B.1.1. Un parallèle entre l’aliénation primordiale et la notion d’aliénation sociale

Je vais reprendre la question de la dépendance à la drogue en fonction de deux raisons afin de donner mon point de vue sur l’approche des pathologies actuelles et le traitement particulier que nous offre le dispositif du groupe.

Tout d’abord, les addictions illustrent parfaitement le passage possible de l’aliénation primordiale vers l’aliénation sociale. Je tenterai d’en établir un parallélisme.

Je me base sur la notion d’aliénation de P.Aulagnier (1979) qui postule que l’état d’aliénation est un destin du Moi et de son activité de penser qui tend à l’abolition de tout conflit entre « identifiant et identifié, mais aussi entre le Moi et ses idéaux » 19 . L’idéalisation par le sujet de la force aliénante est condition nécessaire pour activer le désir d’auto-aliénation (d’être aliéné et celui d’aliéner) qui pourrait amener le sujet au meurtre de sa pensée. La réduction de l’écart entre identifiant et identifié provoque la déréalisation du perçu puisque le discours et la pensée de l’autre revêtent une valeur de certitude et de vérité absolue. L’aliénation peut être détectée par un observateur externe (dans le cas de sectes, par exemple) mais le sujet n’est pas conscient de son état. Les toxicomanes, tel que l’explique P. Aulagnier, subissent cet état d’aliénation par rapport à son lien à la drogue.

Ensuite, les addictions rendent compte du rôle important que joue le groupe pour que le toxicomane «s’intoxique », et à la fois, d’un groupe autre, celui thérapeutique, pour l’aider à se « désintoxiquer ». Ce dernier point concerne les dispositifs groupaux mis en place pour soigner les toxicomanes dont les résultats sont importants parce qu’ils apportent de l’aide pour supprimer la consommation. Par exemple, les groupes « alcooliques anonymes », « toxicomanes anonymes » en Argentine, sont devenus un accompagnement du traitement analytique, ces patients ayant besoin des groupes d’appartenance pour parvenir à la suppression du produit. Une patiente alcoolique que j’ai suivie, avait essayé divers traitements psychologiques, était arrivée à avancer dans différents aspects de sa vie, mais n’avait pu abandonner son addiction qui l’empêchait d’envisager d’autres projets. Nous avons commencé un traitement individuel où elle passait des périodes sans boire d’alcool, puis elle recommençait avec un grand sentiment de frustration. Or sa dépendance à l’alcool ne disparaissait pas définitivement. Mon superviseur me conseilla de lui proposer de participer à un groupe d’alcooliques anonymes. Au bout de quelques mois, elle était parvenue à réaliser son objectif d’abandonner l’alcool, ce qui nous permit de continuer son analyse et d’atteindre d’autres objectifs analytiques. Un dialogue avec d’autres collègues psychanalystes spécialistes en la matière, m’a permis de constater que la prescription de ces groupes est une condition de possibilité d’analyse pour ces patients.

C’est après avoir travaillé en groupe un certain temps sur un nouveau dispositif d’analyse des rêves, que j’ai commencé à inclure ces patients dans des groupes hétérogènes confirmant l’importance de l’étayage groupal. J’expliquerai ce phénomène ci-dessous.

Je proposerai auparavant un débat avec différents auteurs sur ce sujet afin de postuler les prémisses sur lesquelles je soutiens la construction de mon dispositif.

Selon B. Duez l’investissement de la drogue comme objet masquerait une autre dépendance, celle qui s’attache aux habitudes propres aux comportements addictifs. Toutes les scènes violentes pour rechercher une drogue font partie du processus toxicomane et la répétition de ces scènes forme un ensemble d’habitudes qui vont requérir de codes spécifiques mis en place pour l’obtention du produit. 20 (*)

La toxicomanie est donc vue sous cette perspective, comme une pratique sociale qui s’appuie sur certaines habitudes et ses codifications spécifiques créées au sein du groupe de pairs.

Les habitudes et les codes sociaux sont générateurs de subjectivité, puisqu’ils « constituent un être ».

L’imaginaire social en constant devenir (C. Castoriadis) engendre de nouvelles habitudes qui s’installent jour après jour et entraînent des conduites inédites.

Dans le cadre des addictions, il s’agit d’une subjectivité plaquée sur certaines tendances et certains malaises sociaux qui en fonction de leur évolution créeront aussi ces nouvelles formes d’addictions.

Prenons un autre exemple : les troubles du comportement alimentaire. Ils peuvent aboutir jusqu’à l’anorexie en lien à l’image féminine actuelle. Ou encore à la consommation d’anxiolytiques qui augmente de plus en plus, facilitée par le besoin de faire face à une époque où tout s’accélère (et les pharmaciens qui accèdent à vendre ces produits sans ordonnance médicale). Ces quelques éléments indiqueraient que personne n’est à l’abri de l’aliénation à l’imaginaire culturel.

Il est alors intéressant de rechercher la liaison étymologique latine entre les mots « addiction », « aliénation » et « infans ».

Ils ont une connotation particulièrement proche : du latin « adictus », qui signifie celui qui n’est pas maître de lui-même, celui qui ne parle pas en son nom. Du latin « alienus », qui signifie celui qui paie une dette avec sa propre personne, celui qui appartient à un autre et « infans », celui qui ne parle pas.

Dans ces trois définitions, il apparaît que le sujet est dépossédé de sa parole, parole qui appartient à l’autre. C’est donc, l’Autre primordial qui seul pourra libérer le sujet pour qu’il puisse s’approprier de l’espace nécessaire à sa production de sens singulière.

Selon mon point de vue, nous pourrions considérer que certains types d’addictions seraient des actes manqués pour sortir de l’aliénation sociale, où le sujet, parlé par la société actualise son discours et dénonce dans son malaise le paradoxe constitutif du lien primaire humain.

P. Aulagnier va dans ce sens lorsqu’elle formule que le toxicomane a une relation passionnelle avec la drogue déplaçant son activité de pensée sur l’objet drogue. Cette aliénation de la pensée est une tentative du Moi d’éliminer la pensée en tant que source de doutes et d’incertitudes et de nier ainsi la réalité pour supprimer toute cause de souffrance. 21

De son coté, L. Schnitmann 22 , spécialiste argentin du traitement des toxicomanie nous met en garde en affirmant que  penser la dépendance à la drogue comme une maladie causale, comme une maladie en soi, amène à une simplification erronée de la question avec pour conséquence la perte de perspective adéquate de son traitement.

L’auteur se centre sur le lien symbiotique familial (« vampirisme mental ») où « l’addiction est un symptôme de conflits inconscients névrotiques ».

Nous ajouterons à ces deux références, une approche de la notion de  famille addictive que j’ai travaillé avec P. Sedler :

‘« La famille addictive est contenue par un réseau social qui promeut le recours à des mécanismes maniaques pour éviter la douleur que provoque toute séparation. Souffrance qui s’incarne dans le corps du drogué lorsqu’il se trouve privé du produit. N’oublions pas que l’addiction est une pratique sociale développée selon une trame complexe qui va des fournisseurs aux petits consommateurs en incluant la méthode des campagnes anti-drogues qui par la prohibition ouvrent le pas aux désirs » 23

Nous remarquons dans le même article que la consommation commence et se maintient généralement en petits groupes. Ceux-ci ont leur propre légalité inscrite dans un code commun de marginalité et dans un monde de sens particuliers.

Pour faire référence à la pratique sociale mentionnée ci-dessus intriquée à la dimension psychopathologique, je me reporterai aux transmissions du Secrétariat pour la Prévention de la Toxicomanie et la Lutte contre le Trafic de Narcotiques de la République Argentine. Le trafic de narcotiques est le plus grand commerce actuel du monde après celui du pétrole, même si la consommation de drogue existe depuis toujours. L’augmentation de cette consommation durant les 35 dernières années selon ce témoignage, est un grave symptôme d’une maladie sociale sévère qui renvoie à la base même de la culture moderne.

J’essaie de montrer la complexité impliquée dans cette problématique qui met en évidence la nécessité pour les psychanalystes d’atteindre une logique de pensée complexe pour l’aborder.

E. Morin spécialiste et promoteur de cette forme de pensée, définit la complexité comme :

‘« Une trame de constituants hétérogènes associés et inséparables, qui dévoilent la relation paradoxale de l’un et du multiple » 24

Il remarque une différence entre les complexités qui sont liées au désordre et celles associées aux contradictions logiques.

La pensée complexe utilise des macro-concepts, association de concepts séparés antagoniques dans une dynamique inter-relationnelle.

‘“Les macro-concepts associent des concepts qui s’excluent et se contredisent, mais qui une fois associés de façon critique, produisent une réalité logique plus intéressante et compréhensive, que pris séparément » 25

C’est pourquoi il est important de travailler les contradictions et les paradoxes d’une pratique sociale de plus en plus étendue. Je ne négligerai pas la psychopathologie qui la sous-tend dans chaque cas, je prétends plutôt la mettre en tension.

Il poursuit en expliquant que :

‘“ ...ce qui est complexe récupère pour une part, sur le monde empirique, l’incertitude, l’incapacité d’atteindre la certitude, de formuler une loi éternelle, de concevoir un ordre absolu. Et récupère d’autre part, quelque chose en relation avec la logique, c'est-à-dire, avec l’incapacité d’éviter les contradictions » 26

Ces contradictions ne sont pas une erreur selon Morin, mais la découverte d’une autre réalité dont j’essaie de rendre compte afin de mieux comprendre les pathologies actuelles.

‘« Le vrai problème n’est donc pas alors de convertir la complication des développements en des règles simples mais d’assumer que la complexité est la base du problème » 27

Le fait que certaines addictions soient légitimées socialement et soutenues en groupe, nous révèle la complexité de cette pratique sociale qui s’inscrit dans et se fonde sur un dispositif groupal. Celui-ci offre au sujet un sentiment d’appartenance, même si cette dernière peut être aliénante. Il est apparemment paradoxal que la réponse sociale pour soigner ces addictions corresponde aussi à la création de groupes qui aideront à s’en sortir. Cependant, les deux situations sont cohérentes, et nous permettent de reconnaître le besoin d’agroupement, soit pour s’aliéner soit pour s’en délivrer.

Morin et ses collaborateurs, signalent que la consommation de psychotropes et d’antidépresseurs ainsi que l’augmentation des consultations psychiatriques sont associés au psychique et au somatique mais qu’il existe aussi une troisième source de maladies d’origine sociale.

‘« Tous ces maux considérés comme privés et contre lesquels nous luttons individuellement, sont des indicateurs du malaise générale» 28

La prolifération de groupes « offerts » aux toxicomanes – ainsi que d’autres groupes, dont obèses, anorexiques, boulimiques – pour « abandonner » la drogue, nous permet de saisir les aspects psychologiques, sociologiques, politiques et culturels dans lesquels s’inscrivent les dispositifs de groupe.

Ces groupes fournissent un « espace  prothèse » qui remplace le groupe d’appartenance initial qui a conduit les toxicomanes à la drogue.

J’estime que ces sujets recherchent une place sociale dans des groupes homogènes où ils sont en quête d’une autre identité d’appartenance. L’homogénéité comporte cependant le risque de reproduire une autre sorte d’aliénation: « nous sommes toxicomanes » ou « nous sommes obèses, ou alcooliques ou anorexiques ». Il y a lieu de souligner ce côté aliénant qui « identifie » le groupe, le « nous » étiquetant les sujets. Cet espace est une issue à la marginalité tout en instituant un espace de « contre-culture » particulier où ils peuvent s’enkyster et reproduire l’aliénation sociale ou bien, trouver une place sociale non seulement dans le groupe mais aussi à travers celui-ci. Pour y aboutir, il faudra que les participants puissent interroger leurs soumissions aux mandats sociaux. 29

Depuis cette perspective, pour comprendre les nouvelles formes de souffrances psychiques, il faudra éviter de réduire seulement cette problématique aux catégories nosologiques et tenir compte de l’incidence des pratiques sociales issues de nouveaux paradigmes sociaux.

Si nous prenons en compte cette hypothèse dans l’analyse des patients qui par la trajectoire sociale et personnelle se voient incités à tout type de dépendance, ne serait-il pas nécessaire de reconsidérer le discours social dans lequel s’inscrivent ces sujets afin qu’ils puissent rétablir un espace critique vis-à-vis de la réalité sociale qu’ils ont absorbée et à laquelle ils se sont aliénés ?

Ceci serait un premier pas vers une transformation intérieure de cette partie de la réalité sociale qui isole et enferme.

Allons-nous verrouiller cette dimension de la réalité psychique ou accepterons-nous de nous ouvrir à une prise de position pour faire face aux diverses formes que prend l’aliénation sociale et qui deviennent des « psychopathologies actuelles » ?

Notre place de psychanalystes nous invite à tenir compte des effets de ce discours sur l’appareil psychique et à créer de nouveaux dispositifs qui rendent possible le traitement de ses conséquences.

Notes
19.

Aulagnier, P., 1994, Los destinos del placer, Edit. Amorrortu, Buenos Aires, P. 205 (la traduction est à moi)

20.

(*) Communication Personnelle avec Dr. B. Duez ; (*) Communication personnelle avec le Dr. Bernard Duez

21.

Aulagnier, P., 1994, Los destinos del placer, Op. Cit. p 205 (la traduction est à moi)

22.

Schnitmann, L., 1995, Libro Tratamiento de las drogodependencia, Edit. Grupo Cero, Colección Psicoanálisis y Medicina, Buenos Aires

23.

Sedler, P. et Tesone, R., 1993, « La Pasión por la inmediatez », in Revue des Journées Annuelles Vinculo, Suejto y Alienación, AAPPG, Buenos Aires, p. 2 (la traduction est à moi)

24.

Morin, E., Ciurana E.R. y. Motta R. D., 2003, Educar en la era planetaria, Editorial Gedisa, Barcelona, España, p. 21 (la traduction est à moi)

25.

Op. Cit. Morin, E., Ciurana E.R. y. Motta R. D., 2003, Educar en la era planetaria, p. 22 (la traduction est à moi)

26.

Op. Cit. Morin, E., Ciurana E.R. y. Motta R. D., 2003, Educar en la era planetaria, p. 23 (la traduction est à moi)

27.

Op. Cit. Morin, E., Ciurana E.R. y. Motta R. D., 2003, Educar en la era planetaria, p. 54 (la traduction est à moi)

28.

Op. Cit. Morin, E., Ciurana E.R. y. Motta R. D., 2003, Educar en la era planetaria, P. 106 (la traduction est à moi)

29.

Tesone, R. et collab., 1994, “Los grupos homogéneos y sus destinos”.(« Les groupes homogènes et leurs destins »), in Revue XI Congreso Latino Amerricano de Psicoterapia Analítica de Grupo AAPPG et FLAPAG, Buenos Aires ,p. 1 à 5.