compte le caractère actuel de ces troubles :

‘« Nous ne parvenons que difficilement parfois à faire la part entre ce qui relève d’une conduite réactionnelle à une situation que le sujet ne peut pleinement assumer et ce qui relève d’une authentique organisation psychopathologique » 13

De ce fait j’éprouve le besoin de centrer mon attention sur notre époque, afin de mieux comprendre cette émergence et d’analyser plus en profondeur sa perspective psychologique.

A mon avis, l’accroissement du nombre de patients qui présentent ces perturbations est en corrélation avec les répercussions, dans le domaine de la santé mentale, d’une crise de la modernité. Les effets de cette crise sont, entre autres, l’effondrement des idéaux ou des idéologies, la suprématie de l’image sur les faits et l’individualisme exacerbé.

Parmi les autres effets notoires, nous pouvons mettre en évidence l’augmentation d’une partie importante de la population laissée pour compte et qui n’a plus accès au système productif, population plongée dans une situation qui semble irréversible en l’état actuel des choses. Ce renforcement est plus important encore dans les pays sous-développés à cause des carences de l’aide sociale pour une population massive et un repli de l’Etat dans sa fonction de protecteur social. En Argentine, par exemple, les citoyens paient des impôts pour subventionner l’éducation publique, la justice et la santé publique mais n’y ont pratiquement pas accès car le service est extrêmement déficitaire (hôpitaux sans ressources, grèves permanentes, listes d’attente interminables, pas de budget pour l’éducation, bas salaires pour les instituteurs, pas de fournitures scolaires, etc.). Ce contrat pervers où l’on paie pour une chose à laquelle on n’a pas droit, a des conséquence sur l’appareil psychique, « le pervers » étant institutionnalisé.

Tous ces phénomènes participent de la fragmentation du tissu social et la désarticulation des liens sociaux. Les stigmates de l’imaginaire socioculturel imprègnent les corps, la famille, les groupes et les institutions et même si ce n’est pas le seul facteur étiologique, la réalité psychique ressent durement l’impact de cette nouvelle réalité sociale.

Au Chili, Magdalena Echeverría a réalisé des travaux de recherche sur les effets des changements économiques dans ce pays. Elle a démontré une augmentation des consultations pour accidents de travail, dépression et maladies psychosomatiques chez les personnes qui risquent de perdre leur travail. Elle a de plus souligné que chez les chômeurs les troubles psychologiques s´aggravent.

Je mettrai donc particulièrement l’accent sur l’aspect psychosocial; en effet nous allons voir que ces perturbations s’articulent avec une acceptation de ce qui est légitime par les institutions. .

Je postule que ces troubles émanent d’une empreinte historique propre aux formes d’aliénation que revêt notre époque.

A titre d’exemple: la dépendance aux drogues peut être l’une des formes que prend l’aliénation sociale. Toutes les sociétés de consommation stimulent par tous les moyens les attitudes compulsives occasionnant divers types de dépendance. Cela entraîne aussi une sorte de subjectivité qui mercantilise les relations humaines dans de multiples sens. Cette « dépendance » vue sous ce jour pourrait alors être considérée une pratique sociale. En fait, nous observons quotidiennement diverses « habitudes socialement légitimées », habitudes qui deviennent une sorte d’addiction, telle que l’addiction au travail, à l’information, à la consommation compulsive de produits « désirés », etc.

Considérons la signification du mot habitude : habitus en latin 

‘« Manière d’être d’un individu, liée à un groupe social, se manifestant notamment dans l’apparence physique (vêtement, maintien, voix, etc.), « ce que l’on a, ce qui est destiné à être possédé ». ’

Cette définition ajoute qu’il s’agit de la « constitution d’un être  » 14 . Nous trouvons aussi que l’habitude peut être une

‘« Disposition, acquise par la répétition, à être, à agir fréquemment de la même façon » et la « capacité, aptitude acquise par la répétition des mêmes actions » et d’un « comportement acquis et caractéristique d'un groupe social » 15

A partir de ces définitions nous remarquons que les habitudes relèvent de la façon dont le sujet s'approprie les aptitudes acquises par la répétition au sein d’un groupe social et que ceci aboutit à la possession de traits de comportements qui participent à la construction de l’être.

Ainsi reprises, les habitudes peuvent s’appliquer aussi bien aux comportements sociaux acceptés, légitimés, tolérés, qu’aux comportements addictifs qui visent à la possession de « produits toxiques ». Ces comportements développeront des ressources pour se procurer les produits, en intégrant ainsi un groupe identificatoire et identifié à cette pratique et au sein duquel l’individu procédera à la répétition compulsive – guidé par la pulsion de mort – de ce comportement depuis la recherche jusqu’à l’incorporation du/des produits.

Là, il est nécessaire de pouvoir distinguer les termes compulsion et impulsion. Selon J. Laplanche et J-B. Pontalis dans le vocabulaire freudien le terme  Zwang :

‘«…est utilisé pour désigner une force interne contraignante. Le plus souvent c’est dans le cadre de la névrose obsessionnelle qu’il est employé : il implique alors que le sujet se sent contraint par cette force à agir, à penser de telle façon et lutte contre elle »’

Néanmoins Zwang se traduit indifféremment par contrainte ou compulsion de répétition alors que "WiederholungZwang » comme compulsion de répétition

Ces auteurs remarquent la différence entre compulsion et impulsion de la façon suivante :

‘« Impulsion  désigne la survenue soudaine, ressentie comme urgente, d’une tendance à accomplir tel ou tel acte, celui-ci s’effectuant hors de tout contrôle et généralement sous l’empire de l’émotion, on n’y retrouve ni la lutte ni la complexité de la compulsion obsessionnelle, ni le caractère agencé selon un certain scénario fantasmatique de la compulsion de répétition" 16 .

Selon B. Duez, l'impulsion est le plus souvent l'actualisation, l'activation voire l'émergence vers l’autre, et plus d'un, d’une décharge indécidable d'une pulsion croissante sur place, du fait d'une contrainte de répétition. Cette dernière ne trouve pas de destinataire dans l'environnement et finit par se traduire dans l'agir. Ce qui distingue ce point de vue de B. Duez d’autres, c’est sa prise en compte de l’environnement comme conteneur ou dépôt des pulsions. Question qui, chez les patients antisociaux, les états limites, les passages à l’acte ainsi que dans certaines situations de crises sociales, peut être expliquée et reliée à l’importance de l’espace social comme étayage psychique de ces psychopathologies. Cette notion d’impulsion se fonde sur les théorisations de B. Duez relative à l’état d’indécidabilité qui caractérise certaines psychopathologies ayant vécu des situations traumatiques. Ce point sera développé dans le chapitre 3 sur le rapport entre rêve et trauma.

L’autre caractéristique importante de la compulsion est remarquée par J. L. Valls (1995) : il s’agit dans les impulsions, du manque de rapport des représentations au processus secondaire. Le Moi Préconscient ressent de façon étrangère l’imposition de fantasmes, symptômes ou traits de caractère… La compulsion provient des pulsions ou des défenses contre celles-ci, par exemple le contre-investissement surmoïque ; en général, elle provient des deux à la fois. C’est le cas des symptômes obsessionnels, telles les actions compulsionnelles et les obsessions elles-mêmes.

A mes yeux, l’autre différence entre impulsion et compulsion est associée à la notion de code social et celle d’habitudes. La compulsion peut se lier à certaines habitudes et codes sociaux tandis que les impulsions sont du côté des actions irrépressibles hors des lois sociales.

La notion de code dessine la figure de la loi qui transcende l’individu et s’articule aux habitudes acquises. Cette notion légitime ainsi ces conduites, traditions collectives, styles et automatismes créés par l’imaginaire social. Nous verrons que l’addiction crée sa propre loi dans une société parallèle, dite déviante, avec ses propres codes, société régie par le principe de plaisir sans prendre compte du principe de réalité, ce qui requiert l’intervention du préconscient.

Là il est nécessaire de préciser la définition du terme code :

‘«Ensemble des lois et dispositions réglementaires qui régissent une matière déterminée; recueil de ces lois. Ensemble de préceptes qui font loi dans un domaine (morale, goût, art, etc.). Système de symboles permettant d'interpréter, de transmettre un message, de représenter une information, des données. Système conventionnel, rigoureusement structuré de symboles ou de signes et de règles combinatoires intégré dans le processus de la communication. Code gestuel, de la langue » 17

Selon le dictionnaire Thésaurus signifie

‘«Armature, ossature, squelette, tissure, infrastructure. Institution, loi, règle, convention, norme, discipline, subordination » ou encore « Tout système rigoureux des relations structurées entre signes et ensemble de signes. Le code permet la production de message et la communication. Code linguistique…, interpréter un message selon son code » 18

Les codes sont donc associés à l’ordre, à la mesure, à la loi morale, à la justice, la communication, la langue, aux sens et aux signes.

Du point de vue psychanalytique, nous pouvons reprendre ces définitions terminologiques afin de les articuler.

La répétition propre aux habitudes pourrait être représentée comme un ensemble de briques conformant les piliers du cadre imaginaire social. Moyennant celles-ci se construit la tradition collective qui se transmet de génération en génération. Les codes sociaux constituent le système structuré des règles et symboles conventionnels pour chaque culture. Ils impliquent un travail de renoncement pulsionnel qui sera l’objet d’un refoulement et qui sera déposé sur ce cadre social.

Notes
13.

Duez, B, 1998 « Préliminaire à la construction d’un dispositif psychanalytique dans une institution », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe Nro. 29, p. 23

14.

Dictionnaire. Petit Robert – ((version électronique)

15.

Dictionnaire. Larousse – (version électronique) - (Les parties en caractères gras sont soulignées par moi)

16.

Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., 1967. Vocabulaire de la Psychanalyse, Press Universitaires de France, p. 85

17.

Dictionnaire Larousse (version électronique)

18.

Dictionnaire Petit Robert- Op. Cit.